Cette contribution n’a pas pour objectif de résumer en un chapitre deux siècles d’histoire sur un sujet aussi complexe que les marxistes et la question paysanne [1]. Elle ne vise qu’à placer quelques jalons pour prendre la mesure du renversement de perspective qui s’est opéré entre la fin du XIXe et les débuts du XXIe siècles – du moins pour une grande partie de la gauche dite « de transformation sociale ».
Condamnée à disparaître ?
L’épisode est aujourd’hui fameux, mais il resta longtemps occulté [2]. Les marxistes russes avaient demandé à Karl Marx de leur écrire un texte polémique contre le courant « populiste » qui prétendait que la Russie pouvait faire sa révolution socialiste sans attendre le développement du capitalisme.
Après avoir beaucoup travaillé le sujet et rédigé plusieurs brouillons, Marx finit par envoyer, en 1881, une courte lettre disant en substance : « cela dépend ». Les marxistes russes trouvant que Marx n’était pas assez marxiste refusèrent de publier sa réponse et l’affaire fut enterrée pour de nombreuses décennies.
La démarche de Marx n’en était pas moins fondamentale. Etudiant un pays de la « périphérie » européenne, il cherchait à comprendre l’originalité de sa formation sociale – ce qui dû être ultérieurement fait pour les sociétés du « Sud ». Analysant l’histoire singulière d’où cette formation sociale était issue, il ouvrait la voie, comme en d’autres textes plus anciens, à une conception multilinéaire de l’histoire mondiale. Notant que l’avenir de la Russie n’était pas prédéfini, mais dépendrait du résultat – nécessairement indéterminé – des luttes dans le pays même, ainsi que dans le reste de l’Europe, il décrivait un « carrefour historique », élément constitutif d’une conception « ouverte » de l’histoire.
Dans le domaine qui nous concerne ici, pourquoi Marx considérait-il qu’à certaines conditions (révolutions en Europe de l’Ouest…), la « commune paysanne » russe pouvait nourrir une transition socialiste avant le développement du capitalisme ? Pourquoi prenait-il au sérieux les écrits du « populiste » Nicolaj Chernyshevskij ? Pourquoi traitait-il les militants de « La Volonté du peuple » en amis et camarades ? Pourquoi tenait-il tant à se lier à une tradition révolutionnaire autochtone ?
Ces questions ne furent pas posées. Avec la mort de Marx, l’« orthodoxie » marxiste au tournant du siècle s’est satisfaite des textes de Marx aux connotations déterministes, sans prendre pleinement en compte ceux qui présentaient une perception plus dialectique de l’histoire. Elle se replia sur une conception linéaire du progrès dans laquelle la paysannerie n’avait pas d’avenir [3]. La référence resta la formule bien malheureuse identifiant la paysannerie à un « sac de pommes de terre », une masse atomisée de petits propriétaires, irrémédiablement tournée vers le passé [4]. En cela, la vision dominante chez les marxistes de l’époque ne se différenciait guère des préjugés et de l’idéologie dominante des élites urbaines. Pour reprendre l’expression de Roland Lew, relayée par Isaac Johsua, la paysannerie était « une classe en trop » – dont on ne savait trop que faire [5].
Malgré des travaux d’historiens qui ouvraient nombre de pistes de réflexion [6], l’image dominante du soulèvement paysan est longtemps restée la jacquerie – révolte de serfs contre leur seigneur pouvant faire tache d’huile de domaine en domaine, mais sans plus –, le banditisme social, le millénarisme passéiste... Les grandes guerres paysannes sont rarement prise en compte dans toutes leurs dimensions, à commencer par la révolte des Taiping (« la Paix céleste ») en Chine (1850-1864), probablement le plus vaste mouvement social du XIXe siècle, à l’idéologie égalitaire, syncrétique, nationaliste – voire moderniste et féministe – et qui fonda une dynastie rivale régnant sur un territoire significatif pendant une décennie [7].
Une alliance temporaire « contre »
En trop ou pas, la paysannerie était néanmoins trop nombreuse pour se voir ignorée. Bien qu’en dénonçant toute illusion sur l’engagement progressiste des couches petites-bourgeoises, Marx avait lui-même envisagé la nécessité d’une alliance ouvrière et paysanne pour renverser l’ancien régime ; mais une alliance qui devait se nouer sous hégémonie prolétarienne et se dissoudre au lendemain de la victoire.
