Présentation
Le 23 décembre 2013 les travailleurs du port d’Angamos à Mejillones (région Antofagasta) se sont mis en grève face au refus de l’employeur de reconnaître les travailleurs précaires (de fait, des journaliers) comme membres du syndicat des travailleurs portuaires. Les travailleurs intérimaires ne possèdent pas de contrat de travail et n’ont pas droit aux congés payés, ni aux cotisations sociales. Selon des estimations de l’Union Portuaire, 80% des 21’000 travailleurs portuaires au Chili sont des travailleurs de ce type.
Parallèlement, les employés du port de San Antonio (région Valparaiso) se sont mis en grève le 3 janvier 2014 afin d’exiger le paiement rétrospectif d’une demi-heure de pause quotidienne. C’est cette même revendication qui a été à l’origine de la grève portuaire nationale de mars 2013. Progressivement, la grève s’est étendue sur tout le territoire. Le 15 janvier 2014 ce sont les ports de la région du Biobío (région charbonnière) qui se sont mis en grève de solidarité avec les travailleurs de Mejillones, victimes d’une violente répression policière.
Au total, la grève nationale a touché 12 ports dans tout le pays et a duré 22 jours. Elle s’est terminée fin janvier 2014 avec l’engagement des employeurs d’indemniser rétrospectivement les ouvriers pour les pauses non payées. En contrepartie, les employeurs auront le droit de retenir la moitié de cette indemnisation (environ 1200 CHF) dans le cas où le travailleur rejoint une nouvelle mobilisation avant le 31 mai 2014. Cela s’inscrivait comme une volonté de paralyser les travailleurs dans l’attente de l’entrée en fonction de Michelle Bachelet, le 11 mars 2014. On pouvait aussi percevoir, dans cette décision, une inquiétude face une possible reprise du mouvement étudiant selon les propositions de la nouvelle administration de Michelle Bachelet pour la réforme du système d’éducation. D’ailleurs, les représentants des travailleurs portuaires ont rencontré, le 14 mars, la ministre du Travail nommée par Michelle Bachelet, Javiera Blanco, afin d’exiger que les acquis de leur lutte soient inscrits dans la loi. La ministre du Travail appartient à « l’élite de la famille démocrate-chrétienne » – elle a épousé Eugenio Ortega Frei. Elle fut la directrice de la Fondation Paz Ciudadana qui est financé par Ultramar, WalMart, Telefónica, etc. Ce qui donne le ton.
La quasi-totalité (90%) des ports du Chili est contrôlée par cinq groupes économiques qui appartiennent aux cinq grandes fortunes du pays : Von Appen (Ultramar), Luksic (SAAM), Urienda (Empresas Navieras), Matte (Puerto Lirquén) et Angelini.
Pour comprendre le contexte de cette grève, mentionnons quelques éléments centraux du système de travail au Chili. Après 6 années d’interdiction des syndicats, le « Plan Laboral » de 1979 – élaboré par José Piñera, ministre du Travail de l’époque et frère du président Sebastian Piñera (11 mars 2010-11 mars 2014) – met en place un système de négociation collective qui atomise complètement le mouvement syndical. Jusqu’à nos jours, il n’a pas subi de changement profond, malgré « la transition démocratique » du début des années 1990. C’est ainsi que la négociation par branche ou par secteur est uniquement possible si l’employeur donne son aval. De plus, un grand nombre de travailleurs est complètement dépourvu d’un droit de négociation collective. Il s’agit des salariés ayant accompli moins de 6 mois de travail dans l’entreprise, des travailleurs saisonniers, des travailleurs sans contrat, etc.
En outre, l’employeur possède la faculté de remplacer des grévistes sans aucune restriction. Les conséquences néfastes de cette contre-révolution néolibérale pour le mouvement syndical chilien sont faciles à saisir si l’on ajoute à cela un système de sous-traitance massive et une flexibilisation radicale du marché du travail.
