Au spectacle de la dernière affaire Dieudonné, stupéfait et sidéré, j’ai eu envie de relire David Rousset. Je venais de regarder sur le Net (la vidéo est accessible sous l’onglet « Prolonger » de cet article) cette mise en scène clairement antisémite, dans ses symboles, ses allusions et ses sous-entendus. Sur la scène du Zénith, Dieudonné faisait remettre par un assistant portant une sorte de pyjama rayé et arborant l’étoile jaune – un « habit de lumière », fut son commentaire pour décrire cet uniforme de déporté – un « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence » au négationniste Robert Faurisson, lequel disait être traité « comme un Palestinien » dans son pays tandis que l’hôte, le primé et le public faisaient chorus autour d’un même adversaire, les « sionistes ». Cette ignominie est évidemment une provocation destinée à faire sauter le verrou de mémoire que constitue le génocide juif en niant la réalité du crime contre l’humanité.
Le visionnage terminé, j’avais peine à croire que cet événement venait de se passer à Paris, en 2008, le 26 décembre précisément, devant une salle comble et un public enthousiaste. Le premier réflexe est d’ignorer ou de relativiser, par précaution médiatique ou prudence politique, tant est explicite la stratégie d’appel au scandale et à la victimisation de l’ancien militant antiraciste des années 1980 devenu le nouvel ami de l’extrême droite lepéniste. Position évidemment intenable : s’il ne faut pas en exagérer démesurément la portée, Jean-Marie Le Pen ayant lui-même fini par le juger « un petit peu choquant », ce Grand Guignol n’en a pas moins eu lieu, dans son ignominie et sa bassesse. Il nous faut donc le regarder en face, s’efforcer de le décrypter et s’appliquer à le réfuter.
Si je me suis d’abord tourné vers David Rousset (1912-1997), c’est par réflexe protecteur. Je voulais retrouver le fil d’une mémoire vive et vigilante, ni figée ni sacralisée, de cet événement imprescriptible : le génocide, c’est-à-dire l’extermination par des humains d’une partie de l’humanité, donc d’une part d’eux-mêmes, simplement parce qu’elle est née, née juive en l’occurrence. Un événement dont l’énigme ne doit jamais nous quitter tant elle nous alerte sur la survenue de la barbarie au cœur des civilisations. Rescapé des camps où il avait été déporté comme résistant, Rousset fut, juste avant Robert Antelme (1917-1990) et Jean Cayrol (1910-2005), le premier des récitants français du crime européen dont le nazisme fut l’instrument. Il le fit en trois maîtres livres parus en cascade, pour ne plus y revenir, silence comblé par une action politique aussi inlassable qu’inclassable, puisqu’à l’extrême gauche du gaullisme. Ce furent d’abord un essai décisif, L’Univers concentrationnaire (1946), salué par le prix Renaudot ; puis un faux roman, Les Jours de notre mort (1947), vaste fresque documentaire ; et, enfin, une satire réaliste, Le pitre ne rit pas (1948).
C’est ce livre que j’ai été chercher, dans la réédition qu’en fit Christian Bourgois, en 1979, quand, concomitamment, sortirent de nos placards à mémoires les fantômes de la collaboration française à la solution finale et surgirent les nouvelles cohortes du négationnisme unissant des égarés de l’ultra-gauche à des persistants de l’extrême droite. « Une pièce de théâtre. Avec un seul acteur. L’imagination ne joue ici aucun rôle », écrit Rousset en introduction d’un livre construit comme un dossier d’archives, succession de documents, lettres, rapports et notes témoignant de l’épaisseur quotidienne de la barbarie. Le seul acteur, le Pitre, c’est ici l’antisémite ordinaire, dans sa banalité terrifiante et sa prodigieuse abjection. Ce livre devrait être promu manuel scolaire, à l’instar d’une ancienne collection pédagogique intitulée « Textes et documents pour la classe », tant il montre la persécution dans sa froideur et sa quotidienneté, entre brutalité et routine, bureaucratie et voisinage, pillages et dénonciations, exclusions et déportations, minutie et démesure, conformisme et folie, etc.