S’il y avait un pays européen où la question paysanne ne pouvait être négligée, c’était bien la Russie. Les marxistes russes en avaient conscience. Sur cette question, ils partageaient pour la plupart (Lénine, Trotski…) une même orientation : l’alliance temporaire contre l’autocratie. La particularité de Lénine est d’avoir accordé beaucoup de temps, d’écrits et d’énergie à l’analyse des luttes agraires [8]. Il ne s’en tenait pas à l’idée simpliste que le paysan suivrait la ville – qu’elle soit incarnée par le bourgeois ou par le prolétaire. Il cherchait (non sans mal) à comprendre les dynamiques à l’œuvre au sein monde rural, les conditions d’une synergie des combats sociaux ruraux et urbains. Il était encore « orthodoxe » dans ses références théoriques (marquées par un certain déterminisme économique), mais déjà « hétérodoxe » dans sa compréhension de l’équation stratégique permettant le renversement du tsarisme [9].
Les fruits de ce travail politique sont recueillis en octobre 1917. Nous sommes en pleine guerre mondiale. L’armée russe se décompose, défaite par les forces allemandes. Dans leur grande majorité, les soldats sont des paysans qui rentrent au village avec, souvent, leurs armes (ce qui résout la difficile question de l’armement du peuple). Les règlements de comptes contre les seigneurs se multiplient. Lénine suit de près la situation dans le monde rural en l’attente du « moment favorable », car les débuts du véritable soulèvement paysan est l’une des conditions nécessaires à la conquête du pouvoir dans les grands centres urbains. Il n’y a pas succession (d’abord les villes, puis les campagnes), mais combinaison (en y ajoutant la révolte des nationalités opprimées).
C’est le moment d’un grand chassé-croisé politique. Par opportunisme, les Socialistes révolutionnaires (descendants des populistes) mettent beaucoup d’eau dans le vin de leur programme de distribution des terres. Par radicalisme, les Bolchevicks mettent de côté leur programme antérieur (nationalisation des terres, grandes exploitations, appui sur les paysans pauvres, pas de partage…) et soutiennent celui pour lequel les paysans se battent effectivement : la distribution sans compensation des terres. La terre à ceux qui la travaillent ! Il ne s’agit pas d’opportunisme programmatique, mais de démocratie révolutionnaire : reconnaître la volonté du peuple… [10] Il s’agit aussi d’apprendre de l’expérience (ce à quoi que Rosa Luxembourg se refuse, en ce domaine du moins [11]).
L’histoire ne s’arrête évidemment pas là. La guerre civile engagée par les armées blanches contre le pouvoir révolutionnaire a mis à rude épreuve alliances politiques et sociales. Les marxistes russes n’étaient pas enracinés dans le monde rural, où opèrent les Socialistes révolutionnaires, les Socialistes révolutionnaires de gauche, divers mouvements anarchistes et où – aussi ? surtout ? – les luttes sont conduites par des élites paysannes locales... Or, la conviction partagée reste que l’unité n’est que de courte durée, qu’elle n’a pour objet que d’empêcher le retour des anciennes classes dominantes.
Autre problème : la stratégie d’avant Octobre 17 s’avère durablement prise en défaut. La répartition des terres réduit les inégalités sociales au sein du village ; impossible alors d’enclencher rapidement une lutte de classe au sein même de la paysannerie en soutenant le paysan pauvre (futur prolétaire) contre le paysan riche (nouveau bourgeois). La paysannerie ne se décompose pas, ni ne se suicide volontairement pour se laisser transformer en prolétariat agricole des fermes d’Etat. De nouvelles différenciations sociales apparaîtront effectivement, mais plus tard et dans un contexte différent [12].
