Jamais un scrutin n’aura concerné autant de monde que les élections législatives indiennes de lundi 7 avril : 814 millions d’Indiens vont élire, sur 5 semaines, leurs députés. Tout indique que ce scrutin sera très différent des précédents. Cent millions d’électeurs sont appelés à voter pour la première fois, des revendications jamais entendues auparavant se sont exprimées, et une nouvelle génération de dirigeants est en lice pour occuper le poste de premier ministre. Autant de nouveautés qui rendent l’issue du scrutin encore plus imprévisible que d’ordinaire. Comment sonder les intentions de vote du sixième de l’humanité ?
Seule certitude : le Parti du Congrès au pouvoir souffre d’un large discrédit. Le parti historique de la lutte pour l’indépendance, revenu au pouvoir en 2004 avec Manmohan Singh, est usé par le ralentissement de l’économie, les scandales de corruption, la hausse de l’inflation et dix longues années de pouvoir. En privé, plusieurs caciques laissent entendre qu’ils se sont déjà résignés à la défaite.
Il faudrait en effet un miracle pour que le candidat âgé de 43 ans, Rahul Gandhi, arrière-petit-fils du premier ministre de l’indépendance de l’Inde, Jawaharlal Nehru, offre une victoire à son parti. Celui qui est décrit comme « sans consistance », dans un câble diplomatique américain datant de 2007 et révélé par WikiLeaks, n’a guère que sa jeunesse et son nom de famille à offrir aux électeurs.
LES HOLOGRAMMES DE NARENDRA MODI
Dans un pays où les dynasties règnent dans les affaires comme en politique, l’héritage familial peut être un tremplin pour la victoire. Mais l’autre héritage, légué par les dix ans de pouvoir de son parti, est plus lourd à porter. Rahul Gandhi, habillé dans la même longue tunique blanche que son père, les manches retroussées, jette ses dernières forces dans la campagne en promettant le changement. Mais a-t-il la même crédibilité ?
Son adversaire le plus sérieux, Narendra Modi, candidat du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP, nationaliste hindou), s’inscrit dans un registre radicalement différent. Avec une expérience de douze ans passés à la tête du Gujarat, il lui oppose une croissance économique élevée malgré de fortes disparités socio-économiques, et un parcours de « self-made-man », commencé comme vendeur de thé. Il a personnalisé la campagne au point d’avoir transformé sa vie en une légende de demi-dieu, dans les biographies officielles et les bandes dessinées qui lui sont consacrées. Il se dédouble en apparaissant simultanément dans plusieurs meetings, grâce à la technique de l’hologramme, importée des Etats-Unis.
Narendra Modi aime concentrer les pouvoirs : il a cumulé jusqu’à dix portefeuilles ministériels et ses proches sont surnommés les « yes men ». Ses ennemis fustigent son autoritarisme. Mais après dix ans d’un premier ministre effacé, la nouvelle classe moyenne urbaine veut des décisions rapides, un Etat géré comme une entreprise, et réclame un leader fort. M. Modi leur a promis « une gouvernance maximum et un gouvernement minimum ». Il est aussi allé chercher les votes des basses castes, dont il fait partie, et qui font d’ordinaire défaut au BJP.
LA MOITIÉ DE LA POPULATION A MOINS DE 25 ANS
« Il est sur le point de réussir ce tour de force électoral : gagner les voix d’intouchables en mobilisant les électeurs autour de leur identité religieuse, et non de leur caste, avec les musulmans comme ennemi commun et implicite », explique Varghese K. George, chef du service politique du quotidien The Hindu. L’Inde osera-t-elle élire un homme soupçonné d’avoir laissé se produire des émeutes entre hindous et musulmans en 2002, qui ont fait près de 2 000 morts ? La justice ne l’a jamais reconnu coupable, mais les soupçons sont suffisamment accablants pour que les Etats-Unis aient refusé de lui accorder un visa.
Un trublion de la politique pourrait gêner l’ascension du BJP. L’Aam Aadmi Party (Parti de l’homme ordinaire, AAP) se présente comme une alternative à l’establishment politique. Né au lendemain des manifestations anticorruption de 2011, le parti qui a choisi le balai comme symbole veut changer le pays en se débarrassant de sa classe politique. « La révolution politique a commencé en Inde », est le slogan qu’a choisi son chef de file, Arvind Kejriwal, sur son compte Twitter. Celle-ci a commencé en décembre 2013, lorsque son parti, arrivé deuxième aux élections régionales de Delhi, avait formé un gouvernement avant de finalement jeter l’éponge.
Deux transformations sociales jouent en sa faveur. L’Inde, d’abord, a rajeuni. La moitié de la population a moins de 25 ans et le gouvernement a été incapable de créer suffisamment d’emplois pour ces 12 millions d’actifs qui rentrent sur le marché du travail chaque année. Les jeunes électeurs déçus et en quête d’un changement radical pourraient se tourner vers l’AAP. Le pays, ensuite, s’est urbanisé. Or, la moitié des citadins n’ont pas accès aux infrastructures de base et doivent verser des pots-de-vin pour le moindre document administratif ou le raccordement à l’eau et l’électricité.
