Christian Laine – Dieudonné connaît ces derniers jours une grosse médiatisation autour de sa « quenelle ». Peux-tu nous éclairer sur son origine et sa signification ?
Jean-Paul Gautier – Le signe de la « quenelle » apparaît dans un sketch de Dieudonné en 2005, mais c’est l’affiche officielle de la « liste antisioniste » aux Européennes de 2009 (dont Dieudonné était la tête de liste) qui a donné de la visibilité à ce geste. C’est avec cette campagne que ce geste a touché un large public et qu’il est devenu populaire. Une popularité qui fait que l’on voit aujourd’hui des sportifs connus, des personnalités d’extrême droite ou des centaines d’anonymes faire des « quenelles »…
Roger Cukierman, le président du Crif, dit que c’est un « salut nazi inversé ». Je ne suis pas du tout d’accord avec lui : Dieudonné n’est pas un nazi. Pour moi, la « quenelle » est une nouvelle version du bras d’honneur contre les puissants, les riches et surtout les juifs. C’est un geste antisémite. Quand Dieudonné affirme que que c’est un « symbole d’insoumission au système », il désigne un système dominé selon lui par les juifs.
Y a-t-il un regain de l’antisémitisme ces derniers temps ?
Il y a un regain de tous les racismes : propos sur les Roms, attentats de Mohamed Merah, crispations sur l’islam, affaire de la banane de Taubira et « quenelle » désormais… La crise économique exacerbe les tensions ethniques, à défaut de conflits sociaux.
On peut l’analyser comme une conséquence de la dépolitisation générale aggravée par la désillusion provoquée par le gouvernement Hollande : la différence entre la gauche et la droite ne veut plus rien dire pour une grande part de la population, les syndicats sont déconsidérés ou absents, etc. S’il n’y a plus de grille de lecture « sociale » du monde qui nous entoure, le vide est alors occupé par la grille de lecture « ethnique » des événements (ou « régionale » dans le cas des Bonnets rouges, où l’extrême droite a aussi joué un jeu trouble). Dans un monde devenu incompréhensible, les théories racistes ou les théories du complot peuvent s’épanouir. On ne s’en sortira pas sans remettre de la conscience de classe et sans une vraie gauche qui redonne de l’espérance aux « petits ».
Quels sont les rapports de Dieudonné à Alain Soral et son organisation Égalité et réconciliation, et à l’extrême droite plus « traditionnelle », le Front national ?
Dieudonné et le FN, ce ne sont plus les liaisons dangereuses mais plutôt un vieux couple : d’abord la lune de miel (de 2007 à 2009 quand Alain Soral était au comité central du FN et Dieudonné un intime de la famille Le Pen), ensuite la lassitude (Marine Le Pen le trouve quand même un peu encombrant) et puis la réconciliation (les « quenelles » de Gollnisch et Jean-Marie Le Pen).
Les bons comptes font aussi les bons amis : l’ami Dieudonné profitera un temps du compte en banque du Front en louant au FN son théâtre de la Main d’Or (200 places) pour 60 000 euros, soit plus cher que le Zénith de Paris (6 300 places) ! De même, les affiches de la liste antisioniste de 2009 seront imprimées par l’imprimeur historique du Front national (Le Rachinel) et même payées d’avance !
Dieudonné soigne ses relations : Jean-Marie Le Pen (parrain de sa fille), Alain Soral (son idéologue préféré), Robert Faurisson (le plus connu des négationnistes) ou Frédéric Chatillon (ami personnel et conseiller de l’ombre de Marine Le Pen). Il est l’héritier de deux antisémitismes, celui « de gauche » (le juif, c’est le patron, le riche…) et de droite (Charles Maurras). Il cache cet antisémitisme derrière un antisionisme.
Les activités de Dieudonné et Alain Soral rapportent beaucoup d’argent. C’est leur travail et ils en vivent bien (par exemple, on sait peu que Dieudonné a un bateau de plaisance). Dans les échanges de mails publiés entre la femme de Dieudonné et Alain Soral, le problème porte sur l’utilisation de la « quenelle » et de l’ananas [un autre symbole pour Dieudonné, depuis la chanson « Shoah nanas »] apposés sur des autocollants d’Égalité et réconciliation. L’épouse de Dieudonné proteste car ces autocollants le rattachent à ce groupe, alors que son mari se félicite de n’être lié à aucun parti, ce qui est vrai. Elle accuse également Soral de vouloir utiliser la popularité de Dieudonné. Les deux clans cherchent à préserver leurs business. Leur proximité, d’abord idéologique, pourrait pâtir de leur concurrence commerciale.
Penses-tu que Dieudonné peut élargir l’audience de l’extrême droite vers de nouvelles couches ?
Pas forcément. L’électeur de base du FN se fiche pas mal de Dieudonné et les personnes qui font le geste de la « quenelle » ne mesurent pas toutes la dimension antisémite. En majorité, les supporters de Dieudonné sont sous-politisés et ce qui les attire, ce sont les aspects de transgression et de langage codé. Elle donne un signe de reconnaissance. D’autres sont par contre d’authentiques antisémites : militants de l’extrême droite la plus nazie, islamistes ou simples cinglés.
Le public de Dieudonné, c’est d’abord les jeunes de banlieues, des personnes qui se sentent lésées par la société, qui ont du mal à se faire une place. Il leur dit : « Regardez, pendant que vous galérez, les juifs s’en mettent plein les poches ! » Et ça marche.
La communication de Dieudonné, gérée par sa femme, est très efficace. Cela se passe en grande partie grâce un site web actif, une importante communauté de fans et une chaîne YouTube. C’est donc principalement une population jeune qui est visée.
Mais il fédère plus large : des conspirationnistes, des négationnistes, des personnes ancrées à l’extrême droite depuis longtemps, ou encore des fondamentalistes musulmans qui se sont tournés vers lui avec le conflit israélo-palestinien. Ces populations ont des positions opposées, mais elles peuvent se croiser. Lors d’événements, par exemple, un néo-nazi peut croiser une femme voilée, et cela donne des situations explosives…
Valls propose d’interdire les spectacles de Dieudonné. Qu’en penses-tu ?
Le risque est bien sûr celui du passage à l’acte d’un individu influencé par Dieudonné, à la façon de Youssouf Fofana, dont Dieudonné réclame la libération. Les « quenelles » devant Auschwitz ou l’école Ozar Hatorah de Toulouse sont clairement des appels au meurtre.
Il ne faut surtout pas interdire Dieudonné car c’est ce qu’il cherche. Son objectif est d’avoir une couverture médias maximale en utilisant l’actualité et des déclarations provocantes. Par exemple, en pleine affaire Clément Méric, il avait publié la vidéo d’un entretien avec Serge Ayoub…
De plus, l’histoire montre qu’à chaque fois qu’on frappe des groupuscules extrémistes d’une interdiction, comme en 1936 avec la dissolution des ligues d’extrême droite, ou encore aujourd’hui après la dissolution de l’Œuvre française, ils se sont reformés sous un autre nom. De toute façon on ne pourra pas empêcher ces individus de s’exprimer sur Internet.
Propos recueillis par Christian Laine