Hernán Soto (HS) : Qu’as-tu pensé de la campagne présidentielle au Chili ?
Franck Gaudichaud (FG) : De façon générale, je l’ai trouvé fade et peu enthousiasmante. Peu de débat politique véritable sur des questions de fond, beaucoup de « bla bla », peu de contenu. Cependant, il faut noter que les neuf candidats au premier tour, incluant la candidate de la droite Evelyn Matthei, ont été amenés, d’une manière ou une autre, à tenir compte partiellement des thèmes qui ont surgi des grandes mobilisations étudiantes de 2011-2012. En particulier : la réforme fiscale, la gratuité et la qualité de l’enseignement, la réforme de la constitution de 1980, héritée de la dictature de Pinochet (1973-1989). Il importe également de souligner la présence, pour la première fois depuis la fin du régime militaire, de deux candidatures anti-néolibérales : celles de Roxana Miranda et de Marcel Claude, qui ont ouvert un espace aux idées de transformations démocratiques, à la gauche du Parti communiste et qui, même si elles n’ont pas eu un poids significatif dans les urnes, ont permis de porter le débat public vers des thèmes essentiels comme la nationalisation du cuivre, la récupération de l’eau (mise en concession au service des multinationales), la nationalisation des agences de fonds de pensions (AFP) et de parler d’un ensemble de mesures immédiates et nécessaires en faveur des classes populaires.
Dans l’ensemble, la campagne a été plombée par l’idée, confirmée à longueur de sondages, que la victoire de Michelle Bachelet était acquise, du fait d’une popularité incontestée et insubmersible. Analysant la campagne de sa coalition, la Nouvelle Majorité (Nueva Mayoría), qui a réunit pour la première fois l’ex-Concertation [1] et le Parti communiste, je pense que les responsables de l’équipe de campagne de Bachelet ont fait un excellent travail préparatoire en termes de communication de masse et de marketing politique (ceci grâce notamment à un budget énorme). Mais la campagne électorale en elle-même a été véritablement inconsistante, froide, distante, technocratique, vide de citoyenneté active. Crainte de la rue ? Probablement.
Au final, le résultat fait état de la claire victoire électorale du projet « Bacheletiste » et de sa vision d’un néolibéralisme partiellement réformé par le haut (reconfiguration que je qualifie de « transformisme progressiste néolibéral ») ; ceci sans tenir compte du poids impressionnant de l’abstention. En réalité, le jour du triomphe électoral, on n’a pas vu d’enthousiasme délirant, y compris de la part des militant-e-s de la coalition victorieuse [2]. Du fait de ce manque de participation citoyenne et militante, on pouvait être assez étonné par la manchette de l’hebdomadaire du Parti communiste El Siglo qui, après la victoire, invitait la population à « prendre d’assaut l’histoire » au côté de Michelle Bachelet ! Cela me semble vraiment exagéré car même si le gouvernement Bachelet prétend ouvrir une « nouvelle ère », il représente surtout la continuité des vingt ans de gouvernements sociaux-libéraux de la Concertation (1990-2010) et de leur gestion loyale du modèle économique hérité de la contre-révolution civilo-militaire de Pinochet.
Dans cette campagne, par delà les discours, ce qui m’a davantage intéressé est la prise de position des principaux groupes économiques du pays et le fait qu’ils se soient montrés nettement favorables à Bachelet. C’est là pourtant un fait majeur, souvent passé sous silence par les analystes et journalistes qui ont couvert l’élection. La droite la plus dynamique, celle représentant la grande bourgeoisie commerciale et les intérêts du capital financier international a expliqué que le gouvernement de Bachelet ne représente aucun danger. Au contraire, c’est un gage de stabilité dans un moment de fortes convulsions sociales. Il est également significatif que les grandes entreprises aient apporté à la candidature Bachelet trois fois plus de fonds qu’à la trésorerie de Matthei, ainsi que cela a filtré dans la presse.