Introduisant ce recueil de preuves irréfutables, Rousset, avec cette prescience des témoins survivants, nous alertait déjà : « Dans la scène de la grande maîtrise, vous l’entendrez [le pitre] ordonner le meurtre. Mais vous ne verrez pas le meurtre s’accomplir. Le Pitre n’admet pas sa victime. Il refuse la confrontation. Il agit à distance. Ses agents sont des rouages techniques. Ce qui lui importe, c’est la machine à tuer et comment elle fonctionne. » Secret du crime, euphémisation des consignes, effacement des traces : sachant fort bien l’horreur qu’ils commettaient, les bourreaux se sont d’emblée attachés à la cacher, à ne pas seulement tuer des millions d’êtres humains, mais à assassiner préventivement la vérité du crime commis. De ce point de vue, la résonance la plus perverse et abjecte de la soirée antisémite animée par Dieudonné, au Zénith, ce fut ce mot du négationniste Robert Faurisson, se posant en persécuté et disant alors avoir été victime d’un « traitement spécial ». Or c’est exactement cette formule neutre, entre clinique et technique, que les nazis utilisaient pour masquer la réalité de la solution finale.
Le négationnisme prolonge et actualise le crime
Récemment publié en français (dans le recueil Feuillets épars, Robert Laffont, 2008), un texte de Primo Levi (1919-1987), autre grand récitant, italien celui-ci, du génocide, fait écho à la mise en garde de Rousset : les survivants nous ont averti que le crime contenait, dans sa conception même, sa négation postérieure. C’est en ce sens que le négationnisme contemporain n’est pas une question mineure, anecdotique ou secondaire : il est la prolongation même du crime, sa persistance et son actualisation. Les rescapés, dont aujourd’hui la cohorte s’amenuise chaque jour, le savent d’expérience douloureusement vécue. Tout simplement parce que, longtemps, ils furent pratiquement inaudibles : on les entendait à peine tant ce qu’ils rapportaient dépassait l’entendement.
Dans « Le difficile chemin de la vérité » - c’est le titre de ce texte conçu comme une intervention à un colloque en 1982 -, Levi rappelle que les survivants se sont d’emblée heurtés aux réticences du public. « Les premières nouvelles concernant les camps d’anéantissement [...] dépeignaient un massacre aux proportions et à la cruauté telles que le public avait tendance à les refuser en raison même de leur énormité, écrit-il. Fait significatif, ce refus avait été largement anticipé par les coupables eux-mêmes ; de nombreux survivants rappellent que les soldats SS s’amusaient à avertir les prisonniers avec cynisme : « Quelle que soit l’issue de la guerre, nous avons gagné le combat : aucun d’entre vous ne sera là pour témoigner, et en admettant qu’il y ait des rescapés, le monde ne les croira pas. Il y aura des soupçons, des discussions, des recherches historiques, mais pas de certitudes, car nous détruirons les preuves avec vous. Et si des preuves subsistent, si certains d’entre vous survivent, les gens considéreront votre témoignage comme trop monstrueux pour être cru, ils allégueront des exagérations de la propagande alliée, et c’est nous qu’ils croiront, pas vous. C’est nous qui dicterons l’histoire ». »
De cet héritage inquiet, nous sommes désormais les dépositaires, donc les gardiens. Il dépend de nous aujourd’hui, et des générations qui nous suivront, que les bourreaux ne gagnent pas le combat et ne dictent pas l’histoire. Les survivants s’en vont, un à un ; des mémoires vives cèdent la place à une histoire sans témoins ; dès lors, le risque est grand qu’entre d’officielles commémorations et d’obsessionnelles contestations, se glissent le poison du relativisme et, donc, l’oubli du crime. Car il y a eu, il y a et il y aura encore, hélas, avant, pendant, après, dans une discordance des temporalités et une hétérogénéité des contextes, d’autres crimes, d’autres drames, d’autres persécutions, visant d’autres peuples, faisant d’autres victimes, douleurs aussi essentielles à la mémoire des peuples concernés que l’est le génocide pour les juifs.
