Pour les marcheurs et leurs soutiens c’est l’euphorie : « Il y a deux mois, peu de gens croyaient qu’un mouvement populaire de dimension nationale pouvait se manifester en France pour dire ‘‘non !’’ aux meurtres racistes et aux glissements xénophobes de la société. (...) Oui, il était possible de réveiller la France de la solidarité pour qu’elle reprenne l’avant-scène de l’actualité usurpée par des nostalgiques du nazisme et du fascisme ! (...) Cette première marche marque un tournant. La vie ne peut plus être à présent tout à fait la même. » [1]
Trente ans après, le bilan est cruel, sur le front social comme sur celui du racisme et des violences policières. Et tout le monde a payé parmi les classes populaires. C’est ce qui a été évacué des commémorations de la Marche : l’échec de ce mouvement a exprimé l’échec d’une perspective générale de transformation sociale.
La leçon première devrait être qu’un mouvement global est impossible sans prendre en compte les spécificités des couches de la population issues de l’immigration, notamment des jeunes Arabes et Noirs. Inversement, leur lutte est vouée à l’impasse sans jonction avec le reste de la société et notamment le mouvement ouvrier. A quelles conditions, comment ? La question reste posée.
Une nouvelle réalité... de classe
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, une nouvelle réalité apparaît sur la scène publique française, celle des jeunes des cités, enfants des couches les plus exploitées de la classe ouvrière en proie à la relégation sociale et à la répression policière. Ils et elles préfigurent le développement d’une nouvelle composition de classe, diverse culturellement et dans ses origines géographiques. Une proportion importante de ces jeunes est en effet issue de l’immigration post-coloniale qui, à l’expérience de la relégation sociale, ajoute celle du racisme et des violences policières.
Sur fond de crise, illustrant ce que le sociologue Loïc Wacquant a décrit comme le recul de l’Etat social et le développement de l’Etat pénal, les tensions avec la police sont explosives et vont devenir un enjeu incontournable des luttes dans les quartiers. Les crimes racistes visant des jeunes, en majorité des jeunes Arabes, se multiplient au début des années 1980. A Nanterre, des jeunes qui s’étaient organisés déclarent dans leur journal : « Pas question de passer notre temps à gérer la misère comme des bouffons pendant qu’on tire sur nos frères ! On n’est pas des pompiers. Et si ça explose, tout le monde aura été prévenu ! » [2]
Avec la marche, cette génération va acquérir une visibilité sociale au travers des révoltes urbaines contre la police : « Ils étaient jusqu’à présent ignorés, voilà qu’ils font maintenant peur. » [3]
Effervescence souterraine
Il y a une continuité entre ces révoltes urbaines et les mobilisations politiques [4]. Parmi les membres de l’association SOS Minguettes, à l’initiative de la Marche de 1983, se trouvent aussi bien des petits frères de « figures » de la petite délinquance (Toumi Daïdja et Patrick Henry) que de militants du quartier (Djamel Mahmadi et Mohamed Khira). Car, aspect largement occulté depuis, cette période est aussi le début d’expériences d’organisation spécifique des jeunes des quartiers.
Suite au meurtre de Kader, 15 ans, tué par un gardien à Vitry en 1980, ses copains s’organisent. Ils tentent même de lancer une campagne nationale contre « l’ouverture de la chasse aux jeunes et aux immigrés en particulier ». Cela donnera naissance au réseau Rock Against Police qui organisera des concerts dans une vingtaine de cités de Paris, Marseille ou Lyon. Il participera à relier des collectifs locaux comme l’association Gutenberg, créée à Nanterre pour le relogement des familles de cette cité de transit et qui organise la mobilisation suite au meurtre d’un de ses membres en 1982, ou les jeunes femmes de Zaâma d’Banlieue dans la région lyonnaise.
Cette effervescence lie la nouvelle génération avec des militants de la génération précédente, des anciens du MTA (Mouvement des travailleurs arabes), des mouvements d’éducation populaire, de l’extrême gauche. A des degrés divers, ils combinent la lutte contre les expulsions des étrangers, contre les crimes policiers et la justice à deux vitesses, avec des luttes sociales comme celles pour le logement. « Les expériences parisienne et lyonnaise sont, sans aucun doute, celles qui ont été menées le plus loin. Pourtant, d’autres initiatives existent sur le reste du territoire. Elles possèdent une série de points communs : la culture comme vecteur de mobilisation, l’exigence d’autonomie, la crainte de la récupération, la radicalité du discours, l’incapacité à se structurer durablement, l’ancrage dans les cités, l’organisation en réseaux... » [5]
Espoir...