L’alliance « pour », dans la durée
Comment repenser les rapports prolétariat et paysannerie, peuple urbain et peuple rural, dans la durée ? Lénine continue à y réfléchir intensément. Il est remarquable que ce soit l’une des questions sur lesquelles, malade, il rédige ses derniers articles, dicte ses dernières notes, connus sous le nom de « testament » [13] – avec notamment la question nationale et celle de la bureaucratie. Dans « De la coopération », il écrit ainsi : « Il me semble que nous ne prêtons pas une attention suffisamment à la coopération [qui] acquiert chez nous une importance tout à fait exceptionnelle. » La combinaison du « pouvoir d’Etat sur les principaux moyens de production » et de « l’alliance » du prolétariat « avec les millions de petits et tout petits paysans […] – n’est-ce pas tout ce qu’il faut pour construire à partir de la coopération […] une société socialiste intégrale ? » La coopération « du point de vue de la transition à un nouvel état de choses [constitue] la voie la plus simple, la plus facile, la plus accessible au paysan. » Un « régime socialiste », conclut Lénine, est « le régime des coopérateurs civilisés quand les moyens de production appartiennent à la société et que le prolétariat comme classe a triomphé de la bourgeoisie ». Exit le modèle des fermes d’Etat ! [14].
Peut-on dire qu’à une époque différente (la Russie a connu une importante vague d’industrialisation) et dans un contexte différent (guerres interimpérialistes, actualité et défaite des révolutions dans l’Ouest européen) [15], Lénine reproduit à sa manière le cheminement intellectuel de Marx durant les années 1880s ?
Des sauts qualitatifs dans le degré de bureaucratisation de l’URSS et l’émergence du régime stalinien ont mis un terme brutal à l’expérience russe d’intégration de la paysannerie à un processus révolutionnaire moderne. En revanche, cette expérience va renaître – et avec quelle force ! – dans ledit « tiers monde » ; tout particulièrement avec les grandes révolutions asiatiques (Chine, Vietnam…).
Des analyses et des orientations stratégiques éprouvées en Russie ont facilité l’appréhension des sociétés du « Sud ». C’est par exemple le cas pour l’analyse du développement inégal et combiné à l’époque impérialiste : dans le « tiers monde », des rapports de production très « modernes » (le dernier cri de l’entreprise ou de la finance capitalistes…) se combinent avec des rapports sociaux anciens, dans le cadre de formations sociales très originales sous la dépendance du marché mondial. Il en va de même pour la dynamique de révolution « permanente », ou « ininterrompue », qui permet de comprendre à quelles conditions le combat pour des revendications dites démocratiques ouvre la voie à des luttes à caractère socialiste. Encore faut-il tenir compte de deux données :
• L’expérience du tiers monde a éclairé en retour la réalité russe. Des spécialistes des pays « en développement » et de la paysannerie ont ainsi contribué à renouveler l’analyse des révolutions en Russie. C’est notamment le cas de Teodor Shanin en ce qui concerne celle de 1905 [16]. Il est intéressant de comparer les thématiques abordées dans ses ouvrages et dans d’autres études de référence comme celles d’E. H. Carr [17] ou de Léon Trotski [18].
• Avec la Chine – puis bien d’autres pays du Sud –, les révolutions du XXe siècle ont quitté l’espace européen. Elles se sont déployées dans des formations sociales issues de lignées historiques propres qui, bien souvent, n’ont pas connu l’équivalent du féodalisme occidental. Les paysanneries y sont donc différentes. Elles n’en ont pas moins joué un rôle fondamental dans les luttes de libération nationale et révolutions sociales du siècle passé [19].
La révolution russe avait été caractérisée par une alliance conflictuelle entre un parti et un pouvoir voulant représenter la classe ouvrière (essentiellement urbaine) et des mouvements paysans qui leur étaient indépendants. La révolution chinoise a inauguré un chapitre nouveau : l’organisation directe de la paysannerie par un parti communiste [20]. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. Il a inauguré un vaste ensemble de luttes révolutionnaires dans le monde colonial et semi-colonial qui ont profondément modifié la perception à gauche de la question paysanne. Dans le cadre, notamment, de luttes armées de libération nationale engagées longtemps avant une éventuelle victoire, elle est perçue comme la « force principale » – mais non pas la « force dirigeante » – d’un combat révolutionnaire mené dans la durée.