Selon les termes de Rafael Agacino, animateur de la Plataforma Nexos : « Le syndicalisme classique, qu’il soit représenté par la CUT [Centrale unique des travailleurs] ou d’autres centrales, a eu des difficultés à adapter ses formes organisationnelles aux nouvelles conditions structurelles du capitalisme chilien. C’est précisément pour cette raison que la CUT a perdu de l’influence dans le monde du travail [...]. Les secteurs les plus actifs des travailleurs, généralement organisés en dehors de la CUT, se sont constitués en innovant leurs formes organisationnelles, leurs tactiques de lutte et même en se caractérisant par une forte présence des jeunes générations. Le cas paradigmatique est le secteur portuaire qui, en s’organisant de manière fédérative et en dépassant toutes les restrictions objectives à travers une combinaison adéquate de grèves illégales et d’appels à la négociation, a réussi à obliger le grand capital, usager des services de chargement tout en n’étant pas l’employeur direct, à intervenir de fait dans la négociation sur les conditions salariales et de travail. Le grand capital, sans être la contrepartie juridique – mais soumis à une action intelligente et décidée de la part des organisations ouvrières – s’est vu obligé d’ordonner aux entreprises qui engagent la force de travail de négocier et de résoudre les conflit. Et le gouvernement, comme entité administrative, n’a pas fait plus que de ratifier lesdits accords. Ces pratiques, bien que favorisées par une série de conditions spéciales, ont eu tendance à se reproduire dans d’autres secteurs et surtout sont devenu des exemples d’action pour beaucoup de secteurs d’ouvriers, notamment parmi les plus précarisés. » [1]
C’est dans ce cadre général que nous publions des extraits d’un article sur la grève à Mejillones, publié début janvier 2014 par la Centrale Intersyndicale sur le site du journal bimensuel elciudano.cl. (Milo Probst)
Rédaction de A l’encontre
L’importance de la grève portuaire de Mejillones
Les contrats précaires et les atteintes aux droits de l’homme
Les entreprises portuaires peuvent employer les travailleurs à travers des contrats de travail différents. Le contrat de travail permanent, qui s’apparente au contrat à durée indéterminée, garantit la plus grande stabilité de l’emploi. Il y a aussi le contrat de travail des employés portuaires occasionnels qui peuvent être (ou non) soumis à une convention de provision des postes de travail (CPPT) [voir explication ci-dessous].
Le contrat des employés occasionnels est un des plus précaires de notre législation et sa mise en place viole d’innombrables droits de l’homme. Il s’agit d’un contrat de courte durée qui s’étend à peine sur 7,5 heures. Chaque jour ce contrat commence et chaque jour il prend fin. A cause de cette particularité, les travailleurs n’accumulent jamais de l’ancienneté et ne profitent pas de droits tels que l’indemnisation pour des années de service. Ils ne sont jamais renvoyés, on ne les appelle tout simplement pas pour le jour prochain. Ils n’ont pas droit aux congés payés.
Ce type de contrat de travail viole la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 qui signale dans l’article 24 : « Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés annuels payés. »
La Déclaration universelle des droits de l’homme a été ratifiée par le Chili et a force obligatoire pour la législation interne. Dans l’article 2 elle stipule que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
Si cette Déclaration s’applique à « toute personne », quelle est la raison pour laquelle l’Etat chilien met en place des lois qui nient directement ou indirectement ces droits fondamentaux pour une catégorie déterminée de travailleurs ? Pourquoi les travailleurs portuaires occasionnels n’ont-ils pas droit aux congés annuels payés s’il s’agit d’un droit de l’homme fondamental ?