Avec la Marche, la visibilité de cette génération devient politique. Abdellalli Hajjat parle même de « Mai 68 des enfants d’immigrés post-coloniaux ». [6] Autour de la Marche, la mobilisation entraîne la création de collectifs et des rencontres entre militants. Des « Forums justice » organisés par les réseaux les plus radicalisés permettent une libération de la parole des quartiers. L’organisation du soutien à la Marche entraîne aussi la coordination de ces réseaux comme avec le Collectif des jeunes Arabes de Paris. C’est au premier Forum justice, organisé à Vaulx-en-Velin lors de l’étape lyonnaise par Wahid-Association, que naît l’idée de constituer une association nationale des victimes des crimes racistes et policiers.
Même si le lien avec la première génération de l’immigration et le mouvement ouvrier est difficile, un cortège d’un millier de travailleurs immigrés CGT de Talbot-Poissy et Renault-Billancourt participe à l’accueil de la Marche à Paris.
Dans la foulée de la Marche, les associations de jeunes de la région lyonnaise se mobilisent contre le congrès du Front national à Lyon, le 14 janvier 1984. C’est alors qu’elles constituent le Collectif Rhône-Alpes des associations autonomes de jeunes issus de l’immigration.
Ainsi, si en termes de revendications les résultats concrets de la Marche sont limités (avec toutefois l’obtention de la carte de séjour de 10 ans), elle crée une dynamique nationale pour le mouvement. Des Assises nationales se tiendront l’année suivante. Deux autres marches auront lieu en 1984 et 1985. L’histoire de ces tentatives de structuration d’un mouvement national est chaotique mais se poursuivra pendant des années. [7]
... et désillusions
L’évolution de la situation va doucher les enthousiasmes et rendre problématiques les tentatives de développement de ce mouvement. Alors qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point l’arrivée de la gauche au pouvoir a suscité l’enthousiasme, la situation se renverse dramatiquement. Tandis que le PS commence à décevoir les attentes, entamant dès 1983 son « tournant de la rigueur », la droite et l’extrême droite l’attaquent sur les questions de l’insécurité et de l’immigration. Ces thématiques qui focaliseront le champ politique et médiatique pour des décennies seront progressivement reprises par le PS et le PCF.
Les années qui suivent voient le durcissement par le PS au gouvernement des mesures de contrôle de l’immigration, tandis que les crimes racistes continuent. 1983 et 1984 voient les premières percées électorales du Front national aux municipales puis aux législatives. Aux élections législatives de 1986, une droite revancharde, ouvertement raciste et sécuritaire, revient au pouvoir. Bénéficiant de la proportionnelle, le Front national fait entrer 35 députés à l’Assemblée nationale.
Les pères des marcheurs
Depuis 1982, un mouvement de grèves s’est développé dans l’industrie automobile sur les conditions de travail, pour la reconnaissance syndicale puis contre les restructurations et les plans de licenciement. Dans ces usines à la chaîne les travailleurs immigrés, principalement Algériens et Marocains, constituent l’écrasante majorité des couches les plus exploitées, les ouvriers spécialisés (OS), tandis que les Français sont majoritaires chez les ouvriers professionnels. Avec le tournant de la rigueur, le gouvernement s’en prend dès le début 1983 aux grévistes, en multipliant les déclarations racistes et, déjà, islamophobes. Reprenant les propos de la direction de Peugeot, le ministre de l’intérieur Gaston Deferre dénonce en janvier 1983 « des grèves saintes, d’intégristes, de musulmans, de chiites ». En février, le premier ministre, Pierre Mauroy, dénonce les travailleurs immigrés « agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ».
Terrain béni pour la droite et l’extrême droite afin d’attaquer toute lutte sociale : entre les deux tours des élections municipales de mars 1983, la liste RPR d’Aulnay-sous-Bois diffuse un tract intitulé « La faucille et le Coran ».
