Assis sur une natte sous le soleil en cette fin d’après-midi de février, Boubacar Yeola a encore du mal à y croire. Il y a un mois, ce père de famille centrafricain et musulman habitait à Bocaranga, à l’ouest de la Centrafrique (RCA). Il y vivait de commerce et d’un peu d’agriculture. Aujourd’hui, il est réfugié de l’autre côté de la frontière, au Tchad, à Mbitoye. Sa famille, comme d’autres, est installée sous un manguier, dans un abri de fortune. « Là-bas, ils ont tout brûlé », explique-t-il, abattu.
Petite ville rurale du sud du Tchad perdue au milieu de la brousse, Mbitoye se trouve à 10 km de la Centrafrique, 3 km du Cameroun. Lorsque les violences se sont accrues en RCA en décembre 2013, la bourgade a vu affluer des milliers de Centrafricains venus de tout l’ouest du pays : en l’espace de sept semaines, 13 000 personnes ont traversé ce poste-frontière, chrétiens fuyant l’insécurité pour certains, musulmans pour la plupart. « Les anti-balaka nous ont accusés d’être des Tchadiens, et nous ont dit de partir, de rentrer chez nous », explique Aladi Séré, ancien voisin de Boubacar Yeola.
Centrafricains ou Tchadiens installés de longue date en RCA, ces musulmans, accusés d’être complices des rebelles de la Séléka qui régnaient sur le pays depuis mars 2013, ont dû fuir devant l’avancée des anti-balaka. « L’imam, le prêtre et le pasteur sont allés les voir pour négocier mais ça n’a pas marché », raconte Yunus Saleh, lui aussi originaire de Bocaranga, assis devant le camion familial. Face à une attaque imminente de la ville, il embarque famille et voisins dans son camion pour les mettre à l’abri au Tchad. En une semaine, il fera cinq allers-retours pour évacuer des dizaines d’autres musulmans.
« ON N’A PLUS RIEN LÀ-BAS »
A ses côtés, Aboubacar, commerçant souriant au français parfait, a lui aussi fait le trajet en camion, mais depuis la ville de Bozoum. Plus d’une semaine de voyage. « Tous les villages que nous traversions étaient déserts », indique-t-il, expliquant avoir été escorté par des hommes de la Séléka. Comme les autres, il reste sidéré par cette flambée de violence intercommunautaire : « Dans le passé, nous avons connu des attaques de l’armée. Chrétiens et musulmans fuyaient ensemble. Mais ça, ce n’était jamais arrivé. »
Après un tel déchaînement de violence, aucun n’envisage de rentrer en Centrafrique. Yunus Saleh dit savoir que la force africaine de la Misca et les Français de « Sangaris » se sont rendus dans l’ouest de la RCA pour patrouiller, mais cette présence ne le rassure pas. Aladi Séré est plus amer : « Même dans dix ans, cette guerre ne sera pas finie », estime-t-il.
Chacun est à la recherche d’un lopin de terre à cultiver, d’une échoppe à installer. Femme énergique et débrouillarde, Sadia Hamati a déjà monté une petite cantine locale à Mbitoye. Elle y loue une maison pour loger les enfants. « De toute façon, je n’ai aucune attache ailleurs au Tchad », dit-elle. Ouma Maya, une éleveuse peule d’une trentaine d’années, restera elle aussi ici, à la recherche d’un espace où faire paître les animaux : « Pourquoi voulez-vous que l’on y retourne ? On n’a plus rien là-bas. »
CRAINTES DES TCHADIENS
Sur les milliers de réfugiés arrivés à Mbitoye, une partie a continué sa route vers d’autres villes du Tchad ; une autre a décidé de s’installer dans la région. Face à cet afflux de nouveaux arrivants, les autorités locales ne cachent pas leurs craintes. « Les cases des familles sont déjà pleines, et l’accès à l’eau difficile », rappelle Saleh About Djarma, le sous-préfet de la circonscription. Dans cette région rurale, où l’on vit de la culture du coton et d’une agriculture vivrière, la période de soudure, entre deux récoltes, est déjà longue pour beaucoup de foyers ; les prix s’envolent facilement et l’équilibre entre agriculteurs et éleveurs est fragile.
L’inquiétude dépasse largement les villes frontalières. Près de 80 000 personnes ont afflué au Tchad en l’espace de deux mois. Le gouvernement, qui ne veut pas voir des camps de réfugiés s’installer comme ce fut le cas à la frontière soudanaise lors de la crise du Darfour, s’emploie à transférer les réfugiés vers des centres de transit et, de là, à leur retrouver d’anciens liens de parenté au Tchad pour ceux qui en ont.
TENSIONS SOCIALES
« Mais cet afflux s’est fait très rapidement et risque de provoquer des tensions sociales, souligne Qasim Sufi, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations. Beaucoup étaient des commerçants. Il va falloir leur trouver une place. En outre, ceux qui envoyaient chaque mois de l’argent au Tchad ne pourront plus le faire. C’est une perte importante. »
Des inquiétudes reprises par la représentante du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. « La communauté internationale a les yeux fixés sur la Centrafrique, elle ne voit pas l’impact humanitaire sur le Tchad », prévient Aminata Gueye.
Charlotte Bozonnet (Mbitoye, N’Djamena, Tchad, envoyée spéciale)