Comme le faisait remarquer Truong Chinh, dirigeant du Parti communiste vietnamien, « on ne pouvait continuer indéfiniment à envoyer un paysan au front pendant qu’au village, sa femme devait donner une bonne partie des récoltes à son propriétaire, lui offrir des cadeaux les jours de fête, lui payer des taux d’usure exorbitants pour des dettes contractées lors d’une maladie ou à la suite d’une inondation, et que ses enfants servaient comme domestiques sans gages, subissant force brimades et brutalités chez les richards du village » [21]. Non seulement la théorie de la « guerre du peuple » sino-vietnamienne combinait étroitement conceptions militaires (guérilla…) et enjeux sociaux (réforme agraire…), mais la mise en œuvre plus ou moins radicale suivant les périodes du programme agraire était définie en corrélation avec les objectifs généraux du moment et l’appréciation des rapports de forces [22].
Ni l’indépendance vis-à-vis des puissances impérialistes ni le renversement des pouvoirs traditionnels ne pouvaient être réalisés sans une levée populaire ; et donc une levée paysanne. Ainsi, selon la formule vietnamienne, le contenu social de la question nationale était bien la question agraire. Ce rôle assigné à la paysannerie tenait alors à son poids démographique et sociologique (aucune révolution ne peut être majoritaire sans elle) et à sa localisation géographique, où il est plus facile d’accumuler des forces militaires (même s’il y a eu des expériences de guérilla urbaine dans des pays comme l’Uruguay). Mais cela impliquait d’assurer à ladite paysannerie un avenir ; et non pas de lui annoncer sa disparition programmée.
Une problématique d’ensemble s’est dessinée au cours du XXe siècle. La réforme agraire permet de briser le pouvoir des anciennes classes dominantes dans le monde rural, de répondre aux aspirations de la paysannerie et d’en faire un acteur majeur de la révolution. Le développement progressif de formes de coopération permet de dépasser les limites d’un morcellement des propriétés et de l’associer à la construction d’une société nouvelle [23]. Il est en quelque sorte devenu le schéma de référence. Ce qui ne veut pas dire que sa mise en œuvre était simple. Le village avait l’habitude de faire front commun contre l’ennemi extérieur (collecteurs de taxes, soldats, bandits…) et cette solidarité n’était pas facile à rompre, alors que le paysan vivait sous la dépendance du notable. Une fois que la lutte des classes s’engageait, elle pouvait spontanément opposer le sans-terre au petit propriétaire, ou le paysan moyen-pauvre au paysan moyen-riche, divisant la paysannerie au lieu de l’unifier contre les grands propriétaires et notables [24]. Après la victoire, le succès d’une politique de coopérativisation dépendait des mesures politiques et économiques d’ensemble conduites par le pouvoir révolutionnaire, sinon l’expérience pouvait se terminer dans une crise dramatique comme ce fut durant les années 50 le cas en Chine, avec l’échec du Grand Bond en Avant [25]. En tout moment, trop de radicalité pouvait diviser les forces populaires et pas assez permettre aux possédants de reprendre l’initiative.
Ce n’est pas une formule vide de sens que de dire que les formations sociales du monde rural étaient « complexes » et que la politique agraire se devait d’être « concrète ».
Dans les pays du Nord. Durant la décennie de crise 1965-1975, certaines des luttes phares ont été, au Nord aussi, paysannes. Ce fut notamment le cas au Japon à Sanrizuka, en opposition à la construction de l’aéroport international de Narita, aux environs de Tokyo [26] ; et en France, au Larzac, contre l’extension d’un camp militaire sur ce plateau calcaire (un causse) du Massif central [27]. Ce furent des combats de longue durée : de 1967 à 1978 dans le premier cas, se terminant sur une défaite ; de 1970 à 1981 dans le second, aboutissant à une victoire, suite à l’élection de François Mitterrand. Des solidarités ouvrières et paysannes se sont nouées sur le Larzac et, aussi, lors de grèves comme celle du Joint français (Saint Brieux), des agriculteurs livrant des denrées alimentaires aux grévistes par le biais du comité de soutien [28].
