Dans l’introduction du livre IV de son œuvre majeure, Adam Smith définit clairement le propos de l’économie politique : « L’économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l’homme d’État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette subsistance abondante ; le second, de fournir à l’État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public ; elle se propose d’enrichir à la fois le peuple et le souverain. » (Tome 2, introduction, premier paragraphe, p.11).
La cible principale des critiques d’Adam Smith est la politique qui prédomine alors en Grande-Bretagne et sur l’ensemble du continent européen : la politique mercantile.
Parmi les caractéristiques de la Grande-Bretagne contemporaine d’Adam Smith, il convient de mentionner : elle est une des principales puissances mondiales ; elle est la plus industrieuse parmi les puissances occidentales [3] ; son commerce et sa flotte de guerre dominent les mers ; elle dispose d’un empire colonial dont elle poursuit l’extension [4] et à partir duquel elle transfère constamment des richesses vers la métropole. Son empire colonial sert également de débouché pour ses produits manufacturés.
Les contradictions de classe s’expriment de façon évidente. La classe ouvrière est surexploitée, les paysans appauvris migrent vers les villes industrieuses où les manufactures sont en plein développement. Les artisans rejoignent la condition prolétarienne.
La liberté d’association est niée aux ouvriers. Les pauvres sont forcés de travailler dans les manufactures. Le peuple ploie sous les impôts dont les classes dominantes sont largement exemptes.
L’exploitation coloniale est brutale : les populations d’Inde sont soumises à une exploitation féroce : leur industrie est détruite, leur agriculture paie un tribut très élevé pour enrichir la compagnie des Indes orientales.
L’Afrique subsaharienne sert de terrain pour la chasse aux esclaves qui sont transportés de force vers les Amériques.
Dans les colonies britanniques de la Caraïbe et des Antilles, les aborigènes ont été pour la plupart exterminés et remplacés par les esclaves d’Afrique.
De leur côté, la majeure partie des colons blancs d’Amérique du Nord sont en train de conquérir leur indépendance par rapport à la couronne britannique.
Les États-Unis d’Amérique du Nord sont fondés l’année de la publication de « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », soit en 1776.
La guerre d’indépendance des États-Unis fait suite à une longue série de conflits armés internationaux dans lesquels la Grande-Bretagne a été engagée aux 16è, 17è et 18è siècles. Pour soutenir cet effort de guerre, à partir de la fin du 17è siècle, le gouvernement britannique s’est très lourdement endetté : au moment de la guerre d’indépendance des États-Unis, la dette publique totale de la Grande-Bretagne est égale à vingt-deux fois ses recettes fiscales.
Au moment où Adam Smith publie son œuvre maîtresse, la politique économique britannique est fondamentalement protectionniste et interventionniste.
Adam Smith propose d’amender profondément cette politique et il intervient avec véhémence en faveur du libre-échange et du laisser-faire. Son combat vient à point nommé car la Grande-Bretagne peut à partir de ce moment de son développement, grâce au degré de développement atteint par son industrie et son rôle de première puissance commerciale, relâcher quelque peu sa politique protectionniste sans que cela porte préjudice à son industrie. En réalité, la Grande-Bretagne ne fera ce choix qu’en 1846 [5].
Adam Smith ne se contente pas de proposer l’abandon d’une partie du protectionnisme britannique, il étend cette proposition au reste du monde alors que la plupart des autres pays ne se sont pas dotés d’une puissante infrastructure manufacturière. Cette situation les met en état d’infériorité par rapport à la concurrence des marchandises des pays les plus manufacturiers de l’époque (Pays-Bas et Grande-Bretagne).
Smith recommande aux colonies britanniques d’Amérique du Nord en lutte pour leur indépendance de renoncer à des politiques protectionnistes. On peut se demander ce qu’il serait advenu des États-Unis d’Amérique s’il avait choisi cette recommandation. Il est clair qu’ils ont pu rivaliser progressivement avec la Grande-Bretagne et finir par la devancer après la guerre 14-18 grâce à une politique protectionniste radicale.