Il faut tenir en compte que dans les ports de notre pays existent des milliers de travailleurs portuaires occasionnels qui passent toute leur vie – 10, 20 ou plus d’années de travail – soumis à ce système de travail précaire, ce qui montre sans aucun doute qu’il ne s’agit pas d’un type de travail « temporaire », « épisodique » ou « occasionnel ». Il ne s’agit pas de ceci puisque dans les ports il est continu et permanent. Il s’agit en effet d’un droit du travail qui favorise largement les entrepreneurs. D’un droit du travail qui permet d’employer des travailleurs avec des années d’expérience, avec un savoir-faire dans leur métier et sans devoir payer les coûts associés à l’ancienneté du travailleur.
Les travailleurs portuaires peuvent être soumis à des conventions de provision des postes de travail (CPPT). Il s’agit d’un accord entre les entreprises portuaires et certains travailleurs à travers lequel on assure à ces derniers une quantité déterminée d’heures de travail par mois. Ceci est le minimum. Et les entrepreneurs jouent avec ce minimum de garanties, en menaçant les travailleurs les plus combatifs de les laisser en dehors de la convention.
La liberté syndicale a été bafouée une fois de plus sur notre territoire
En janvier 2013, l’assemblée syndicale a pris une décision historique. Elle a décidé d’unifier les travailleurs portuaires permanents et les travailleurs portuaires occasionnels sous le même syndicat. Dans une première étape l’Inspection du Travail d’Antofagasta a approuvé cette unification pour ensuite vouloir l’annuler sous prétexte « qu’il est légalement interdit que les employés permanents et occasionnels s’affilient au même syndicat ».
Ce jeu frauduleux de l’Inspection du travail s’est déroulé un mois avant le début de la négociation collective et a eu des répercussions sérieuses dans le syndicat, mais n’a pas pu faire obstacle à la montée de combativité de nos camarades. Face au syndicat s’est révélée l’unité profonde qui existe entre l’entreprise et l’Inspection du travail. Les dirigeants ont pu constater que la Direction nationale du travail raisonne dans les mêmes termes que l’entreprise et ses alliés régionaux. Dans ce sens, la grève (en cours) fait de la liberté syndicale une de ses revendications centrales. Il s’agit aussi d’une grève dénonciation de la corruption ou de la simple cécité des autorités et des institutions qui devraient légalement protéger les travailleurs, mais qui « omettent » de le faire. C’est même pire, ils font exactement le contraire en défendant sans vergogne les intérêts de l’entreprise.
Contre l’Inspection du travail d’Antofagasta une enquête est en cours à cause des irrégularités commises. L’unité syndicale est nécessaire dans les ports parce que le travailleur occasionnel se retrouve sans aucune protection. Il y a un an – le 24 décembre 2012 – le travailleur occasionnel Herman Godoy est mort dans un accident de travail. L’entreprise, l’Institut de sécurité du travail et les services médicaux d’Antofagasta ont soutenu qu’il s’agissait d’une « mort naturelle », que la famille n’avait aucun droit de se plaindre, car la cause de mort serait totalement étrange aux conditions de travail.
Le syndicat qui a pris la direction de cette grève a assumé la défense de la famille du camarade décédé. Il continuera de lutter jusqu’à ce que la vérité soit établie. Il est possible que d’autres autorités d’Antofagasta seront mises sous enquête pénale parce que les travailleurs ne sont plus prêts à travailler dans des conditions dangereuses et encore moins à mourir dans des accidents de travail sans aucune protection.
La lutte pour obtenir le droit à une demi heure de pause
Le syndicat qui dirige cette grève a initié en mars 2013 une lutte pour obtenir une demi-heure de pause (payée) et un endroit hygiénique pour manger. Cette revendication rend compte des conditions de travail des camarades. La lutte fut intense et la répression sauvage. Le camarade Enrique Solar, dirigeant du syndicat, a été gravement blessé par les carabiniers. Ce fait a déclenché la grève portuaire nationale qui s’est répandue comme une traînée de poudre dans presque tous les ports du Chili.