Le programme de Bachelet omet, ou plutôt rejette, les transformations profondes, le changement de modèle et se concentre sur des « modernisations » de la fiscalité, l’éducation et les institutions. La promesse du passage graduel et en six ans (donc au-delà du mandat) à l’éducation gratuite – via des financements de l’Etat pour le secteur public mais aussi pour le privé – est la plus ambitieuse, dans un pays où la marchandisation de l’éducation est l’une des plus avancée du monde. Il y a des omissions notables et calculées, comme le traitement des investissements étrangers qui reçoit explicitement des garanties dans le texte du programme [3] ; et le silence à propos des concessions de mines de cuivre aux entreprises transnationales, question primordiale puisque ce pays concentre le plus grand gisement de la planète. Aucune allusion non plus aux dépenses militaires, ni à la nécessaire redéfinition radicale du rôle des forces armées. Aucune position claire à propos de l’organisation d’une assemblée constituante pour mettre fin – plus de vingt-trois ans après son édification – à la Constitution illégitime de 1980, rien non plus de fondamental sur une réforme de la législation du travail (la constitution, comme le code du travail, ont été rédigés pendant la dictature). Par contre, le programme soutient explicitement l’Alliance du Pacifique avec le Pérou, la Colombie, le Mexique et le soutien des Etats-Unis (tout en précisant que cette alliance n’exclut pas forcement d’autres accords régionaux). Il s’agit là de l’un des axes géostratégiques de la politique états-unienne vis-à-vis du continent, qui vise aussi à trouver une harmonisation possible avec le Partenariat transpacifique, en vue d’isoler la Chine et la Russie. L’ensemble porterait un coup à l’Alba, au Mercosur et à l’Unaus [4]. C’est pourquoi, je trouve juste la déclaration de Evo Morales – le président bolivien – déclarant le lendemain de l’élection qu’il ne pensait pas que Bachelet soit réellement « socialiste », malgré le nom porté par son parti, et que si elle l’était vraiment, il lui faudrait retirer immédiatement le Chili de l’Alliance du Pacifique afin d’adhérer à l’Alba et au système d’intégration bolivarien.
HS : Qu’y a-t-il de remarquable selon toi dans les mouvements sociaux du Chili de la dernière période, leurs forces et leurs faiblesses ?
FG : Comme je le disais, je crois que les principaux thèmes de la campagne présidentielle, comme l’appel à une assemblée constituante, la gratuité et qualité de l’éducation, la réforme fiscale et autres, sont le produit des mobilisations sociales de 2011 et 2012 et de l’irruption de celles et ceux d’en bas. Elles ont forcé la classe politique à les inclure dans leurs propositions ou, du moins, à les mentionner quoi que de façon instrumentale et canalisée. Si ces grandes mobilisations n’avaient pas eu lieu, il est très probable que ces thèmes ne seraient même pas apparus dans cette campagne.
Dans la dynamique des mouvements sociaux, il y a deux questions essentielles qui affleurent : les difficultés de l’articulation des diverses luttes et espaces mobilisés, qui restent hétérogènes par leur composition sociale et caractéristiques, et n’ont pas trouvé les voies de la confluence autour de revendications communes. L’autre question, peut être plus fondamentale encore : le passage de la mobilisation sociale vers des formes d’organisations porteuses de propositions politiques anticapitalistes amples, capables de donner une stabilité et des objectifs à des mouvements sociaux, marqués par des « oscillations thermiques » qui fragilisent la continuité des luttes et la réussite de leur action dans le champ politique.