Les États-Unis ne sont eux-mêmes devenus des adeptes du libre-échange qu’une fois leur suprématie assurée à l’issue de la guerre 1940-1945 mais ils n’ont jamais jusqu’ici renoncer à différents types de mesures protectionnistes.
Le libre-échange que propose Adam Smith correspond aux intérêts du capital britannique de l’époque car celui-ci est déjà passé par l’étape de l’accumulation primitive (pillage des colonies, destruction de leur industrie comme cela a été le cas en Inde, mouvement de l’enclosure qui a permis l’investissement du capital britannique dans l’agriculture et entraîné l’exode rural fournissant des bras aux manufactures, etc.) et, parce qu’il dispose d’une productivité plus élevée que ses concurrents, grâce notamment à une industrie à la pointe de la technologie. En conséquence, l’accumulation du capital britannique peut se déployer pleinement à l’échelle mondiale après une phase protectionniste.
Classes sociales et histoire
Dans l’œuvre de Smith, l’histoire est constamment présente mais la rigueur n’est pas toujours de mise. Alors qu’à première vue, il utilise l’analyse historique de la Grèce et de la Rome antique pour mieux comprendre la Grande-Bretagne contemporaine, en réalité, il procède à une interprétation des rapports économiques et sociaux de l’antiquité au travers du prisme déformant des rapports de production et de classes qui prédominent en Grande-Bretagne à son époque.
Pour Adam Smith, depuis l’aube de la civilisation, trois classes fondamentales existent : les travailleurs salariés, les propriétaires fonciers et les capitalistes.
Avant la civilisation, les sociétés humaines seraient caractérisées selon Smith par une sorte de communisme primitif (quoique le mot « communisme » soit étranger à son œuvre).
Aux yeux de Smith, les Indiens d’Amérique du Nord sont les exemples vivants de cette « sauvagerie ». Pour désigner leur mode de vie, Smith utilise alternativement les termes de « sauvagerie » et de « barbarie », non sans porter un regard indulgent sur ce stade de développement humain. Il souligne le sentiment d’entraide et l’absence d’appât du gain qui prévalent dans ces sociétés.
Si on se réfère à la lecture des faits historiques à laquelle il procède, il y aurait un continuum de l’antiquité grecque à la Grande-Bretagne du 18è siècle : salariés, propriétaires fonciers et capitalistes ont toujours existé. Ces trois classes seraient nées avec l’appropriation des terres et la naissance du capital.
Pour illustrer ce qui précède, voici quelques extraits : « Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’y a ni propriétaire, ni maître avec qui il doive partager. Si cet état eût été continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail, auquel donne lieu la division du travail » (Livre 1, chapitre 8, p.135).
« Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.
Il arrive rarement que l’homme qui laboure la terre possède par devers lui de quoi vivre jusqu’à ce qu’il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d’un maître, le fermier qui l’occupe, et qui n’aurait pas d’intérêt à le faire s’il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre. » ( Livre 1, chapitre 8, p.136)
Le salaire est le revenu de l’ouvrier, la rente est celui du propriétaire foncier et le profit est celui du capitaliste.
Avant la civilisation, selon Adam Smith, il n’y avait que le « salaire » de l’ouvrier. Avec la civilisation apparaissent la rente et le profit.
Dans le texte
Dans les citations qui suivent on découvre que ce qu’écrit Adam Smith dans les années 1770 n’est pas très éloigné de ce qu’écriront Karl Marx et Friedrich Engels 70 ans plus tard.
La valeur
« Le travail mesure la valeur non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail (salaire, NDR) mais encore de celle qui se résout en rente et de celle qui se résout en profit. » [6]
« Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise » [7] (Livre 1, p.99). Cette affirmation d’Adam Smith est en contradiction totale avec la pensée politique et économique dominante actuelle.
