La Centrafrique à l’heure de l’épuration ethnique
Ils fuient sans se retourner. Ils entassent ce qu’ils peuvent sauver dans leur voiture et des camions, et partent vers ces pays qu’ils ne connaissent pas, le Tchad et le Cameroun. Ils fuient la haine et les machettes.
La Centrafrique est en train de vivre la pire « purification ethnique » de son histoire. Le pays, secoué depuis l’indépendance (1960) par une multitude de rébellions et de coups d’Etat, n’avait encore jamais connu une telle hémorragie de sa population, et encore moins sur une base communautaire ou religieuse.
Ils fuient, les musulmans. Le dernier ghetto musulman de Bangui, le quartier de PK5, se vide. Poumon du commerce traditionnel de la ville, PK5 accueille aussi les réfugiés des autres quartiers qui, tel Miskine récemment, ont été attaqués par des hordes de combattants chrétiens anti-balaka et de pillards.
Au fur et à mesure que l’étau se resserre, des convois d’évacuation sont organisés, protégés par des hommes en civil de l’ex-Séléka et par des soldats tchadiens de la force africaine, la Misca. Cela dure depuis des semaines.
Pour fuir la ville de Bangui, des milliers de musulmans, escortés par des troupes tchadiennes se servent de tous les moyens de transport possibles.
LA CURÉE
Une gigantesque colonne d’au moins deux cents véhicules a de nouveau quitté Bangui le 7 février, meubles et sacs entassés sur des camions. Sur les bords de la route, les gens crient leur joie de voir les musulmans partir. Certains les insultent pour leur collaboration, réelle ou supposée, avec la Séléka durant son année au pouvoir.
Juché très haut sur un camion, un jeune homme est renversé sur la route, fauché par un câble électrique. Aussitôt les machettes apparaissent. C’est la curée. Mains, pieds et pénis coupés. D’autres, le même jour, subissent le même sort, au camp de réfugiés musulmans de l’aéroport et en bordure de PK5.
Ce sentiment d’une impossibilité de vivre ensemble a gagné tout le pays. A Kaga-Bandoro, il est minuit moins cinq avant l’orage. Cette ville de la province de Nana Gribizi, dans le Nord, où chrétiens et musulmans cohabitaient fort bien jusqu’à il y a un an, est au bord du précipice.
La Séléka, qui se replie peu à peu de Centrafrique, tient encore la ville. Les milices anti-balaka ont mené une première attaque le 5 février et sont en embuscade dans la brousse. Les civils de chaque communauté sont piégés : les musulmans vivent dans le centre-ville commerçant et fuient chaque jour vers le Tchad, et les chrétiens dorment éparpillés dans la brousse, de crainte que la Séléka ne commette d’ultimes exactions avant de partir.
« LES MUSULMANS NOUS EMMERDENT »
Après la première attaque des anti-balaka, qui se sont installés dans les villages de la commune de Botto, à cinq kilomètres de Kaga-Bandoro, les séléka ont mené un raid, tuant une femme et brûlant une cinquantaine de maisons. Les chrétiens de ces villages se sont réfugiés dans le quartier de Baiko, à la lisière de la ville, autour de l’église de la Nativité-du-Seigneur.
« Les gens de Botto viennent ici, nous les accueillons, et la nuit, nous dormons tous en brousse, raconte Richard Baganga, un vieux de Baiko. Les anti-balaka sont apparus il y a trois semaines, pour nous défendre. On leur a demandé de rester sur la réserve car s’ils attaquent, c’est nous qui sommes ensuite exposés. Les séléka ont promis de tous nous tuer et de tout détruire avant de partir. Nous sommes certains qu’ils viendront. Même les enfants savent que les séléka vont venir nous tuer… »
Richard raconte qu’après des décennies de coexistence, depuis 2013, « les musulmans se sont détournés de nous, se sont accolés avec la Séléka, et ils nous emmerdent. Alors oui, même s’ils étaient comme des parents, ils peuvent partir. Peut-être pourront-ils revenir un jour, s’ils changent de comportement, et à moins que toutes leurs maisons soient brûlées… »
Les chrétiens en veulent à la Séléka d’avoir non seulement commis des crimes et perturbé les relations avec la communauté musulmane locale, mais aussi d’être venue avec des mercenaires tchadiens et soudanais, et des éleveurs peuls. « Les Peuls tchadiens font paître leurs troupeaux dans la région, ils sont armés de kalachnikov et très dangereux », témoigne l’Abbé Martial Agoua, de l’église de Baiko. « S’ils voient l’un d’entre nous aller au champ avec sa machette, ils l’accusent d’être un anti-balaka et lui tirent dessus, raconte Richard. Nous ne pouvons plus cultiver nos champs, ni chasser en brousse, ni aller chercher le miel. Il est donc normal que nous commencions notre petite guerre, nous aussi, pour tuer les séléka et chasser les Peuls. »
« C’EST DE LA PURIFICATION ETHNIQUE »
Au marché de Kaga-Bandoro, où transitent, ce 8 février, des camions partis de Bangui la veille, les musulmans de la ville entassent leurs biens dans les véhicules. « Nous ne savons pas ce que nous allons devenir, se lamentent Hassan et Moussa. Nous ne connaissons pas le Tchad. Et ici, en Centrafrique, c’est fini pour nous. Nos maisons et nos commerces sont systématiquement détruits. »
« C’est de la purification ethnique, même si personne de la communauté internationale n’a le courage de le dire », s’indigne un responsable de l’ONU à Bangui. Abdou Dieng, le coordinateur humanitaire des Nations unies, prudent, estime qu’« on ne peut pas dire que ce n’est pas du nettoyage ethnique et religieux ». En visite à Kaga-Bandoro, il sait, comme tout le monde, qu’« ici même, ça va basculer, et personne ne réagit ». « Il faudrait une grande réconciliation, mais l’urgence serait d’avoir davantage de troupes étrangères pour stopper cette hémorragie. »
Partout dans le pays, les anti-balaka, les pillards, les combattants de la dernière heure, et parfois simplement les gosses des voisins effacent les traces de décennies de coexistence, rasant les commerces, les mosquées et les habitations des musulmans. Le règne, bref et sanglant, de la Séléka s’achève en cauchemar pour la communauté qu’elle affirmait vouloir défendre.