Autour des mouvements sociaux s’entrecroisent de nombreux autres débats. Durant un forum auquel j’ai été invité à l’université du Chili, j’ai pu noter qu’il existe dans la jeunesse une profonde tendance à rejeter l’engagement politique au profit de la figure du « social ». Ceci peut s’expliquer – et se comprendre – au vue de la perte de toute légitimité des hommes (et femmes) politiques et d’un système institutionnel forgé par la dictature au profit des dominants et d’une gauche qui s’y est adaptée. Mais expliquer cette situation ne signifie pas approuver en termes stratégiques. Car, à défaut d’organisation politique indépendante, après chaque explosion sociale ; ce sont toujours les mêmes qui reprennent le pouvoir. Le manque de nouveaux outils politiques anticapitalistes – démocratiques et non dogmatiques – entraîne facilement la cooptation par les appareils traditionnels, comme cela a pu être le cas du dirigeant Ivan Fuentes de Coyhaique (sud du pays) finalement intégré par la Démocratie-chrétienne ou avec l’intégration parlementaire de plusieurs figures des luttes étudiantes de 2011, aujourd’hui députés aux côtés de l’ex-Concertation (tels que Camila Vallejo, Karol Kariola et Giorgio Jackson).
Je ne crois pas non plus qu’il soit sérieux d’attribuer aux étudiants la fonction d’avant-garde du changement social qui orienterait les classes populaires, comme le font certains collectifs. Bien qu’on doive se rappeler le rôle important des étudiant-e-s depuis 2011, en particulier dans la bataille pour l’hégémonie culturelle, on ne peut les considérer comme uniques conducteurs des luttes. Les étudiant-e-s ne peuvent se substituer aux travailleurs et à la classe ouvrière comme marqueur du confit capital-travail. On a vu, heureusement, encore que modestement, les étudiants se joindre aux salariés du cuivre, pêcheurs, travailleurs forestiers , portuaires, employés des services et autres, durant les fortes mobilisations de divers secteurs du mouvement social, comme de celui des habitants de quartiers marginalisés (pobladores).
HS : Parlons de l’abstention.
FG : On a beaucoup écrit sur ce sujet car c’est un phénomène massif et qui concerne la politisation des classes populaires. Les abstentionnistes forment la première majorité électorale du pays (Bachelet a été élue avec 25% des voix puisque l’abstention a dépassé les 50% des inscrits). Il reste beaucoup de choses à analyser. Du point de vue des gauches, il y a lieu de réfléchir sur ce thème car l’abstention pourrait à un moment donné compromettre un développement vraiment démocratique radical. En effet, l’abstention concerne en majorité les secteurs appauvris, mais aussi la jeunesse, les étudiant-e-s, qui d’ailleurs ne participent guère plus aux élections nationales qu’à celles de leurs organisations syndicales, de même pour les organismes professionnels, les syndicats de salariés et autres organisations sociales et associatives de base. Il est évident que le système politique actuel manque cruellement de représentativité et totalement de légitimité ; il est l’héritier de la dictature – malgré les réformes de 1990 et 2005 –, et de ce fait, l’abstention est un signe de rejet du système et de mal-être citoyen. Mais il faudrait pousser plus avant l’analyse. Voir l’abstention comme une expression pure d’un mécontentement populaire massif et d’un rejet organisé et conscient anti-néolibéral est une erreur que font certains observateurs à gauche. Malheureusement, il reste beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre ce niveau de rejet organisé. A mon sens, ce qui domine encore c’est un abstentionnisme propre aux « sociétés néolibérales triomphantes », avec prédominance de l’individualisme anomique, de la méfiance envers l’action collective, qui résulte il est vrai du sentiment de n’être pas représenté dans le système politique actuel. Finalement, un individualisme souvent plus régressif que positif, happé par l’hyperconsommation mais aussi une vie quotidienne difficile, faite de travail, d’endettement massif, de précarité généralisée, etc.. Pour le moment du moins, car les basculements et bifurcations peuvent être rapides sur ce plan.