Conflits et luttes de classes
« C’est par la convention qui se fait entre ces deux personnes (l’ouvrier et le capitaliste, NDR) dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. » [8]
Bien sûr, on aurait tort d’imaginer qu’Adam Smith prendrait aujourd’hui énergiquement le parti des travailleurs en lutte, mais il n’en reste pas moins que ses observations sur la société montrent très clairement qu’elle est mue par la lutte entre les classes sociales. Il attire l’attention sur les deux poids deux mesures utilisés pour jauger l’action concertée des patrons, d’une part, et celle des travailleurs, d’autre part : « On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. A la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. » [9]
Déjà Adam Smith soulignait que les patrons protestaient à hauts cris contre les grévistes et utilisaient contre eux l’action des magistrats : « Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »
Adam Smith aborde également l’attitude du parlement par rapport aux fédérations patronales et aux syndicats : « Nous n’avons point d’actes du parlement contre les ligues (patronales) qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. » [10]
Le niveau du salaire
Livre 1, chapitre 8, p.139 : « Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances ; autrement, il serait impossible au travailleur d’élever une famille et alors la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération. A ce compte, M. Cantillon paraît supposer que la plus basse classe des simples manœuvres doit partout gagner au moins le double de sa subsistance, afin que ces travailleurs soient généralement en état d’élever deux enfants ; on suppose que le travail de la femme suffit seulement à sa propre dépense, à cause des soins qu’elle est obligée de donner à ses enfants. Mais on calcule que la moitié des enfants qui naissent meurent avant l’âge viril. Il faut par conséquent que les plus pauvres ouvriers tâchent, l’un dans l’autre, d’élever au moins quatre enfants, pour que deux seulement aient la chance de parvenir à cet âge. Or, on suppose que la subsistance nécessaire de quatre enfants est à peu près égale à celle d’un homme fait. Le même auteur ajoute que le travail d’un esclave bien constitué est estimé valoir le double de sa subsistance, et il pense que celui de l’ouvrier le plus faible ne peut pas valoir moins que celui d’un esclave bien constitué. Quoiqu’il en soit, il paraît au moins certain que, pour élever une famille, même dans la plus basse classe des simples manœuvres, il faut nécessairement que le travail du mari et de la femme puisse leur rapporter quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour leur propre subsistance ; mais dans quelle proportion ? Est-ce dans celle que j’ai citée ou dans tout autre ? C’est ce que je ne prendrai pas sur moi de décider. C’est peu consolant pour les individus qui n’ont d’autre moyen d’existence que le travail. »
L’ouvrier crée de la valeur…
…sans qu’il n’en coûte au capitaliste
« Le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute en général, à la valeur de la matière sur laquelle il travaille, la valeur de sa subsistance et du profit du maître. » (p.147)
« Quoique le premier (l’ouvrier, NDR) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte (au capitaliste, NDR), dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail est appliqué. » (p.417)
Ce qui motive le capitaliste
« Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer plutôt dans l’agriculture ou dans les manufactures, ou dans quelque branche particulière de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit. Il n’entre jamais dans sa pensée de calculer combien chacun de ces différents genres d’emploi mettra de travail productif en activité, ou ajoutera de valeur au produit annuel des terres et du travail de son pays. »
Dans l’extrait qui suit, la réflexion d’Adam Smith est très éloignée de Marx et d’Engels.
La fameuse main invisible
« Par conséquent, puisque chaque individu (c’est-à-dire chaque capitaliste comme l’indique clairement la suite du texte, NDR) tâche le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre en rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. » (Livre IV, chapitre II , p.42-43)
La main invisible s’oppose dans le discours de Smith à la main tangible du gouvernement qui prétend réglementer le commerce, l’industrie, etc. Smith cherche à démontrer que l’intervention de la main tangible de l’État a généralement des effets néfastes.
« Il est rare à la vérité, que la prodigalité ou la conduite imprudente des individus dans leurs affaires puisse jamais beaucoup influer sur la fortune d’une grande nation, la profusion ou l’imprudence de quelques-uns se trouvant toujours plus que compensée par l’économie et la bonne conduite des autres » (Livre 2, p.428) « Les grandes nations ne s’appauvrissent jamais par la prodigalité et la mauvaise conduite des particuliers, mais quelquefois bien par celles de leur gouvernement. » (Livre 2, p. 429)
Les intérêts de classe (classes sociales et conscience de classe)
« La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d’un pays, ou, ce qui revient au même, la somme totale du prix de ce produit annuel, se divise naturellement, comme on l’a déjà observé, en trois parties : la Rente de la terre, les Salaires du travail, les Profits des capitaux, et elle constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, à ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien.