MANIFESTE FÉMINISTE
L’AAP incarne cette révolte contre la corruption ordinaire qui pénalise les plus pauvres. Sa popularité dépasse les frontières de caste ou de classe et puise sa légitimité dans la société civile. Ses candidats ont des profils éclectiques : de l’ex-présidente de la branche indienne de la Royal Bank of Scotland aux défenseurs de l’environnement, en passant par un poète.
De nouvelles revendications se sont exprimées lors de la campagne. Depuis les manifestations de décembre 2012, déclenchées par le viol et la mort d’une étudiante, les femmes ne sont plus une minorité silencieuse. Elles ont, pour la première fois, soumis aux partis leurs revendications contenues dans un manifeste féministe intitulé « Womanifesto », pour les contraindre à prendre des engagements.
Les électeurs réclament une autre gouvernance qui ne se limite plus à de grands programmes de redistribution, comme celui qui garantit un minimum de 100 jours de travail dans les campagnes ou des denrées alimentaires à prix subventionné. « Il y a un nouvel élan vers le changement, l’exigence d’une architecture de la gouvernance qui soit plus horizontale, transparente, décentralisée », écrit, dans le quotidien Indian Express, Pratap Bhanu Mehta, le directeur du Centre pour la recherche en politique (CPR), un think tank basé à New Delhi.
Quelle que soit l’issue du scrutin, l’Inde est à un tournant de son histoire. Ces élections signent la fin du règne de Manmohan Singh et, dans son ombre, celui de la présidente du Parti du Congrès, Sonia Gandhi. Jamais, depuis la mort de Jawaharlal Nehru en 1964, un premier ministre n’avait gouverné dix ans de suite, autant dire une éternité dans une démocratie aussi jeune que l’Inde.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 07.04.2014 à 11h42 • Mis à jour le 07.04.2014 à 12h26.
En Inde, une logistique hors normes pour les législatives
« Les chiffres sont ahurissants », a prévenu V. S. Sampath, le directeur de la commission électorale indienne lors d’une conférence de presse en mars. Les trente-sept jours que durera le scrutin vont mobiliser 11 millions de personnes, dont des instituteurs et les forces de l’ordre, dans plus de 930 000 bureaux de vote.
Les machines à voter électroniques vont être acheminées à dos d’âne, par bateau et par hélicoptère dans les contrées les plus reculées. Le vote aura lieu « à une altitude comprise entre le niveau de la mer et 4 800 mètres, et à une température comprise entre -10 °C et +48 °C », a ajouté HS Brahma, l’un des responsables de la commission électorale. Pour exemple, en 2009, il avait fallu quatre jours de marche pour apporter le matériel électoral aux 37 électeurs qui habitaient dans une région isolée aux confins du Cachemire. Les résultats avaient ensuite été communiqués par téléphone satellite.
Ces élections, qui s’étalent sur cinq semaines, seront également les plus longues au monde. Des salles sécurisées seront aménagées pour abriter les machines de votes électroniques, en attendant le dépouillement du 16 mai. Chaque salle forte ne pourra comporter qu’une seule porte d’entrée, gardée par la police, devant laquelle seront installées des tentes où les représentants de chaque parti pourront surveiller les allées et venues. Le scrutin sera également placé sous la protection de l’armée, notamment dans les zones contrôlées par la rébellion naxalite.
DE MEILLEURES CHANCES POUR LES PLUS RICHES
L’autre mission, sans doute la plus délicate, de la commission électorale consiste à contrôler les frais de campagne. En principe, ceux-ci ne peuvent pas dépasser 7 millions de roupies, soit 85 000 euros. Ils sont en réalité bien supérieurs et l’argent ne sert pas qu’à acheter des tracts ou des affiches de campagne. Les candidats distribuent généreusement des chèvres, parfois des médicaments et beaucoup d’alcool, en toute illégalité.
Cette année, la commission électorale va donc contrôler la production, le stockage et la distribution d’alcool pendant la durée des élections. Elle veillera également à enrayer l’épidémie des « informations payées ». Au Maharashtra, des journalistes s’étaient par exemple déplacés en compagnie d’agents commerciaux pour couvrir les meetings électoraux. L’un pour poser les questions au candidat et l’autre pour empocher l’argent contre la diffusion ou la publication de l’interview. En février, une chaîne de télévision a révélé que des Instituts de sondage acceptaient de modifier leurs estimations de vote contre rémunération.
Une grande partie de l’argent dépensé pendant la campagne échappe à la comptabilité officielle et circule en liquide ou sous forme de lingots d’or dans le pays. La commission électorale a formé des brigades mobiles chargées de fouiller les véhicules pouvant cacher de l’argent. Elle a aussi prévenu que les « VIP » seraient fouillés aux aéroports. Comme l’expliquent Rajeev Gowda et Eswaran Sridharan dans un article publié par la revue Election Law Journal, « les candidats les plus riches ont de meilleures chance de remporter les élections ». Certains partis politiques préfèrent nommer des candidats capables d’investir des sommes importantes dans leur campagne, favorisant par là même les « entrepreneurs politiques », à savoir des hommes d’affaires qui décident d’investir de l’argent en politique pour défendre leurs propres intérêts ou en retirer des profits sous forme de pots-de-vin s’ils sont élus.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr | 07.04.2014 à 12h25 • Mis à jour le 07.04.2014 à 15h23.