Il est cependant exact que des secteurs militants ont réalisé et appelé à une « abstention active » et à une « grève électorale » : intellectuels critiques, petits collectifs marxistes et libertaires, citoyen-ne-s qui refusent de participer à la « farce électorale » du système binominal de Pinochet, etc ; il faut les reconnaitre, mais admettre qu’ils sont encore très minoritaires. J’ai lu des déclarations de l’historien critique Gabriel Salazar qui soutient que l’abstention serait le produit des mobilisations massives et du rejet populaire du système. Ceci me semble une erreur en tant que déduction linéaire et mécanique, assez éloignée des rapports de forces et de classes réels. Il y a lieu de remarquer l’enquête du Latinobarometro sur le degré de politisation et de dépolitisation dans les pays d’Amérique Latine. En tête de la politisation apparaît le Venezuela et en fin de cortège le Chili, dans lequel une majorité des interrogés ne savent pas comment se positionner entre la droite et la gauche, preuve d’une perte de repères profonde et produit des renoncements successifs de la social-démocratie ou de la Concertation. Dans un pays qui a connu l’Unité populaire et l’expérience des Cordons industriels dans les années 1970, on voit l’abysse laissé par le coup d’Etat dans les consciences collectives jusqu’à nos jours …
Bachelet aura justement la tâche ardue de maintenir cette « démocratie néolibérale de basse intensité » et, en même temps, d’essayer d’éviter l’irruption incontrôlée de mouvements sociaux lors de son mandat de quatre ans. Entre les deux tours de l’élection, le quotidien conservateur El Mercurio a publié un article du sociologue Eugenio Tironi (sobrement !) intitulé « Réforme ou révolution ». Selon lui, les résultats électoraux montreraient qu’il y a au Chili une forte aspiration à des changements, mais qui doivent être réalisés de façon « graduelle, institutionnelle et modérée », à rebours de toute option « rupturiste » ou révolutionnaire et ceci confirmerait, selon lui, la proposition de réformes de Michelle Bachelet, destinée à éviter des ruptures pouvant provenir de la rue. Tironi termine son texte en affirmant que Bachelet aura pour mission de répondre aux espérances qu’elle a suscitées. Cette opinion, qui émane d’un intellectuel organique de l’ex-Concertation et artifice de la transition démocratique néolibérale de 1990, est intéressante pour comprendre ce à quoi on peut s’attendre dans les années à venir. La stratégie de la Nueva Mayoría, c’est-à-dire l’ancienne Concertation à laquelle s’est intégré avec armes et bagages le Parti communiste (contre quelques sièges de députés), est de proposer une voie de réformes partielles et stabilisatrices, cherchant à donner une nouvelle légitimité à un modèle qui a pourtant été décrié durant des mois par les luttes de la jeunesse (et avec de forts indices de soutien de l’opinion publique). Cette voie étroite peut être plus ou moins viable au niveau parlementaire, si le gouvernement coalise ses forces (hétérogènes) et isole les secteurs les plus durs de la droite (désormais minoritaire au Congrès) et, en même temps, parvient à désarmer les luttes les plus radicales ou à les contrôler-neutraliser (avec l’aide du PC) dans les marges du système institutionnel en vigueur et du programme social-libéral de Bachelet. Rien de moins sûr car de nombreuses mobilisations sont déjà annoncées pour mars-avril 2014 et les grèves de travailleurs des ports montrent une conflictualité sociale en hausse du côté du travail également.
L’AMERIQUE LATINE DANS LE VISEUR
HS : Quelle est, selon toi, la situation actuelle de l’Amérique latine et ses perspectives ?
FG : Il est difficile d’en parler en peu de mots ! Cependant, disons que la région se trouve dans un cycle de croissance macroéconomique basée essentiellement sur les exportations de matières premières et de ressources naturelles, tout en ayant réussi l’amélioration de la situation concrète de larges secteurs de population et obtenu une certaine stabilité politique démocratique au regard des années 1980 et 1990. Dans le même temps, la polarisation sociale persiste et les oligarchies se consolident, bien que les inégalités se réduisent légèrement dans la plupart des pays, ce qui n’est pas négligeable.