Ce que nous venons de dire plus haut fait voir que l’intérêt de ces trois grandes classes est étroitement et inséparablement lié à l’intérêt général de la société. Tout ce qui porte profit ou dommage à l’un de ces intérêts, en porte nécessairement à l’autre. Quand la nation délibère sur quelque règlement de commerce ou d’administration, les propriétaires des terres ne la pourront jamais égarer, même en n’écoutant que la voix de l’intérêt particulier de leur classe, au moins si on leur suppose les plus simples connaissances sur ce qui constitue cet intérêt. A la vérité, il n’est que trop ordinaire qu’ils manquent même de ces simples connaissances. Des trois classes, c’est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail, ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire de lui-même, et sans qu’elle lui apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l’effet naturel d’une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non seulement dans l’ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d’esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences.
L’intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l’intérêt général de la société. On a déjà fait voir que les salaires de l’ouvrier n’étaient jamais si élevés que lorsque la demande d’ouvriers va toujours en croissant, et quand la quantité de travail mise en œuvre augmente considérablement d’année en année. Quand cette richesse réelle de la société est dans un état stationnaire, les salaires de l’ouvrier sont bientôt réduits au taux purement suffisant pour le mettre en état d’élever des enfants et de perpétuer sa race. Quand la société vient à déchoir, ils tombent au-dessous de ce taux. La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société ; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. Cependant, quoique l’intérêt de l’ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable ou de connaître l’intérêt général ou d’en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires ; et en supposant qu’il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles qu’il n’en serait pas moins hors d’état de bien décider. Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n’est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l’emploient et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes.
Ce qu’a écrit Adam Smith il y a plus de deux siècles est toujours d’utilité pour comprendre ce qui motive le patronat dans tous les pays : « Ceux qui emploient l’ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. (…) Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s’y attirent le plus de considération. (…) Cependant, l’intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L’intérêt du marchand est toujours d’agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d’agrandir le marché mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu’il serait naturellement et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. »
Ce qui suit sonne comme un avertissement qui n’a pas été suivi d’effet : « Toute proposition d’une loi nouvelle ou d’un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu’après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d’une classe de gens dont l’intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l’intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l’un et l’autre en beaucoup d’occasions » [11]. Si on observe la politique de la Commission européenne, celle des autorités de la plupart des pays de la planète, sans oublier l’OMC, on se rend compte que le lobby patronal réussit généralement à atteindre ses objectifs : les lois et traités qui sont adoptés correspondent aux intérêts des grandes entreprises privées.
La Loi sur les pauvres
L’origine de la loi sur les pauvres selon Adam Smith [12] :
« Le statut de la quarante-troisième année d’Elizabeth, chapitre II, régla que chaque paroisse serait tenue de pourvoir à la subsistance de ses pauvres, et qu’il y aurait des inspecteurs des pauvres établis annuellement, lesquels, conjointement avec les marguilliers, lèveraient, par une taxe paroissiale, les sommes suffisantes pour cet objet.
Ce statut imposa à chaque paroisse l’obligation indispensable de pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Ce fut donc une question de quelque importance, de savoir quels étaient les individus que chaque paroisse devait regarder comme ses pauvres. Après quelques variations, cette question fut enfin décidée dans les treizième et quatorzième années de Charles II, où il fut situé qu’une résidence non contestée de quarante jours ferait acquérir le domicile dans une paroisse, mais que, pendant ce terme, deux juges de paix pourraient, sur la réclamation des marguilliers ou des inspecteurs des pauvres, renvoyer tout nouvel habitant à la paroisse sur laquelle il était légalement établi en dernier lieu, à moins que cet habitant ne tînt à loyer un bien de livres de revenu annuel, ou bien qu’il ne fournît, pour la décharge de la paroisse où il était actuellement résident, une caution fixée par ces juges.
