Dans les pages du quotidien pakistanais anglophone Dawn, un journaliste couvrant la récente visite de Georges W. Bush au Pakistan écrivait : « Il est venu, il a joué au cricket, et s’est envolé dans la noirceur de la nuit [...] Well, entre temps, il a rencontré notre président, tenu une conférence de presse et pris part à un dîner. » Le journaliste a néanmoins omis de mentionner que c’est dans l’enceinte de l’ambassade américaine que Bush a joué au cricket, et que c’est à cet endroit qu’il a passé la nuit. La capitale Islamabad était mise en « état de siège » par le personnel de sécurité américain durant le passage du président. Il n’a pas emprunté la route, utilisant plutôt son hélicoptère pour se rendre d’un point à l’autre, alors que l’espace aérien était fermé à tout mouvement.
Et quelle était la raison de sa visite ? Pour paraphraser Bush et prendre le pouls des divers médias anglophones, le président américain était venu jeter un coup d’œil sur le chef de police du quartier. Est-ce condescendant ? Peut-être, mais les médias avaient prévu cette condescendance. « Ceux qui s’attendaient à plus de sa part se sont probablement réveillés d’un long sommeil... », écrivait un journaliste pakistanais. La mission de Bush au Pakistan et en Inde avait en fait deux objectifs différents. Alors que le big boss demandait à l’Inde d’aider à construire la démocratie en Afghanistan et offrait de lui vendre l’uranium nécessaire à son programme civil nucléaire - en dépit du fait que l’Inde n’est pas signataire du Traité de non-prolifération nucléaire - il sommait le Pakistan de mettre de l’ordre dans le pétrin causé par les terroristes et de tenir des élections « libres et honnêtes » en 2007.
L’effet de vague de ces déclarations continue de se refléter dans les journaux du Pakistan, trois semaines après le départ de Bush. La une du quotidien Dawn citait le ministre pakistanais des Affaires étrangères qui affirme que l’accord indo-américain sur les combustibles nucléaires est une menace pour la sécurité de l’Asie du Sud, et que cette discrimination à l’endroit du Pakistan est inacceptable. Quant aux demandes américaines envers Musharaf de nettoyer le pays de ses jihadistes, le Pakistan et l’Afghanistan s’échangent les accusations et contre-accusations d’offrir un havre de paix aux islamistes. Le président afghan a porté une attaque cinglante au Pakistan, en l’accusant d’héberger des terroristes. Musharaf a rétorqué que, sans l’aide de son pays, les élections libres n’auraient jamais pu se tenir en Afghanistan. (Cette déclaration ne renforce-t-elle pas les accusations de Karzai ? Moi qui croyais que Musharaf tentait de le rabrouer...)
Benazir Bhutto et Nawaz Sharif, dirigeants respectifs du Pakistan People’s Party et de la Muslim League, se préparent à faire leur entrée sur la scène politique pakistanaise. Le général Musharaf a réitéré que des élections seront tenues à temps. Étonnamment, personne dans la presse ne spécule sur un éventuel scénario de départ pour le général. « De telles sorties sont violentes », me disait un groupe de journalistes bien placés, ce qui n’a pas manqué de me rappeler l’issue réservée au dernier dictateur Zia ul Haq, lorsque son avion s’est écrasé.
Il ne semble pas y avoir trop d’excitation suscitée par la perspective d’élections au Pakistan. En tenant compte de son histoire, il n’y a là rien de surprenant. Quand, en 1999, Musharaf a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État qui chassait le gouvernement démocratiquement élu de Nawaz Sharif, la gauche et les forces démocratiques ont salué la manœuvre. Ils ont même appuyé le pseudo référendum organisé par le dictateur qui avait légitimé son pouvoir. « J’ai moi-même été élu par une majorité des deux-tiers au parlement », se vante Musharaf encore aujourd’hui. Les forces démocratiques et de gauche ont soutenu Musharaf afin d’avoir un peu de répit, que diminuent les assauts des islamistes. Le renforcement de la lutte aux militants islamistes et aux éléments protaliban leur a laissé un peu plus d’espace pour respirer.
Mais, selon Mohammad Ali Shah, président du Pakistan Fisherfolk Forum, il était et il demeure erroné d’appuyer le dictateur. « Quelle utilisation ces forces de gauche feront-elles de l’espace qu’elles croient avoir obtenu ? » Mohammad Ali Shah considère qu’un gouvernement boiteux et corrompu, démocratiquement élu, est toujours mieux qu’une dictature bien attentionnée. « Musharaf ne nous fait aucune faveur en faisant ce qu’il fait. Il n’a pas le choix, il est le produit de son temps, de la même façon que Zia ul Haq l’était à son époque. » C’est sous le régime de Zia que les États-Unis ont soutenu et financé les taliban dans leur jihad contre les Soviétiques en Afghanistan. La tragédie du Pakistan, explique Ali Shah, est que tous, dictateurs comme politiciens des grands partis, attendent leur tour pour prendre le trône. Les politiciens ne font aucun effort pour rejoindre les masses populaires, sachant bien que ce ne seront pas eux qui les feront gagner. Un journaliste de Karachi me confiait avec une certaine fierté que, contrairement à l’Inde, la classe moyenne pakistanaise ne vote pas pour les partis religieux de droite. Vrai. Mais, malheureusement, elles ont en quelque sorte « voté » pour le dictateur.
« Le seul espoir du Pakistan est son peuple, me dit Ali Shah. Il n’y a pas de raccourci à la victoire, les luttes populaires doivent être renforcées ». C’est un peu pourquoi les mouvements et les organisations de la société civile du Pakistan se sont donné rendez-vous à Karachi, du 24 au 29 mars, pour prendre part au troisième volet du Forum social mondial polycentrique de 2006. Une opportunité unique pour ces nombreux groupes d’échanger leurs préoccupations et de discuter des défis qui attendent la société pakistanaise. Un espace pour rassembler les forces anti-impérialistes, et mettre de l’avant des coalitions encore plus fortes.