Toutes les composantes de ce que l’on appelle aujourd’hui la gauche radicale et progressiste se sont retrouvées à Sanrizuka, engagées dans d’homériques confrontations avec les forces de l’ordre. Le plateau du Larzac a accueilli des rassemblements géants (100.000 en 1974) où se retrouvait toute la gauche contestataire de l’époque – et au-delà. Les raisons d’en être étaient multiples : de l’antimilitarisme à l’anti-impérialisme, en passant par la critique de la société de consommation ou de la dictature marchande. Mais ce qui a permis à ces combats de durer, ce fut bien la résistance paysanne à l’expropriation, en défense d’un espace de vie et de petites exploitations agricoles productives (riz, moutons…). En France, elles ont aussi été marquées par un mouvement de retour à la terre dans la jeunesse.
Ces combats n’ont pas nécessairement modifié le regard porté à gauche sur la place de la paysannerie dans la révolution à venir. Mais ils ont créé des traditions de solidarité, mis en lumière le rôle des résistances de communautés locales dans la contestation d’un ordre national au service du capital ; et semé de nombreuses graines. La formation de l’organisation des Paysans-Travailleurs a ainsi préparé la fondation ultérieure de la Confédération paysanne [29].
Une alternative contemporaine à l’agro-industrie
Le poids démographique de la paysannerie – et plus généralement de la population rurale – a beaucoup décru ; cependant la question alimentaire (donc agraire) garde dans le monde présent toute son importance sociale, économique et politique [30]. Aujourd’hui encore, on ne saurait alors faire de la paysannerie table rase...
A en croire une certaine vision marxiste (ou urbaine), l’horizon du paysan se limitait aux frontières du village. Aujourd’hui cependant, des mouvements paysans animent une organisation internationale particulièrement active, La Via Campesina [31]. Une Internationale qui a pour particularité d’avoir des organisations membres au Nord et pas seulement au Sud : en France, il s’agit de la Confédération paysanne [32]. Une Internationale aussi qui est l’une des composantes les plus actives de l’altermondialisme, du mouvement pour une Justice globale.
Si tel est le cas, c’est que les mouvements paysans s’affirment comme une alternative globale à l’agro-industrie – alors que cette agro-industrie constitue l’un des piliers du capitalisme mondial et façonne la société tout entière, qu’elle impose ses diktats aux consommateurs comme aux producteurs. L’agro-industrie incarne un modèle de société capitaliste – et l’agriculture paysanne la possibilité d’un modèle alternatif.
L’agroalimentaire est l’un des principaux domaines où l’offensive pour la marchandisation complète de la planète et des rapports sociaux est engagée, où l’artificialisation du monde se poursuit, où la subordination ultime des individus au capital se joue à coup de nouvelles technologies comme les OGM. Ce n’est en rien un secteur périphérique du capitalisme ni un front de lutte secondaire.
En ce domaine comme en d’autres (voir par exemple le nucléaire pour la production d’électricité), ce n’est pas seulement le fait que des capitalistes ou des financiers soient aux commandes qui fait problème. La technologie ou le modèle productif lui-même sont en cause : ils ne sont fonctionnels que par rapport à une logique de classe, en l’occurrence bourgeoise. Le nucléaire n’est pas adaptable à une société socialiste démocratique. Le modèle industriel n’est pas approprié à l’agriculture : il engendre nécessairement des dommages socio-environnementaux insoutenables, il écrase la nature, artificialise à l’extrême le monde et porte une responsabilité majeure dans la destruction des milieux (semi)naturels (les écosystèmes), dans l’effondrement de la biodiversité [33].
A certaines conditions, les agricultures paysannes peuvent fonder un autre modèle de société que celui dont est porteuse l’agro-industrie capitaliste. Vue de gauche, elles redeviennent ainsi une composante active d’un projet de transformation sociale.
Une agriculture paysanne fixe la population dans les campagnes. Elle enraie l’exode rural porteur de chômage ; ou peut redonner vie au monde rural là où la désertification humaine provoquée par l’agro-industrie s’est déjà produite. Elle rend possible le maintien ou la réimplantation de services publics dans des régions frappées de déshérence sociale.
Elle peut permettre (tout est au conditionnel) une réduction radicale de l’usage des intrants chimiques et des pollutions, une alimentation de qualité, la réduction des transports en favorisant la relocalisation des productions tant dans l’espace national qu’international. Elle favorise le combat contre les émissions de gaz à effet de serre et le changement climatique.