On dit que ce statut donna lieu à quelques fraudes, les officiers de paroisse, ayant quelquefois engagé par connivence leurs propres pauvres à aller clandestinement dans une autre paroisse, et à s’y tenir caché pendant quarante jours pour y gagner le domicile à la décharge de la paroisse à laquelle ils appartenaient réellement. En conséquence, il fut établi par le statut de la première année de Jacques II, que les quarante jours de résidence non contestés exigés pour gagner le domicile ne commenceraient à courir que du jour où le nouveau résident aurait donné à l’un des marguilliers ou inspecteurs de la paroisse où il venait habiter, une déclaration par écrit du lieu de sa demeure et du nombre d’individus dont sa famille était composée.
Mais les officiers de paroisse, à ce qu’il paraît, furent quelquefois aussi peu scrupuleux à l’égard de leur propre paroisse qu’à l’égard des autres paroisses, et ils prêtèrent la main à ces intrusions en recevant la déclaration, sans faire ensuite aucune des démarches qu’il convenait de faire. En conséquence, comme on supposa que chaque habitant avait intérêt d’empêcher, autant qu’il était en lui, l’admission de ces intrus qui augmentaient la charge de la paroisse, le statut de la troisième année de Guillaume III ajouta aux précédentes dispositions, que le terme de quarante jours de résidence ne courrait que de la date de la publication faite le dimanche à l’église, immédiatement après le service divin, de la déclaration donnée par écrit » (livre 1, p.213 et 214 )
« Pour rétablir donc en quelque sorte la libre circulation du travail, que ces différents statuts avaient presque totalement détruite, on imagina les certificats. » (p.216)
« Une observation fort judicieuse du docteur Burn peut nous apprendre jusqu’à quel point l’invention des certificats a rétabli cette libre circulation du travail, presque entièrement détruite par les statuts précédents. Il est évident, dit-il, qu’il y a plusieurs bonnes raisons pour exiger des certificats des personnes qui viennent s’établir dans un endroit : d’abord, c’est afin que celles qui résident à la faveur de ces certificats ne puissent gager le domicile, ni par apprentissage, ni par service, ni par déclaration, ni par le paiement des taxes ; c’est afin qu’elles ne puissent donner le domicile ni à leurs apprentis, ni à leurs domestiques ; c’est afin que, si elles deviennent à la charge de la paroisse, on sache où on doit les renvoyer, et que la paroisse soit remboursée de la dépense du renvoi et de celle de leur subsistance pendant ce temps ; enfin, que si elles tombent malades de manière à ne pouvoir être transportées, la paroisse qui a donné le certificat soit tenue de les entretenir ; toutes choses qui ne pourraient avoir lieu sans la formalité du certificat. Ces raisons, d’un autre côté, seront à proportion tout aussi puissantes pour empêcher les paroisses d’accorder des certificats dans les cas ordinaires ; car il y a une chance infiniment plus qu’égale pour que les porteurs de certificats leur reviennent, et encore dans une condition pire. » (p.216-217)
Adam Smith et le protectionnisme
Adam Smith propose d’amender la politique protectionniste de la Grande-Bretagne.
Il propose de mettre fin progressivement à la politique britannique qui consiste 1° à subventionner la production de ses manufactures destinée aux marchés intérieur et extérieur ; 2° à obliger ses colonies à n’acheter que des produits britanniques et à ne vendre, sauf exception, qu’à la Grande-Bretagne. Néanmoins, Adam Smith se prononce pour le maintien des politiques protectionnistes de manière permanente ou temporaire : permanente en ce qui concerne la défense de la marine britannique (p. 50 à 52, livre 4) ; temporaire en cas de représailles commerciales contre des pays qui entravent l’entrée sur leur territoire des marchandises britanniques ( c’est notamment le cas de la France à l’époque ) ; 3° à éviter de supprimer rapidement des barrières douanières dressées contre les importations des pays étrangers au cas où ces produits mettent en danger l’existence même de l’industrie britannique.