Talbot-Poissy : une double défaite
Le 7 décembre 1983, quelques jours après la fin de la Marche, les OS de Talbot-Poissy déclenchent une grève sur le tas et occupent l’usine contre un plan de licenciement. La direction refuse toute négociation et suspend les salaires de tous les salariés. Le 31 décembre, le gouvernement envoie les CRS expulser les grévistes. Le 5 janvier, dans l’usine réoccupée, les milices du syndicat maison attaquent ceux-ci violemment. Après plusieurs heures d’affrontements, les CRS interviennent pour chasser les grévistes. Ils sont accueillis par des centaines de travailleurs blancs aux cris de « les Arabes au four, les Noirs à la mer ».
Le Collectif jeunes de la région parisienne, qui a organisé l’arrivée de la Marche à Paris, décide d’une manifestation commune avec les OS de Talbot. Au cours de cette manifestation, qui se tient le 14 janvier, « une absence est particulièrement remarquable et remarquée : celle des militants français ». [8] « C’est vrai que la réunion avec les grévistes de Talbot a été, pour nous, un point de rupture puisque tout le monde cherchait à nous dissuader. On nous disait : écoutez, laissez-les ; de toute façon, il faut des licenciements ! Et nous, on répondait : les jeunes on les tue, et eux, vous voulez qu’on les mette à la rue ! Pour moi, c’est à ce moment-là que l’exploitation de notre communauté m’est apparue la plus flagrante, la plus sauvage. Parce qu’à ce moment-là, le gouvernement a dit : ‘‘les revendications des travailleurs de chez Talbot ne font pas partie des réalités françaises’’ ». [9]
Au moment où existe l’opportunité de connecter le mouvement des jeunes avec la première génération de leurs parents et, à travers celle-ci, avec les problématiques de la lutte de classe, la défaite des luttes de l’automobile devient du coup une double défaite : à celle survenue sur le terrain de la lutte des classes pour l’ensemble des travailleurs s’ajoute la rupture de l’alliance possible entre le mouvement des jeunes des quartiers et le mouvement ouvrier. La lutte de classe devait unir contre le racisme ? C’est le racisme qui devient l’obstacle à la lutte de classe.
Un mouvement beur ?
« Les usages médiatiques et politiques du terme [beur] font que sa signification va rapidement échapper à ses inventeurs. Il devient un forme d’assignation identitaire dans la mesure où les ‘‘beurs’’ ne sont pas des enfants d’ouvriers et ne sont plus des Arabes : ils ne sont ni des Français à part entière, ni tout à fait des immigrés, et les ‘‘bons beurs’’ se distinguent des ‘‘mauvais travailleurs immigrés’’. (...) Au moment même où les ‘‘jeunes immigrés’’ font leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs immigrés sont disqualifiés symboliquement lors des grèves de l’automobile. Ce basculement est fondamental dans l’histoire de l’immigration parce qu’il correspond à la construction de l’opposition entre les ‘‘beurs assimilables’’ et les ‘‘immigrés inassimilables’’. » [10]
De glissements en glissements, cette logique de l’intégration aboutira à diviser plus directement entre ceux et celles qui sont intégrables (au travers notamment de la promotion sociale d’une minorité = la « beurgeoisie ») et les autres, accusés de ne pas se fondre dans le « creuset français ».
La Marche ouvrait une voie vers la reconnaissance d’une diversité culturelle dont le contre-point politique était la mise en avant des revendications d’égalité des droits. Ces questions politiques sont évacuées par une culturalisation des enjeux et la promotion d’une homogénéisation dont le premier stade a été la mise en avant du métissage au travers de SOS Racisme, lancé fin 1984. Même si la marche comportait déjà des ambiguïtés, « alors que les premières années de la dynamique des années 80 poussent à la nécessité d’une clarification des objectifs et des revendications, SOS rediffuse du général, de l’abstrait, du moral. (...) Le parti socialiste et le gouvernement, angoissés par les futures échéances électorales, désirent mettre fin à l’action de ces jeunes issus de l’immigration qui, par leurs revendications, obligent à des positionnements plus clairs. » [11]
Cette culturalisation des enjeux ouvrira la porte à un développement sans frein de l’islamophobie dans les décennies suivantes et à tous les replis identitaires. Une rupture profonde, dont nous héritons aujourd’hui, s’instaure alors entre les militants des luttes « des quartiers » et la gauche.
