La nationale 18 déroule son ruban d’asphalte à travers les hauteurs vertigineuses d’une jungle épaisse qui moutonne vers la frontière vietnamienne. A progresser ainsi dans les confins du Laos, on imagine mal que cette petite nation enclavée d’Asie du Sud-Est, d’à peine 7 millions d’habitants, est en train de battre tous les records de déforestation dans une région où les forêts primaires sont de plus en plus menacées.
Les experts internationaux estiment qu’entre les années 1940 – au temps du protectorat français – et le début des années 2000, la couverture forestière du pays est passée de 70 % à 41 %. Pire : selon certains spécialistes, les zones les plus denses où les forêts sont restées inviolées ne représenteraient guère plus de 3 % du territoire.
La province méridionale d’Attapeu est l’une des plus touchées. Ce n’est ici un secret pour personne, relèvent consultants et membres d’ONG – tous requérant l’anonymat tant le sujet est sensible dans ce pays au régime muselant toute liberté d’expression –, que la déforestation illégale se poursuit à un rythme soutenu en raison de la collusion d’entreprises contrôlées par les militaires laotiens, d’un côté, et vietnamiens, de l’autre.
DES EXEMPTIONS OBTENUES DE MANIÈRE DOUTEUSE
Le Laos a beau avoir interdit en 2004 l’exportation de bois brut et imposé un système de quotas d’abattage dans des zones précisément délimitées, tout indique que lesdits quotas ne sont pas respectés et que les entrepreneurs violent à loisir les réglementations.
Selon un rapport très documenté publié en 2011 par l’organisation non gouvernementale Environmental Investigation Agency, trois firmes laotiennes, grâce à des exemptions obtenues de manière douteuse, exportent chaque année vers le voisin vietnamien quelque 250 000 mètres cubes de bois brut, un chiffre dépassant largement le volume autorisé. Le trafic profite ainsi directement au Vietnam qui, en 2010, a exporté pour 3,4 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros) de produits dérivés du bois. Paradoxe : le régime d’Hanoï contrôle la déforestation sur son territoire depuis 1997, mais l’industrie vietnamienne du bois repose à 80 % sur les importations.
Le 5 octobre 2010, le site d’information Asia Times, sous la plume du journaliste Beaumont Smith, avait accusé un certain général Cheng Sayavong, ancien directeur de la Compagnie de développement des zones montagneuses, d’avoir été l’un des principaux responsables de la déforestation des régions situées au sud de la capitale, Vientiane.
SEMI-REMORQUES IMMATRICULÉS AU VIETNAM
Si rien ne permet, sur la lisière de la nationale 18, de se faire une idée claire de l’étendue des dégâts, c’est parce que les zones d’abattage se situent plus profondément dans la jungle, au bout de chemins en mauvais état et surveillés.
En revanche, ce qui saute aux yeux, c’est le nombre de semi-remorques immatriculés au Vietnam, lourdement chargés d’énormes troncs d’arbre, qui progressent sur la route en direction de la frontière. Le 14 octobre 2013, sous une pluie battante, dans ces zones largement « vietnamisées » si l’on en juge par le nombre d’échoppes, de garages et de restaurants tenus par des commerçants venus du versant oriental de la jungle, on a dénombré en trois heures une quinzaine de ces camions peinant dans les côtes entre le petit bourg de Ban Phaosam Phanh Mixai, où d’autres gros véhicules surchargés de bois sont parqués, et le poste frontière de Bo Y.
Réaction d’un planteur de café, dans la ville d’Attapeu, chef-lieu de la province : « Les entreprises vietnamiennes ne cessent d’exploiter la forêt. Elles ont soi-disant la permission d’abattre les arbres mais, trop souvent, elles dépassent les quotas qui leur sont alloués. » L’homme ricane en montrant le ciel : « Tout se négocie au niveau du gouverneur… »
LE LAOS BLÂME SOUVENT L’AGRICULTURE SUR BRÛLIS
Un certain degré de décentralisation administrative mis en place depuis 1996 n’a fait qu’aggraver la déforestation. « Les responsables des muang [districts] et les gouverneurs provinciaux règnent sur leurs fiefs comme des petits rois. Le gouvernement central n’a pas toujours le contrôle de ce qui se passe dans ces provinces éloignées du cœur du pouvoir à Vientiane », observe, à Pakse, chef-lieu de la province du même nom, un expert étranger qui refuse d’être cité. « Les principales victimes de l’abattage sauvage, poursuit-il, sont les ethnies minoritaires, très nombreuses dans le Sud laotien, sur lesquelles les autorités locales font pression sous prétexte d’empêcher les coupes. » Le Laos blâme en effet souvent l’agriculture sur brûlis pratiquée par les villageois comme l’une des causes de la déforestation. Elle n’en est, à l’évidence, qu’un paramètre périphérique.
Dans son article, le journaliste Beaumont Smith cite aussi un inspecteur laotien des eaux et forêts qui lui a confié son impuissance à enrayer l’abattage illégal : « On arrête beaucoup de gens impliqués dans le trafic, dit-il. Parfois, ils nous donnent le nom des vrais responsables, souvent des gens haut placés. On téléphone alors à ces derniers pour leur demander de quoi il retourne. Ils nient toutes les accusations. Que peut-on faire ? Ce sont des gens trop importants… »
Au niveau du pouvoir communiste laotien, installé à Vientiane depuis la fin de la guerre du Vietnam en 1975, et qui s’est désormais lancé dans un programme de libéralisation économique autorisant tous les abus, on commence tout de même à être conscient des implications de la déforestation. D’autant que les pays importateurs ont fini par se mobiliser : depuis le 1er mars 2013, l’Union européenne a imposé une réglementation qui exige des entreprises important des produits dérivés du bois de démontrer la légalité de leurs importations.
LE PREMIER MINISTRE TANCE LES RESPONSABLES LOCAUX
Le 23 décembre 2013, le premier ministre laotien, Thongsing Thammavong, s’est rendu en visite officielle dans la province d’Attapeu. Il a sérieusement tancé les responsables locaux, selon le quotidien gouvernemental anglophone Vientiane Times : « Je veux que vous, les autorités locales, veilliez à protéger nos ressources naturelles ! Si nos arbres sont abattus, pourrons-nous dire encore que nous aimons notre nation ? »
Il s’est même permis de faire une allusion à l’implication des militaires dans l’exploitation illégale des forêts : « Le gouverneur vient de me dire que nos forces de sécurité sont parfois peu désireuses d’inspecter les activités des entrepreneurs et tous ceux qui coupent les arbres. Quand nos ressources naturelles auront disparu, que nous restera-t-il ? »
Reste à savoir si ce discours indique l’amorce d’un tournant ou s’il s’agit d’une déclaration de pure forme destinée à calmer le courroux des agences internationales.
Bruno Philip (Province d’Attapeu, Laos, envoyé spécial)