Elle porte de grands enjeux démocratiques, comme la libération des consommateurs et des producteurs de la dictature des semenciers et autres géants de l’agroalimentaire ; le droit d’accès aux biens communs (terre, eau, forêts…) ; le droit des peuples à la souveraineté alimentaire et la fin des rapports de dominations forgés par l’impérialisme au profit des transnationales ; la résistance à la marchandisation du monde.
La protection de la biodiversité ne se réduit pas à la création de réserves, tant s’en faut. Des îlots verts dans un océan d’aridité marchande sont condamnés à dépérir. Bien des milieux riches sont en fait « semi-naturels » : ils dépendent d’une activité humaine et disparaîtrons si celle-ci s’interrompt [34]. Une agriculture paysanne pensée à cette fin peut pérenniser ou reconstituer des bocages, mangroves, prairies, zones humides, pâturages de montagnes, forêts diversifiées, etc. Tout ce qui est dit ici vaut aussi pour les communautés de petits pêcheurs à l’heure où l’effondrement des populations de poissons est programmé, où les fonds marins sont dévastés [35]. Cela vaut de même pour la gestion des forêts que le modèle des plantations stérilise, uniformise et fragilise, alors qu’une gestion écologique « appropriée », « à la paysanne », peut lui assurer santé, diversité, durabilité et richesse biologique [36].
Le modèle industriel est certes « contemporain », mais il n’est pas pour autant « moderne » au sens où il répondrait aux besoins présents et à venir. Le modèle paysan n’est pas (nécessairement) passéiste, archaïque. La crise écologique a permis de conclure les controverses à cet égard. Loin d’être une classe condamnée, la paysannerie, véritable Phénix, s’affirme aujourd’hui comme une classe d’avenir – bien que très menacée.
Nous n’évoquons pas ici une possibilité virtuelle, impalpable, mais une réalité présente. Un mouvement international tel La Via Campesina porte un programme qui aborde cet ensemble de problématiques. Des organisations mènent de vastes mobilisations pour défendre conjointement les droits des sans-terre et paysans, les droits des femmes [37] et la justice climatique, comme la caravane de la fin 2011 initiée par la Bangladesh Krishok Federation (BKF) et sa contrepartie féminine, la Bangladesh Kishani Sabha (BKS) [38].
Rien n’est pour autant simple. Côté biodiversité, la cohabitation entre paysans et grands prédateurs (ours et loup en France, tigre en Inde…) fait parfois l’objet de violentes polémiques. Les conditions pour une agriculture organique peuvent être très dégradées après des décennies d’exploitation par des méthodes agro-industrielles : perte de qualité et changement de composition des sols, pollutions multiples… Des savoir-faire se perdent alors que la recherche scientifique et technologique n’est pas orientée vers les besoins des agricultures paysannes… Il est encore difficile d’évaluer toutes les conséquences qu’aura la dispersion sauvage dans la nature des OGM ou le changement climatique…
Les paysanneries ont manifesté une capacité inattendue à résister ou à se reconstituer. En Russie déjà, à la veille de la Première Guerre mondiale, il était courant de penser que la commune rurale avait été mortellement frappée par le développement du capitalisme à la campagne, accéléré par les réformes Stolypine. Avec la révolution de 1917, elle est cependant massivement réapparue [39]. Aujourd’hui encore, nombre de paysans luttent pour contrecarrer l’étau marchand et légal imposé par l’agro-industrie. Aux Philippines, des villages passent silencieusement à l’agriculture organique et attendent d’être à même de commercialiser leur production (une fois les besoins d’autoconsommation satisfaits) pour publiciser leurs choix, afin d’être en position de mieux résister aux pressions des pouvoirs établis. En France, des producteurs ont dû cacher à leurs banques leur volonté de passer à l’agriculture « paysanne », car sinon ils n’auraient pas obtenu de prêts. Actuellement, dans divers pays, des « maisons de semences » sont créées pour échapper à la dictature des semenciers, même s’il faut pour cela s’opposer à des lois visant à garantir le monopole des puissants [40].