C’est cette réalité qui, inlassablement, nous mettra à l’épreuve, suscitant confusion et régression si nous ne sommes pas capables d’associer, fermement et doublement, la connaissance du passé et la vigilance du présent. En d’autres termes, si nous ne savons pas penser à la fois la singularité du crime commis contre le peuple juif et les spécificités des injustices qui tissent encore le sort du monde ; si nous ne savons pas veiller à ne pas opposer l’une aux autres, ni inversement ; et si nous ne savons pas prendre d’autant mieux la mesure des crimes d’aujourd’hui, de leurs engrenages et de leurs causalités, que nous aurons gardé grand ouvert le livre du génocide, de son histoire précise et documentée, de sa genèse et de sa généalogie.
Concurrence des victimes, comparaison des crimes, affrontement des mémoires : tel est aujourd’hui le terreau d’un recul de la conscience où se glisse le renouveau de l’antisémitisme. Tous les replis identitaires l’alimentent qui, dans leur préférence pour des mondes particuliers plutôt que pour un monde commun, privilégient le semblable au différent. Hémiplégiques, leurs pensées réflexes ne peuvent imaginer qu’un seul crime à la fois, celui qui les arrange, évacuant, relativisant ou niant celui ou ceux qui les dérangent. A chacun sa souffrance, au mépris des autres ! De cette ignorance et de cette indifférence, cultivée et alimentée, les démagogues, artisans de ces grands renfermements qui font leurs aveugles popularités, ont toujours fait leur miel.
Tel est le mécanisme qui, peu ou prou, permet à la négation du génocide de s’implanter sur la misère des banlieues, la solidarité avec la Palestine ou la mémoire des colonisés. Et, ce faisant, loin de les renforcer, d’affaiblir, de pervertir et de dessécher ces causes légitimes. Cet engrenage diabolique rappelle évidemment le « socialisme des imbéciles » évoqué parfois à propos de l’émergence de l’antisémitisme moderne, à la fin du XIXe siècle. L’expression renvoie aux débuts du mouvement ouvrier politiquement organisé quand la prégnance du vieil antijudaïsme chrétien assimilant les juifs à l’argent nourrit un antisémitisme populaire à variante anticapitaliste. La gauche de l’affaire Dreyfus - car, pour l’essentiel de leurs bataillons, les premiers dreyfusards furent issus de la gauche, socialiste ou libertaire - lui régla momentanément son compte, érigeant le sort d’un officier juif pas vraiment révolutionnaire en symbole de la bataille pour la vérité, la justice et l’humanité.
La cause palestinienne ne doit pas tolérer l’antisémitisme
Plus que jamais, en ces temps de replis identitaires, communautaires ou nationalistes, il nous faut tenir le même cap, avoir la même exigence et, par conséquent, ne rien céder aux antisémites qui se parent des injustices du monde pour recycler leur criminelle camelote. De même que l’héritage européen du génocide juif ne saurait aucunement excuser les injustices commises au Proche-Orient par l’Etat d’Israël, l’occupation des territoires palestiniens depuis 1967, les violations répétées du droit international, la construction d’un mur de séparation, le maintien des colonies, etc. ; de même, la juste défense du droit des Palestiniens à un Etat indépendant, souverain et viable, ne saurait en aucun cas servir d’alibi à l’antisémitisme dont nous savons, de longue expérience, qu’il est au noyau dur du racisme. Car l’antisémitisme, y compris dans sa genèse chrétienne, ce fut la chasse éperdue à l’Autre comme proche ou intime, à l’Autre comme soi-même, à l’Autre comme ressemblance. D’où l’obsession antisémite à créer la différence, à la marquer par des signes, à la figer par des caricatures, à la pourchasser dans la phobie du mélange, donc du métissage.
