Pour certains, c’est la première fois, ils ont en même temps peur et envie. Ils viennent de partout dans le Pas-de-Calais, ils sont très jeunes, très socialistes, leur chef a tout juste 22 ans. Peu avant les élections municipales, la fédération PS avait confié à sa section juniors une distribution de tracts à Hénin-Beaumont. Hénin-Beaumont ? Depuis des années, la France entière a le regard fixé sur ce gros village où le Front national dévore des voix à gauche, de scrutin en scrutin.
Cette fois, la mairie va tomber, sûr et certain, tout le monde le dit, deux livres ont déjà parus en librairie pour raconter la conquête du FN. Et au-delà de l’enjeu local, ce sera la fin d’une époque, en tout cas son symbole, le trou noir politique où le pays s’est mis à basculer. Pour eux, c’est la première campagne.
« On va gagner à Hénin-Beaumont. » C’est un haut dirigeant socialiste de la région qui parle, toujours pendant cette même période, juste avant les municipales. Il est calme, une sorte de divinité dédaigneuse. Il n’a aucun doute : « A chaque fois, on nous annonce la défaite, mais on y arrive toujours, à la fin. » Cela fait cinquante ans que le Parti socialiste rafle tous les pouvoirs dans le Pas-de-Calais.
« SOCIALISTE, TRAÎTRE ! »
Pour ces élections-là, la stratégie du PS consistait à démarrer le plus tard possible sur le terrain. Alain Wacheux, le maire PS sortant de Bruay-la-Buissière, a commencé à serrer les mains le 12 mars, deux semaines à peine avant le vote. « A quoi bon faire campagne ? Tout le monde me connaît. » Son père était maire avant lui, il en est à son deuxième mandat, toujours élu haut la main dès le premier tour.
En fait, le porte-à-porte doit surtout servir à récupérer « les abstentionnistes », explique-t-on aux jeunes socialistes. Rudy, militant depuis un an, retient quelques formules à la volée. « Il faut provoquer un sursaut », « faire barrage à l’extrémisme », « expliquer que l’extrême droite était contre les ouvriers pendant les grèves des années 1930 alors que la gauche les soutenait ». Rudy a 18 ans. Il se souvient « qu’il ne voyait pas le rapport », mais n’a rien osé dire. En remontant l’enfilade des maisons de brique d’Hénin-Beaumont, il a vu les visages se fermer. Quelqu’un crie « socialiste, traître ! » et un autre « dehors ! ».
Ici, une personne sur cinq n’a pas d’emploi, mais certains candidats PS renâclent à accepter les chômeurs sur leur liste. « Ça donne une mauvaise image », assène un cadre, du côté de Lens. Sur les sites électoraux, la photo d’un élu dînant avec des amis ou installé devant une bière peut entraîner un coup de fil aigre sur « le laisser-aller de l’équipe ».
A Hénin-Beaumont, un grand type en bermuda partage une unique cigarette avec sa femme et la voisine. Aucun des trois n’a 25 ans, tous vivent chez leurs parents. « Il faut déjà être contremaître, pour se permettre de voter PS », dit-il. « Chez eux, il n’y a que des grosses têtes. » Sa femme se présente : « Je suis petite-fille de mineur. » Elle ne voit pas ce qu’elle pourrait annoncer d’autre comme raison sociale. Ici, le charbon a tout recouvert, comme si l’histoire ne commençait qu’avec les mines. Mais avant, qu’est-ce qu’il y avait ? La question désarçonne Didier Domergues, conservateur de musée à Bruay-la-Buissière. Il finit par répondre : « Rien, des champs. » Et après, à la fermeture des derniers puits, dans les années 1990 ? « Rien non plus, un peu d’automobile, en déclin aussi. »
« LE FN NOUS DONNE UN RANG NATIONAL »
Devant sa porte, le grand type en bermuda explique que les mineurs « fournissaient l’énergie à la France. On était puissants, on était quelqu’un ». Aujourd’hui, qui donnerait ce sentiment-là à la jeunesse ? La voisine : « Le FN. On existe avec eux. Il nous donne un rang national, ça réactive le passé. » La femme du grand type éteint la cigarette. L’autre jour, elle est allée protester contre les impôts locaux auprès d’un élu PS. « Il m’a répondu : de quoi vous vous plaignez ? Vous avez le plus grand Auchan d’Europe à côté de chez vous. »
Dans le centre commercial, justement, entre l’hypermarché et le magasin de jeux vidéo, l’armée française a installé pour quelques jours un centre d’information. C’est dans le Nord-Pas-de-Calais que se recrute un quart de l’effectif militaire national. L’officier tente une explication statistique : la région compte davantage de 18-25 ans qu’ailleurs, dont un sur quatre décroche du système scolaire. « J’ai envie de faire quelque chose de ma vie », annonce Kevin, en retirant son dossier. Sa mère se rengorge : « Kevin regarde toujours le 14-Juillet à la télé. »
« Tu sais, soldat, c’est un métier dur », tempère le gradé, en faisant la grosse voix. Et Kevin : « On sera tous ensemble, soudés. »
Kevin vote FN, mais dans sa ville, Dechy, quelques kilomètres plus loin, les trois listes sont toutes de gauche : PS officiel, PC officiel et dissidents des deux pour la dernière. « On se sent vraiment exclus, parce que le FN, c’est la mode », râle le gamin.
Dans le Pas-de-Calais, Joachim Guffroy, 22 ans, président des Jeunes socialistes, a vu la campagne du Front national débuter plus d’un an avant les municipales. Les étudiants du Front font la tournée des facs et des lycées. Ils tractent devant les usines. « Nous, on n’y va plus. Le problème n’est pas eux, mais nous, le PS. Nous portons une très grave responsabilité dans ces élections. »
A Hénin-Beaumont, deux gamins sur une mobylette tournent devant l’hôtel de ville, où le nouveau maire FN pose devant le buste de Jean Jaurès, député socialiste, pour fêter sa victoire. « Le Front national, c’est à droite ou à gauche ? », demande un des gamins. Ils rient sans donner de réponse. C’était leur première campagne.
Florence Aubenas