Il faut rappeler que nous sommes à quinze ans du triomphe de Hugo Chávez au Venezuela. Plus d’une décennie de victoires électorales et gouvernements se situant à gauche des échiquiers politiques, allant d’exécutifs nationaux-populaires plus ou moins radicaux à d’autres « progressistes » ou sociaux- libéraux ; soit des années de recul significatif des droites (néolibérales ou réactionnaires) et de reconquête de souveraineté face aux géants du Nord. Cependant, voient désormais le jour une crise croissante de cette impulsion initiale et des tensions de tout côté au sein du « progressisme national » latino-américain. Et ce, y compris au Venezuela, pays dans lequel se maintiennent -en légère diminution- la croissance économique, la baisse des inégalités et les importants acquis sociopolitiques du chavisme, mais sans dépasser un modèle d’accumulation capitaliste rentier, combiné à de graves problèmes de spéculation, de ravitaillement et d’inflation. L’actuelle tentative de déstabilisation de la part des franges de la droite insurrectionnelle contre le gouvernement de Nicolas Maduro, avec le soutien des néoconservateurs états-uniens, s’inscrit dans une stratégie de la tension qui cherche à approfondir les faiblesses intrinsèques du « chavisme sans Chávez », pour balayer le processus bolivarien de la région. Une option, peu probable en l’état, mais qui modifierait brusquement l’ensemble des rapports de forces continentaux.
Globalement, on observe une reprimarisation des économies. Le Brésil qui disposait d’un appareil productif et manufacturier relativement consolidé recule aussi sur ce plan, au profit d’une agro-industrie orientée vers les exportations massives de transgéniques et biocarburants. Cette régression est le produit d’une nouvelle division internationale du travail au sein du système monde, modelée en partie par les multinationales et les puissances capitalistes « émergentes » comme la Chine. Nous sommes confrontés à un nœud gordien qu’aucun gouvernement de la région n’a pu trancher et qui affecte la capacité de changement radical et de transformation des sociétés latino-américaines. Ce modèle est prédateur au niveau de l’environnement, mais également au plan démocratique et socioéconomique. Cette nouvelle vague de dépendance ne pourrait être atténuée ou combattue qu’à travers l’intégration alternative et post-capitaliste des pays latino américains, ce qui n’apparaît pas à l’horizon pour l’instant. L’Alba ne progresse guère, de même que le Mercosur, qui ne représente -de plus- pas une alternative. La CELAC constitue une avancée réelle, bolivarienne, au plan diplomatique et politique, comme espace de dialogue et de recherche d’accords négociés sans les Etats-Unis mais avec Cuba, ce qu’il faut saluer car c’est un pas essentiel, mais elle n’est pas un espace de transformation et de co-développement économique régional, du fait notamment de son hétérogénéité interne.
Dans ce contexte, on peut entrevoir un nouveau cycle de mouvements sociaux et environnementaux. Ces mobilisations sont aussi un écho différé à ce qui s’est produit au début des années 1990, avec les puissants mouvements indigènes en Equateur, la défense de l’eau en Bolivie et, juste avant, avec le « caracazo » au Venezuela ou encore, au début des années 2000, en Argentine. Aujourd’hui, ces mouvements -anciens et nouveaux- font face aux stratégies impérialistes et megaextractivistes, comme à la déprédation des ressources et des territoires par les multinationales. Au Pérou, les mobilisations contre le projet Conga dans la région de Cajarmaca sont très fortes. En Argentine, elles visent la production de soja et le projet de « Ville Monsanto », près de Cordoba qui prétend construire 270 silos de maïs transgénique pour toute la région. La mobilisation des comuneros a pour l’instant paralysé sa construction. Il y a aussi des résistances importantes contre le projet minier de Barrick Gold, à la frontière du Chili et de l’Argentine, en pleine cordillère des Andes et de la zone de glaciers, etc. Les protestations collectives visent également les gouvernements de centre-gauche car aucun n’a été capable jusque là de s’opposer aux stratégies des transnationales et d’accumulation par dépossession. A l’inverse, les exécutifs les encouragent la plupart du temps. Ainsi, le gouvernement de Rafael Correa, au nom de la lutte contre la pauvreté, accorde de nouvelles concessions minières, accuse les activistes ou certaines ONG écologistes de comportements « infantiles » - voire les menace ouvertement- et, en abandonnant le projet Yasuni, renonce à l’idée originale de préserver pour partie l’Amazonie, faute – c’est vrai – de financement des pays du Nord et du soutien international attendu.