Rémy Ourdan (Bangui, Kaga-Bandoro, Centrafrique, envoyé spécial )
Le Monde
* LE MONDE | 11.02.2014 à 12h13 • Mis à jour le 13.02.2014 à 08h19.
Centrafrique : l’armée française prise dans le piège du nettoyage ethnique
C’est un général qui le dit : « On a mis nos gars dans une situation intenable en Centrafrique. » Le débat s’est installé, à l’heure où les 1 600 soldats de la force française déployée en RCA depuis le début de décembre 2013 semblent impuissants à enrayer le cycle infernal des atrocités dans le pays. Les militaires craignent que cette impuissance ne débouche sur une accusation de laisser-faire. « Il ne faudrait pas qu’on revive le Rwanda », dit ce général.
Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, s’est de nouveau rendu à Bangui mercredi 12 février. Ex-Séléka (la coalition qui a pris le pouvoir par la force en mars 2013 après un an de violences) contre anti-balaka (milices villageoises et partisans de l’ancien régime), chrétiens contre musulmans, bandes criminelles contre paysans : la crise a déjà fait au moins 2 000 morts et un million de déplacés.
Si les états-majors et les observateurs reconnaissent à François Hollande d’avoir bien géré l’opération « Serval » au Mali, la mission « Sangaris » essuie des critiques croissantes jusque dans l’institution militaire.
« POUR CES OPÉRATIONS, IL FAUT DES EFFECTIFS »
Véritable opération de guerre contre un ennemi désigné (Al-Qaida) d’un côté, mission d’interposition pour une population civile déchaînée de l’autre, les deux déploiements français sous mandat de l’ONU n’ont rien de commun, si ce n’est l’exigence d’un résultat rapide. « On est encore loin du compte », avait reconnu M. Le Drian, le 6 février sur RTL.
Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a demandé, mardi 11 février, au chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, « d’envisager le déploiement de troupes supplémentaires » et à la communauté internationale de s’impliquer. L’Union européenne peine à trouver 500 hommes pour sa mission.
« Pour ces opérations, il faut des effectifs », assure un général de l’armée de terre. « Le politique doit dire : “Si je n’ai pas les moyens, je n’y vais pas”. Sinon, il y a un décalage ahurissant entre les forces déployées, l’espace à contrôler et les populations à maîtriser. Mais quand on a dit qu’il faudrait au moins 5 000 hommes en RCA, on a entendu : “Les militaires ont toujours demandé plus d’hommes”. »
« LE CHOIX POLITIQUE ÉTAIT EN FAIT UN CHOIX BUDGÉTAIRE »
« Il y avait plus de policiers, 2 000, à La Manifestation pour tous face à une foule de mamans avec poussettes que de soldats dans Sangaris pour un pays livré à la haine intercommunautaire ! », peste un colonel. « Le choix politique était en fait un choix budgétaire », accuse un autre gradé. Certes, l’engagement en cours au Mali reste élevé et les moyens sont contraints.
Mais cette option modeste a été choisie à dessein. « Nous n’entrions pas “en premier”, et l’intérêt politique était d’être moins nombreux que la force africaine déjà présente dans le pays, car l’objectif était de la faire monter en puissance », indique une source de la défense à Paris. La force africaine, la Misca, compte aujourd’hui 6 000 soldats.
La mémoire percute l’actualité, à l’approche des vingt ans du génocide rwandais. Les premières accusations d’ONG sur l’inaction supposée de la force « Sangaris » inquiètent. L’exode des populations musulmanes, selon un schéma de nettoyage ethnique de plus en plus évident, était un scénario redouté.