Reposer le problème
Prendre en compte les luttes des quartiers et la lutte contre les discriminations racistes, partir de la réalité de la diversité de notre classe pour construire la lutte pour l’égalité des droits n’est pas un front secondaire de la lutte des classes. C’en est une composante déterminante. Ce qui implique considérer les racisés comme des acteurs centraux dans le développement des luttes et d’une perspective d’émancipation.
Pour cela, il faudra remettre en cause profondément deux conceptions qui font obstacle à gauche.
La première est celle du républicanisme, dominant dans la gauche institutionnelle, du PS aux directions du Front de gauche, qui constitue une négation de la réalité de la diversité de notre camp social, au bénéfice d’une unité niant les frontières de classe. Plutôt que de mener la bataille politique pour l’égalité des droits, l’intégration au modèle français devient un préalable. Piège terrible qui est pain-bénit pour le Front national... et le patronat : les non intégrables, fauteurs de troubles de l’unité nationale sont tour à tour les étrangers, les Musulmans, les casseurs... puis les grévistes.
Le racisme comme diversion ?
Le second obstacle est la conception du racisme uniquement en tant que diversion. Cette conception qui s’adresse en fait aux travailleurs blancs fait finalement de ceux-ci (et donc du mythe d’une classe ouvrière homogène) les acteurs centraux de tout processus de transformation. Mais pour ceux et celles qui en sont les victimes, le racisme n’est justement pas d’abord une diversion. Il n’est pas une idée mais une expérience réelle, celle des discriminations (aux droits, à l’embauche, au logement, etc.) et des agressions.
Dans sa pire version, celle de la logique électoraliste du PS et du PCF, la problématique de la diversion amène à dire qu’il faut s’adresser aux racistes et aux électeurs du Front national. Cela a conduit à tous les glissements. Dès le milieu des années 1980, le PS déclare que « l’immigration est un problème », que « le FN pose les bonnes questions mais donne les mauvaises réponses ». En 1991, Edith Cresson, premier ministre de Mitterrand, affirme à propos des expulsions en charters de sans-papiers : « Il n’y a ni dérive, ni dérapage à droite. (...) Les charters, ce sont des gens qui partent en vacances avec des prix inférieurs. Là, ce sera totalement gratuit, et ce ne sera pas pour les vacances ». Quelques mois plus tard, le comité central du PCF déclare : « La droite et l’extrême droite, que nous combattons résolument, cherchent à attiser la haine contre les immigrés. Au-delà, l’immigration est-elle devenue aujourd’hui un vrai problème ? Notre réponse est oui. » [12]
Mais, même lorsque ces dérives sont évitées, la conception du racisme comme diversion entraîne une sous-estimation des enjeux de la lutte antiraciste et devient un obstacle à l’unité entre blancs et racisés .
Il y aura des opportunités
La Marche a connu des revers et des éclipses. Elle continue pourtant, parfois cachée, émergeant de nouveau soudain sur la scène publique comme lors de la lutte des sans-papiers de 1996 ou les révoltes de 2005 dans les quartiers. A chaque fois, même si les connexions s’établissent peu dans la pratique, ces phases correspondent aussi à des périodes de développement des luttes sociales (grèves de 1995, CPE de 2006). La Marche continue donc à poser obstinément ses questions non résolues de l’articulation entre luttes spécifiques et perspective de transformation globale.
Les multiples tentatives des décennies passées et leurs échecs ont créé des divisions que la commémoration du trentième anniversaire de la marche a illustrées. [13] Fruits de l’histoire des décennies passées, ces divisions ne pourront être dépassées si la gauche ne se porte pas résolument aux côtés des acteurs et actrices des luttes de l’immigration, des luttes contre le racisme, l’islamophobie et les violences policières. A leurs côtés, avec elles et eux et surtout pas à leur place.
L’explosivité de la réaction des lycéens à l’expulsion de deux des leurs, sans-papiers, a montré que la marche continue. C’est aussi dans sa dynamique même que nous construirons les réponses aux questions qu’elle soulève.
Denis Godard