Des auteurs marxistes comme James Petras et Henri Veltmeyer affirment que plutôt que de postnéolibéralisme, il conviendrait plutôt de décrire la généralisation d’un « nouvel impérialisme du XXIe siècle » [5]. Certaines communautés indigènes et forces militantes revendiquent ainsi de manière croissante la recherche d’une voie qui soit à la fois postextractiviste et postcapitaliste, évoquant le « bien vivre », la distribution des richesses et l’écosocialisme. Les conflits miniers et environnementaux s’aggravent et vont s’intensifier dans les prochaines années. Ils montrent les limites des stratégies de reformes « par en haut », institutionnelles-électorales, du type « révolution citoyenne », qui pensent pouvoir amorcer la démocratisation des structures économiques et du modèle d’accumulation hégémonique en Amérique latine, sans procéder à une expropriation massive du capital national et transnational, sous contrôle des populations mobilisées. Vaste programme ? Certes. Mais les nouveaux conflits en cours et en gestation sont liés à cette problématique complexe et conflictuelle. On peut voir venir un autre thème dans ce sillage : celui « du droit à la ville », au travers des luttes menées au Brésil et au Mexique par les groupes sociaux pauvres et de classe moyenne, qui réclament l’amélioration de services urbains comme les transports, l’hygiène, la sécurité, la santé et la défense des espaces urbains au service de toutes et tous.
UNIR LES SALARIES, CONSTRUIRE LES ALTERNATIVES
Enfin, dernière problématique de poids : le travail et ses conflits avec le capital. L’organisation syndicale, le droit de grève, le salaire minimum, la sécurité et la protection sociale, les lutte pour le droit à la retraite, tout cela reste au centre des préoccupations de millions de latino-américain-ne-s et le cœur de luttes multiples et éparses, alors qu’une mobilisation puissante et coordonnée des salarié-e-s fait défaut et que l’ampleur de la précarité (et du secteur informel) sont des obstacles parfois insurmontables au moment de se mobiliser syndicalement. C’est là que la recherche de l’unité des classes mobilisées apparaît comme fondamentale. C’est d’ailleurs pourquoi je n’étais pas d’accord lorsque la CUT chilienne a appelé à voter pour Bachelet, ce que la présidente de la CUT comme militante communiste aurait pu faire à titre personnel, mais pas au nom de la centrale syndicale ! Le grand dirigeant du mouvement ouvrier qu’était Clotario Blest s’est toujours opposé à ce que le mouvement syndical perde son indépendance de classe et adopte des positions politiques électoralistes, susceptibles de diviser les travailleurs, et cela même durant le gouvernement Allende.
