L’organisation d’élections générales en Inde mobilise une logistique gigantesque : 814 millions d’électrices et d’électeurs sont appelés aux urnes ; initié le 7 avril, le scrutin législatif se poursuivra ainsi pendant 37 jours. Rares sont les partis implantés dans l’ensemble du pays et les formations régionales fleurissent, si bien qu’une majorité gouvernementale exige la constitution d’alliances à géométrie variable. Dans ces conditions, les journalistes se gardent de prédictions aléatoires. Mais quelques lignes de force apparaissent, fort inquiétantes.
Le Parti du Congrès, héritier de l’Indépendance en 1947, revenu au pouvoir en 2004 après une éclipse, se trouve aujourd’hui discrédité. Rejeton de la dynastie familiale à la tête de cette formation, Rahul Gandhi, 43 ans, n’a pas l’envergure nécessaire pour redresser la situation. Cela semble la seule certitude.
La crise du Parti du Congrès libère le champ politique alors que le régime est à bout de souffle, miné par la corruption, et que la société indienne subit le contrecoup des politiques néolibérales mises en œuvre par les gouvernements successifs. Le pays connaît une croissance économique bien réelle, mais très inégalitaire. L’alternative traditionnelle à gauche est elle aussi discréditée, incarnée par les Partis communistes marxiste et indien qui se sont pliés aux diktats néolibéraux dans les Etats qu’ils gouvernaient – comme le Bengale occidental –, au point de réprimer violemment des secteurs de la paysannerie.
Narendra Modi est particulièrement bien placé dans la course électorale, avec le BJP (Parti du peuple indien). Il veut hindouiser l’Etat indien, laïc (au sens anglais de secular) depuis l’Indépendance ; il développe un nationalisme racial et religieux agressif qui lui permet de s’adresser aux hindous de toutes castes – y compris les plus basses – et de tourner la colère sociale contre les musulmans (qui sont environ 150 millions en Inde). En 2002 au Gujarat, l’Etat qu’il contrôle d’une main de fer, des émeutes intercommunautaires ont fait quelque 2000 morts. Les tenants du nationalisme hindou animent des milices armées qui se sont plus d’une fois attaquées aux minorités. Pour la plupart des organisations de gauche, le BJP est un mouvement fasciste.
Modi promet aux classes moyennes la « bonne gouvernance ». Il a réécrit sa propre histoire au point qu’il se présente, en mobilisant les médias de la bande dessinée à la télévison, comme un demi-dieu. Il use de toutes les techniques de communication, intervenant simultanément en plusieurs endroits grâce aux hologrammes.
Une nouvelle formation se présente aux législatives, l’AAP (Parti de l’homme ordinaire), lancé par Arvind Kejriwal. Ce parti tient un discours social, s’adresse aux jeunes (50% de la population a moins de 25 ans) et a fait son flambeau de la lutte contre la « corruption quotidienne » qui pourrit la vie des plus pauvres. Mais son programme politique mêle thèmes de droites et de gauche, ce qui n’est pas sans évoquer des cas comme celui du Mouvement 5 étoiles en Italie.
La gauche sociale et politique se trouve placé devant un dilemme : pour faire barrage à Narenda Modi et son fascisme hindouiste, faut-il voter pour des partis laïcs qui, à force de néolibéralisme, ont fait le lit du BJP et de ses milices ? Le réseau Socialisme radical s’y refuse. D’autres se résignent à soutenir le « moindre mal ». Les forces de gauche « authentiques » sont très actives sur le plan local, animent d’importantes campagnes (comme contre la construction de centrales nucléaires), aident au développement de nouveaux syndicats militants…, mais pèsent peu nationalement.
L’issue du scrutin législatif aura d’importantes répercussions dans toute la région. L’Etat indien est le gendarme du sous-continent et les mouvements religieux d’extrême droite, anti-laïcs et identitaires, sont en pleine croissance dans les pays du voisinage.
Pierre Rousset