Nul hasard si Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), l’historien qui sonna l’alarme sur les négationnistes, s’appliquant à les réfuter et à les démonter, fut aussi de tous les combats de la décolonisation, haute figure de la dénonciation de la torture pendant la guerre d’Algérie. Ce juste savait tenir les deux bouts d’une conscience en perpétuel éveil. Dans Les Assassins de la mémoire, il indique la voie d’une riposte de raison : ne pas discuter, ne pas tolérer, mais néanmoins expliquer, démasquer, déconstruire, mettre en évidence les faux et les mensonges, savoir argumenter, se soucier de transmettre. « Il ne suffit pas dans cette affaire d’avoir globalement raison, insistait-il, il faut inlassablement travailler, c’est-à-dire établir les faits non pour ceux qui les connaissent et qui vont disparaître, mais pour ceux qui seront légitimement exigeants sur la qualité de la preuve. Le travail archéologique était inutile en 1945 parce que les ruines fumaient encore et que les témoins criaient, il est devenu indispensable aujourd’hui. »
Formulée en 1987, cette recommandation n’est pas restée sans suite, comme en témoigne l’exceptionnel travail archéologique sur la « Shoah par balles » réalisé en Ukraine par le père Patrick Desbois, qui a donné lieu à une exposition, un film et un livre. A l’heure où l’on réfléchit à la mémoire et à l’histoire de la Shoah à l’école, on ne saurait trop recommander sa diffusion pédagogique tant cette exhumation minutieuse du génocide d’avant les chambres à gaz, dévoilant ses procédés monstrueusement artisanaux, dissipe tous les faux-semblants nés de sa terrible euphémisation postérieure dans un processus industriel.
Vidal-Naquet était intraitable dans son refus de débattre avec des faussaires, position dont témoigne sa cinglante réponse au linguiste américain Noam Chomsky qui, en 1981, commit la faute de préfacer un livre de Faurisson au nom de la liberté d’expression, liberté en l’espèce bien égarée. Mais, pour autant, il ne se satisfait pas d’une posture d’indignation morale qui, refusant la réfutation pédagogique, se contente d’en appeler aux tribunaux pour qu’ils promulguent et sanctionnent un interdit. « La répression judiciaire est une arme dangereuse », écrivait-il, anticipant les polémiques à venir sur le risque de dévoiement d’une justice sommée de dire l’histoire, plutôt que le droit. Pour Vidal-Naquet, et sa leçon reste d’actualité vingt ans après son énoncé, il nous faut « vivre avec Faurisson » tout en combattant ses impostures avec acharnement.
Méditer Vidal-Naquet, c’est trouver la voie d’une riposte qui ne tomberait pas dans le piège de la provocation, celui des détestations ravivées et des communautés refermées, que nous tend aujourd’hui Dieudonné. « Vivre avec Faurisson ? » demande-t-il, pour répondre ceci : « Toute autre attitude supposerait que nous imposions la vérité historique comme la vérité légale, ce qui est une attitude dangereuse et susceptible d’autres champs d’application. Chacun peut rêver d’une société où les Faurisson seraient impensables, et même essayer de travailler à sa réalisation, mais ils existent comme le mal existe, autour de nous, et en nous. [...] Toute société a ses sectes et ses délirants. Les châtier ne servirait à rien qu’à en multiplier l’espèce. Il en est de ces personnages comme de la police ou des espions. Une fois qu’on les a identifiés, mieux vaut les surveiller ou les circonscrire. [...] Il faut certes prendre son parti que ce monde comporte des Faurisson comme il comporte des maquereaux et des sociétés de films pornographiques. Mais il ne peut être question de lui laisser le terrain. »
Conformément aux recommandations de ce précis de résistance, le dernier scandale de Dieudonné appelle donc une réfutation sur le terrain même où il prétend prendre racine : la question noire et la question palestinienne. Le pire serait de laisser à cet agent provocateur ne serait-ce qu’une parcelle d’identification légitime à ces deux causes. Car, en l’espèce, ce nouveau Pitre est aussi un ignorant, infidèle à son propre passé et inculte sur sa propre histoire. « Dans l’ordinaire, par l’éclat du rire vous admettez le clown, vous lui accordez une sympathie de reconnaissance, écrivait David Rousset. Aujourd’hui, par le rire, vous refuserez l’acteur. Vous le chasserez du monde. C’est que lui-même est un pitre qui ne rit pas. » On rira donc de ce pitre qui ne fait plus rire. On rira en montrant que, loin d’inventer sa propre liberté, Dieudonné prolonge sa servitude, prisonnier des pensées qui oppriment, divisent et excluent. Rousset, toujours : « Le Pitre exècre les maîtres et n’aspire qu’à se confondre avec leur prestige : ce sont ses dieux clandestins. Il hait l’esclave de toute la fureur de sa propre servitude. Il croit férocement aux privilèges qui lui épuisent le sang. Sa révolte est l’impuissance de sa servilité. »
Question noire et question juive, une alliance à réinventer
On rappellera donc que l’article premier du Code Noir édicté par Louis XIV en 1685, monument d’infamie négrière, associe d’emblée Juifs et Noirs dans le malheur, commençant par exiger que soient « chassés » des îles caraïbes où l’esclavage est la règle « tous les juifs qui y ont établi leur résidence » en tant qu’« ennemis déclarés du nom chrétien ». Mais, surtout, on invitera tous les enseignants, tous les partis, toutes les associations à enseigner, diffuser et répandre les écrits d’une haute figure noire, symbole de la lutte anti-coloniale, le Martiniquais Frantz Fanon. Fanon, psychiatre de métier, dont le premier livre, Peau noire masques blancs est un manifeste radical contre tous les racismes, leurs avatars et leurs atours.