Colonies
Jamais il ne dénonce le commerce des esclaves et le pillage des colonies des Indes orientales et occidentales.
Amérique du Nord
Adam Smith présente une explication fort utile de la richesse relative des colonies d’Amérique du Nord : l’existence de très grandes surfaces de terres cultivables libres de toute propriété auxquelles s’ajoute l’existence d’une main-d’œuvre libre, font que les salaires (et les autres revenus) sont élevés, ce qui favorise l’augmentation de la productivité et la prospérité des colonies en question.
Les deux facteurs indiqués (terres cultivables à volonté et main d’œuvre libre) entraînent une insuffisance structurelle de main d’œuvre pour la manufacture capitaliste (voir l’anecdote cocasse citée par Marx à propos de ce capitaliste britannique qui avait affrété un navire en Grande-Bretagne afin d’amener en Amérique du Nord des ouvriers et des machines ; à son arrivée aux Amériques, les ouvriers disparurent dans la nature où ils se transformèrent en paysans.)
Dans la citation suivante, on peut mesurer à quel point Smith lui-même reconnaît l’exploitation dont la classe ouvrière britannique fait l’objet et dont est exempte la population laborieuse des colonies d’Amérique du Nord. « Dans les autres pays, la rente et le profit s’accroissent aux dépens des salaires et les réduisent presque à rien en sorte que les deux classes supérieures écrasent la dernière » (p.173)
Smith explique la prospérité des habitants des colonies d’Amérique du Nord également par le fait qu’à la différence des autres colonies, la couronne britannique a laissé une grande liberté aux colons qui s’y sont installés (p.172 à 180, livre 4). Ceux-ci étaient souvent des citoyens britanniques opprimés dans la mère-patrie. « Les puritains anglais, opprimés dans leur patrie, s’enfuirent en Amérique pour y trouver la liberté, et ils y établirent les quatre gouvernements de la Nouvelle Angleterre. Les catholiques anglais, traités avec encore plus d’injustice, fondèrent celui de Maryland ; les quakers, celui de Pensylvannie. » (p.199, livre 4)
Adam Smith a une position incohérente à l’égard des colonies d’Amérique du Nord. D’une part, il constate à plusieurs reprises dans son livre que les colonies d’Amérique du nord ont rapporté énormément à l’économie de la métropole. D’autre part, il affirme que les colonies d’Amérique du Nord ont constitué un poids pour la Grande-Bretagne et lui ont coûté très cher.
Cette contradiction renvoie à un problème théorique auquel Smith n’a pas trouvé de solution ( David Ricardo non plus d’ailleurs) : celui des avantages tirés par les économies les plus industrialisées dans leur commerce avec les économies périphériques au travers de l’échange inégal. Il faudra attendre Marx pour trouver un début d’explication cohérente (voir son chapitre sur le commerce extérieur, livre 3 du Capital).
Remarques finales
Bien que ces notes et la sélection d’extraits contenus dans cet article ne couvrent pas tout le travail d’Adam Smith dans son livre « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », elles devraient nous convaincre de l’énorme intérêt que représente cette œuvre majeure de l’économie politique. Un regard dans le rétroviseur de la pensée d’un des pères de l’économie politique permet de mieux s’orienter dans le présent et le futur.
La présentation dominante de la pensée d’Adam Smith occulte systématiquement l’approche de la société en classes sociales et la lutte qu’elles se mènent alors que celui-ci ne craint pas du tout d’en souligner l’importance. C’est un des points communs entre Adam Smith et Karl Marx. Ceci étant dit : une des différences fondamentales entre Adam Smith et Karl Marx, c’est que le premier, bien que conscient de l’exploitation auquel le patron soumet l’ouvrier, soutient les patrons tandis que le second est pour l’(auto)émancipation des ouvriers.
Toute réflexion et toute action alternative pour faire face à la crise multidimensionnelle du système capitaliste doit prendre en compte les intérêts des classes sociales et prendre parti pour l’émancipation des classes exploitées tout en y intégrant la dimension du genre et la problématique écologique.
Eric Toussaint
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