Des différentiations internes, plus ou moins lentes, ne cessent cependant de se manifester au sein des couches paysannes, qu’elles soient dues aux aléas de la vie (endettement de certaines familles à la suite de maladies, de mauvaises récoltes…), à la concurrence pour les meilleures terres, aux agressions du marché national ou international… L’équilibre entre productions pour la vente et pour l’autoconsommation reste instable. L’appauvrissement nourrit l’immigration.
Des formes coopératives appropriées peuvent permettre de dépasser la concurrence entre familles paysannes en offrant un cadre dans lequel les intérêts collectifs, le développement des services sociaux et les nécessités environnementales sont pris en compte. Mais tant que la société reste dominée par le capital, ce mouvement coopératif est menacé de sclérose, de désintégration ou de cooptation. Pour garder dans la durée son dynamisme, la coopération paysanne doit pouvoir s’appuyer sur un Etat, une administration à même de réguler les rapports villes-campagnes en tenant compte de ses besoins (prix, biens industriels et technologies adaptés, crédits, éducation, culture…) et de la protéger de la compétition inégalitaire engagée par les transnationales, aujourd’hui sanctionnée dans les accords de libre-échange.
Consciences et convergences
La domination universelle du capital sur la campagne prend des formes très variables ; elle a plus ou moins fait du passé social table rase. Avec le temps, les structures agraires évoluent, mais ne gagnent pas pour autant en « simplicité ». La « question agraire » reste « complexe » et les politiques agraires « concrètes », les paysanneries diverses.
Il existe souvent un décalage entre le statut officiel d’un paysan et sa condition réelle – un décalage qui pèse sur les consciences. Un paysan propriétaire, par exemple, sous contrat avec une transnationale peut perdre en pratique toute autonomie, tout pouvoir de décision sur sa production. Mais c’est lui – et non la transnationale – qui embauche la main-d’œuvre saisonnière. Le rôle déterminant des donneurs d’ordre reste à l’arrière-plan du rapport social d’exploitation.
De même, un travailleur d’une plantation moderne de fruits peut se penser ouvrier agricole. Mais un autre sur une plantation de canne à sucre gérée « à l’ancienne », en situation de dépendance familiale radicale, peut aspirer à devenir paysan : il pourrait alors au moins produire de quoi se nourrir, lui et ses proches.
Des communautés occupant montagnes ou forêts étaient hier perçues d’abord comme paysannes. Aujourd’hui, elles sont avant tout vues comme peuples indigènes, porteurs d’une culture propre. Elles sont évidemment les deux. Le lien entre les deux est en quelque sorte incarné par la figure d’Hugo Blanco. Alors qu’il était membre de la Quatrième Internationale, il s’est engagé durant les années 60 dans le soulèvement paysan des Quechua, dans la haute vallée de Cuzco, au Pérou, sur le mot d’ordre « la terre à qui la travaille ». Il est devenu une figure de proue de la défense des communautés indiennes et défend aujourd’hui une perspective écosocialiste qui peut, pour les peuples concernés, se nourrir d’un « collectivisme millénaire » [41].
La combinaison des exploitations et oppressions évoquées dans le cas des communautés indiennes d’Amérique latine prend bien d’autres formes, comme en Inde avec la structure de castes et son lien à la structure de classe. Dans l’histoire des révolutions paysannes, il est particulièrement intéressant de noter l’importance qu’a pu prendre le combat d’émancipation des femmes. Rappelons que les deux grandes lois qui ont été adoptées au lendemain de la prise du pouvoir par le Parti communiste chinois, en octobre 1949, ont radicalement modifié le statut légal de la femme et, singulièrement, de la paysanne : la loi sur le mariage et sur le réforme agraire, avec une égalisation des droits, y compris concernant la terre. Le potentiel progressif des combats paysans se juge aussi à cet aune : leur capacité à s’attaquer aux oppressions de genre, de castes, de cultures, et de construire des solidarités intercommunautaires.