Cette grève constitue un événement central, un point d’inflexion dans la recomposition du mouvement ouvrier chilien. Il s’agissait d’une action commune par branche, sous la forme d’une grève illégale, solidaire, prolongée et qui a réussi à tenir en échec l’économie nationale. Elle a frappé le commerce international en empêchant le flux régulier des importations et des exportations. Pour une économie ouverte comme la nôtre ceci constitue un enjeu de première importance. Les bourgeois, leurs politiciens et leurs médias de communication ont tenté de responsabiliser les travailleurs portuaires pour les « dégâts énormes causés à l’économie nationale » et « au prestige de notre pays ».
[...]
Les Von Appen, propriétaires de ULTRAPORT, doivent répondre
L’entreprise ULTRAPORT est l’employeur des camarades en grève. Il s’agit d’une entreprise qui appartient au holding ULTRAMAR, propriété de la famille Von Appen.
ULTRAMAR a été fondée en 1952 par Albert Von Appen, un allemand lié au régime nazi. Une fois le fondateur du groupe décédé, ses fils Sven et Wolf ont pris le relais. Durant cette période, les ports étaient gérés par l’Etat chilien à travers le Service d’Exploitation des Ports et ultérieurement par l’Entreprise Portuaire du Chili. Dans ce contexte, ULTRAMAR a limité son travail à la représentation des armateurs internationaux au Chili.
Plus tard, pendant la dictature militaire [1973-1989] et avec la privatisation des ports, la famille Von Appen a étendu son emprise sur les ports en créant cette entreprise ULTRAPORT qui est active dans 20 ports du pays dans le chargement, le déchargement et l’administration des terminaux portuaires.
Parmi les deux fils du fondateur, c’est Sven Von Appen qui exprime de la façon la plus claire leur source d’inspiration, l’idéologie nazie. En mai 2013, il a affirmé que « les Chiliens se sont tellement mis en appétit qu’ils ne peuvent plus cesser. C’est ainsi qu’ils grossiront et deviendront plus paresseux », pour ensuite ajouter qu’une crise économique serait souhaitable pour que « le Chilien arrive au niveau qui lui correspond et ne s’envole pas ».
Plus tard, il a été mis en question pour avoir transmis de l’argent à la députée Marta Isasi à travers Corpesca [entreprise de pêche, contrôlée par le groupe Angelini] afin d’assurer son vote en faveur de la loi de pêche. Le 15 décembre 2013 il a soutenu que si la gestion économique du gouvernement de Bachelet s’avérerait mauvaise, un nouveau Pinochet deviendrait nécessaire. [2]
C’est contre ce type d’entrepreneurs que les camarades en grève doivent lutter. C’est lui le propriétaire du port d’Angamos, dans la ville de Mejillones, qui est actuellement totalement paralysé par la grève.
Le pire c’est qu’aucune autorité chilienne ne met un frein à ces propos de Von Appen, acceptant passivement qu’ils nous offensent et qu’ils commentent des actes publics séditieux. Ils n’ont pas non plus réussi à forcer la famille à rendre aux eaux chiliennes le remorqueur « KIWI » qui a été utilisé pour jeter des camarades à la mer dans la période de la dictature. [3]
Les faits nous montrent une fois de plus que la seule force capable d’affronter ces exploiteurs, nazis et partisans du coup d’état est la classe ouvrière organisée. Cet appel est à diffuser et il est important de se mobiliser et d’appuyer la grève des portuaires de Mejillones. Cette grève est la grève de tous les travailleurs. Tous les travailleurs du pays doivent être attentifs à ce qui se passe et conscients qu’ici c’est le sort de toutes les mobilisations qui est en jeu.
Vive la grève
Pour un réarmement organique, politique et idéologique de la classe ouvrière.
El Ciudadano. Texte établi par la Conferencia Intersindical
* Article publié le 4 janvier 2014 dans El Ciudadano. Traduction A l’Encontre.