« C’EST BIEN POUR ÉVITER UN RWANDA QU’ON Y EST ALLÉ ! »
Notant que « Sangaris » ne contrôle qu’une faible partie du pays, l’Association de soutien à l’armée française (ASAF), qui relaie les réflexions internes, alerte dans son bulletin paru mardi : « Qui nous dit que demain la France, en l’occurrence son armée, ne sera pas accusée de complicité de meurtres ? » Si la mission est « de sécuriser ce pays abandonné et aider à son redressement, seule solution durable, qui peut nier que nos effectifs sont très largement insuffisants ? »
« C’est bien pour éviter un Rwanda qu’on y est allé !, défend un membre de l’état-major des armées. Le choix, c’était de laisser les 450 soldats déjà présents à Bangui dans la mission Boali assister à un Rwanda, ou d’y aller. Tous les jours, on sauve des vies. On ne communique pas assez sur ce qu’on fait de bien. » Selon ce haut gradé, l’état-major n’est pas surpris par rapport à ses planifications : « On savait que ce serait difficile et que cela ne se réglerait pas d’un coup de baguette magique en quatre mois même si certains l’ont dit. » Une référence aux propos des responsables de l’exécutif français qui ont lancé « Sangaris » le 5 décembre 2013 en assurant qu’il s’agirait d’une opération « rapide ». Le ministre de la défense avait, lui, précisé : « De quatre à six mois. »
Dès la mi-décembre, M. Le Drian évoquait « six mois à un an ». L’état-major prépare à présent un deuxième mandat de six mois de « Sangaris ». Les choses ne se sont pas passées comme prévu. « On a trop dit à l’avance qu’on allait y aller et les anti-balaka en ont profité », admet un officier. Le renseignement a péché, l’attaque des anti-balaka sur Bangui le 5 décembre, qui a changé la dimension de la crise en provoquant 1 000 morts, a surpris.
LE RISQUE DE PARTITION DE LA RCA N’EST PAS CONJURÉ
Les soldats français patrouillent sur un marché de Yaloké le lundi 10 Février.
Le niveau de la haine intercommunautaire a été sous-estimé, reconnaît-on au ministère de la défense. Il a contraint « Sangaris » à rester à Bangui au lieu de se positionner d’emblée en province sur les axes vitaux du pays comme envisagé. En outre, l’effet dissuasif escompté de la force militaire n’a pas joué. « On ne pouvait pas envisager que la Séléka garde le pouvoir, elle l’a fait », concède un conseiller de M. Le Drian.
La défense dit avoir anticipé le regain de tension que n’a pas manqué de provoquer le départ des ex-Séléka et de leur président Michel Djotodia de Bangui mi-janvier. « Sangaris » atteint 2 000 soldats par le jeu des premières relèves en cours. Un millier de plus ne changerait rien, estiment tous les spécialistes. « Pour empêcher que les vengeances continuent, il faudrait 30 000 militaires, 1 000 hommes par grande ville, ce n’est pas possible, on ne peut que tenter de les enrayer petit à petit », admet une source de haut niveau.
Paris, avec la présidente centrafricaine de transition Catherine Samba-Panza, souhaite que se monte rapidement une opération de maintien de la paix de l’ONU, mais cette perspective n’est pas consensuelle. L’inquiétude porte sur les chances d’une solution politique. Le risque de partition de la RCA n’est pas conjuré. Au cabinet de Jean-Yves le Drian, on le reconnaît : « Nous sommes lucides, la situation n’est pas encore maîtrisée. »
Nathalie Guibert
* LE MONDE | 12.02.2014 à 12h34.
L’Unicef « horrifié » par la situation des enfants en Centrafrique
Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) s’est dit « horrifié » par « la cruauté des auteurs des meurtres et des mutilations d’enfants » en Centrafrique et indigné « par l’impunité dont ils jouissent ».
« Ces dernières semaines ont été marquées par des niveaux de violence sans précédent contre les enfants lors d’attaques sectaires et de représailles menées par les milices [majoritairement chrétiennes] anti-balaka et d’ex-combattants Séléka [à dominante musulmane] ».
« TOUS LES GROUPES ONT COMMIS DES ACTES DE VIOLENCE »
Le directeur régional de l’Unicef pour l’Afrique de l’Ouest et centrale, Manuel Fontaine, précise que :
« Les enfants sont de plus en plus ciblés en raison de leur religion, ou en raison de la communauté à laquelle ils appartiennent. Un pays où des adultes peuvent, en toute impunité, cibler cruellement des enfants innocents, n’a pas d’avenir. Il est impératif de mettre fin à l’impunité. »
« Au moins 133 enfants ont été tués et mutilés, certains d’une manière particulièrement horrible, alors que la violence ethno-religieuse ne cesse de s’intensifier depuis deux mois. L’Unicef a ainsi vérifié les cas d’enfants décapités et mutilés intentionnellement et sait que des enfants blessés lors de fusillades ont dû se faire amputer parce que l’insécurité les a empêchés de se rendre à l’hôpital à temps pour un traitement ».
« Tous les groupes ont commis des actes de violence mais le ciblage tout récent des populations musulmanes a entraîné l’évacuation de communautés entières et une augmentation significative du nombre d’enfants non accompagnés, séparés de leur famille dans la tourmente. Ces enfants sont particulièrement vulnérables ».
* Le Monde.fr avec AFP | 14.02.2014 à 10h14 • Mis à jour le 14.02.2014 à 11h37