L’ennemi immédiat du paysan a mille visages : le grand propriétaire foncier, l’armée (qui possède dans bien des pays des fermes militaires où elle exploite les fermiers), la transnationale agroalimentaire et les semenciers, le gouvernement qui les expulse pour ouvrir des zones industrielles (ou construire des aéroports sans réelle utilité sociale et à fort coût environnemental comme aujourd’hui, en France, Notre-Dames-des-Landes), la police qui leur interdit l’accès aux forêts, les promoteurs de grands barrages qui noient leurs terres, les usuriers qui les réduisent à un état de dépendance permanente, la pauvreté sans visage qui les pousse à migrer dans des conditions désespérées (car les paysans sont aussi des migrants forcés [42]), et bien d’autres ennemis encore.
Par delà la diversité de la condition paysanne, ce qui fonde la synergie de ses luttes – et la convergence avec les autres secteurs populaires –, c’est évidemment la domination plus universelle que jamais du marché capitaliste ; mais aussi le fait que sans changement de société, la paysannerie est condamnée. C’est bien le grand paradoxe historique. Sans écosocialisme, la paysannerie n’a pas d’avenir – et l’écosocialisme ne se conçoit plus sans paysannerie.
Pierre Rousset
PISTES POUR UNE AGRICULTURE ÉCOLOGIQUE ET SOCIALE
COLLECTION « LES CAHIERS DE L’ÉMANCIPATION. »
Parution : Février 2014
Pages : 144 pages
Format : 115 x 190
ISBN : 978-2-84950-408-6
Présentation
À l’heure de la mondialisation et des défis écologiques et climatiques, l’agriculture concentre bon nombre de questions. L’agriculture et la paysannerie, de par leurs rôles tout simplement essentiels pour l’alimentation humaine, mais aussi pour l’aménagement des territoires et la conservation des ressources, sont une composante active de tout projet de société. Les questions agricoles et alimentaires permettent la rencontre des mouvements écologistes, paysans et ouvriers en remet tant en cause la domination des multinationales, de la finance et de la grande distribution. Le livre traite des implications de la reconversion/transition de l’agriculture vers l’agriculture paysanne et agro-écologique, c’est-à-dire un modèle agricole d’émancipation répondant aux défis du 21e siècle en termes sociaux et environnementaux et de la défense des petits et moyens paysans. Les auteurs s’appuient sur l’existence et le développement d’exemples concrets de voies en dehors du productivisme comme point d’appui pour impulser des changements de grande ampleur. Le bilan du modèle industriel transposé à l’agriculture est catastrophique. Sans pas séisme ni idéalisation, il faut inventer un nouveau modèle agricole qui favorise un travail avec la nature et non contre elle, comme c’est le cas dans les systèmes industriels.
Cette invention implique également un nouveau rapport à la propriété de la terre, privilégiant la généralisation du droit d’usage des sols et des outils et le renforce ment de la coopération (planification de la production sur un bassin de vie, utilisation en commun de matériel, de moyens de stockage et de transformation, de service de remplacement permettant l’accès aux con gés et aux loisirs...) dans une dynamique d’expérimentation concrète tant sur le plan démocratique que de l’innovation sociale et technique. L’agriculture servira peut-être à reconstruire notre projet émancipateur et à dé coloniser l’imaginaire aussi bien du travail que de la nature.
Parmi les auteurs
Clémentine Come, elle prépare à Rennes, une thèse sur les trajectoires militantes des agricultrices bretonnes. Matthieu Cassez, agronome. Marc Dufumier, agronome, enseignant à AgroParisTech. Denis Fric, membre du GIE Zone Verte. Laurent Garrouste a contribué à Pistes pour un anticapitalisme vert (Syllepse). Isabelle Goldringer, chercheure à l’INRA de Moulon (91). Laurence Lyonnais, agent de développe - ment en milieu rural. Pierre Meneton, Inserm, auteur de Le sel, un tueur caché publié (Favre). Roxanne Mitralias, sociologue rurale. Claudia Neubauer, déléguée générale de Fondation sciences citoyennes. Jocelyne Porcher (INRA Montpellier) auteure de Une vie de cochon (La Découverte). Josie Riffaud, responsable de Via Campesina et de la Confédération paysanne. Pierre Rousset, membre du comité de ré daction de l’International Encyclopedia of Revolution and Protest (Wiley-Blackwell, 2009).
Éditions Syllepse - 69 rue des Rigoles - 75020 Paris
Tel : 01 44 62 08 89