Comme je l’ai exprimé dans un petit livre collectif récent – et qui vient de paraitre en espagnol en Equateur [6] –, il est nécessaire de reconstruire le mouvement syndical à partir de la base, évitant les instrumentalisations électorales par les partis traditionnels. Ce qui se passe aujourd’hui au Mexique autour du syndicat mexicain des électriciens (SME) est aussi intéressant car ils sont parvenus à impulser une nouvelle centrale combative, tout en appuyant la création de l’Organisation politique du peuple et des travailleurs (OPT), une organisation politique qui se veut indépendante. Le sociologue Atilio Borón insiste dans ses diverses publications sur la nécessaire coordination et articulation nationale et internationale des salarié-e-s, loin de l’idée de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Nous faisons en effet face à des adversaires puissants, qui eux sont unis dans de grandes organisations corporatives, très structurées, et qui étendent leur action au-delà des frontières, disposent de la police et de l’armée, de medias de masses et de l’hégémonie culturelle, etc. Les Etats-Unis ont ainsi en Amérique latine des dizaines de bases militaires. Les travailleurs et les secteurs populaires doivent s’organiser en conséquence et avec des instruments politiques qui leurs soient propres, sans quoi tout discours sur le « socialisme du XXI· siècle » serait vain. Il faut aussi tirer des enseignements des diverses expériences et émancipations concrètes existantes, qui pourraient servir de guide depuis les cas des entreprises abandonnées par les patrons qui ont été remises en marche par les travailleurs (telle que Ex Zanon – Fasinpat en Argentine) jusqu’à l’expérience historique des Cordons industriels au Chili ou encore, dans un autre contexte, l’expérience exceptionnelle de l’autogouvernement zapatiste, qui a déjà vingt ans.
MENACES CONTRE LA PAIX ET LES PROCESSUS DEMOCRATIQUES
Il faut également, il me semble, porter le regard en particulier vers la Colombie et le Venezuela, non pas seulement à partir de la géopolitique latino-américaine, mais aussi selon un point de vue global. Dans le cas du Venezuela, les motifs sont évidents surtout lorsqu’au sein du chavisme de multiples tensions sont potentiellement explosives face à une opposition néolibérale très agressive. La victoire électorale du chavisme au cours des élections municipales du 8 décembre dernier est évidemment importante pour la continuité et légitimité du processus. Mais la vision triomphaliste ou unilatérale de certains analystes de gauche est très problématique. Plusieurs des textes que nous avons publié dans Rebelion.org indiquent un mécontentement croissant au sein du « peuple bolivarien » et les galères quotidiennes face à la corruption, les difficultés économiques, l’insécurité, tandis que la bourgeoisie accumule toujours des privilèges démesurés et organise la fuite de capitaux la plus massive de l’histoire récente de l’Amérique du Sud. La meilleure manière de combattre la stratégie de la tension de Leopoldo López n’est pas de chercher la paix ou la conciliation avec les putschistes d’hier ou avec Fedecamaras (le grand patronat), mais plutôt de répondre par des mesures énergiques aux attentes des classes populaires, tout en laissant s’exprimer la critique et le mouvement ouvrier de manière autonome.
D’un autre côté, il y a la Colombie, pays clé de la présence des Etats -Unis dans la région, non seulement au travers du « Plan Colombia » et de l’Alliance du Pacifique, mais aussi au moyen des millions de dollars investis dans les opérations secrètes des services du renseignement militaire états-uniens (faits confirmés par les révélations d’Edward Snowden). Il faut suivre de près l’évolution des négociations de paix menées à La Havane par le président Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), tout comme la prochaine élection présidentielle en Colombie. La tentative de destitution scandaleuse du maire de Bogota, Gustavo Petro, est une attaque directe contre toute perspective de paix avec transformation sociale et réforme agraire, espérance de millions de paysans déplacés et citoyen-ne-s de ce pays. A travers la destitution d’un dirigeant populaire pourtant très modéré, l’Etat et les classes dirigeantes disent en filigrane au peuple colombien : « il y aura la paix dans la mesure du possible et surtout pour rassurer les investisseurs étrangers. Mais tous ceux qui ont l’intention de défier l’ordre social seront punis ». Si l’on connait l’histoire sanglante de l’Union patriotique (et son extermination dans les années 1980), c’est un message effrayant non seulement pour les dirigeants des FARC qui pensent revenir à la vie civile, mais aussi pour les militant-e-s des mouvements sociaux. Là aussi, la solidarité internationale et nos campagnes unitaires seront déterminantes.
Propos recueillis par Hernán Soto