On y lit notamment ceci qui, pour toute la part d’Afrique et d’Antilles constitutive de notre histoire et de notre peuple, est une antidote aux dieudonneries : « C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. » Au-delà de cet avertissement dénué d’ambiguïté, il faudrait faire connaître largement les pages conclusives de cet essai, paru en 1952, véritable ode au refus des identités closes, comme des ressentiments ressassés et des haines recuites.
« N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? demande Fanon. [...] Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. [...] Je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. [...] Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. [...] Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. [...] Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »
Cette profession de foi n’est pas sans postérité, au cœur même de l’histoire qui l’inspire. Tout comme Aimé Césaire, Frantz Fanon fut du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, tenu à Paris en 1956. Un peu plus jeune qu’eux, le poète de la créolisation, Edouard Glissant, était là, lui aussi. Or, deux semaines exactement avant le scandale du Zénith, Glissant était le maître d’une cérémonie qui en est l’exact démenti et qui, hélas, n’a rencontré aucun écho médiatique. Fondateur de l’Institut du Tout-Monde, Glissant a institué un prix littéraire annuel, le prix Carbet, décerné par un jury international illustrant ces identités-relations qu’il oppose aux identités-racines. Cette année, ce prix, d’habitude remis aux Antilles, était décerné en Ile-de-France, le 12 décembre. Or le choix du jury a été d’associer, dans la même distinction, Simone Schwarz-Bart et, à titre posthume, son époux, André Schwarz-Bart, disparu en 2006 en Guadeloupe, sa terre d’élection.
Cette double reconnaissance, comme l’expliquent les attendus du jury du prix Carbet (téléchargeables ici en PDF), liait indissolublement deux œuvres littéraires croisant deux mémoires solidaires, juive et noire, celle d’André, auteur du Dernier des justes (1959), et celle de Simone, auteur de Pluie et vent sur Télumée Miracle (1979). Evoquant « ce monde où la Shoah et l’esclavage avaient meurtri le grand songe d’une possible fraternité », le jury souligne que « le génie d’André Schwarz-Bart a été de comprendre que les souffrances doivent être solidaires si l’on voulait changer l’ordre de la cruauté, de comprendre qu’il fallait convertir les souffrances en expérience pour convertir le cercle des récriminations et des repentances, de comprendre qu’il n’y avait pas de monopole des souffrances et d’adopter sans réserve la Guadeloupe de Simone Schwarz-Bart comme un lieu de réflexion sur l’histoire du monde ».
Et le jury de ce prix Carbet 2008 de saluer Le Dernier des justes, œuvre pionnière du martyr juif, comme « un inclassable monument de la question humaine, monument juif, monument guadeloupéen, monument d’expression d’un tout-monde ouvert à toutes les rédemptions ». Un pays, la France, qui dispose de telles richesses intérieures, promesses de fraternité, devrait savoir mieux faire que réclamer des juges contre Dieudonné et ses semblables. Il devrait par exemple faire de l’audiovisuel public lié à l’outre-mer, notamment la chaîne télévisée France O diffusée dans l’Hexagone, un haut lieu de promotion d’une diversité porteuse non pas d’un message de haine et de peur, mais d’une réconciliation de toutes nos différences avec notre commune humanité.
Contre les haines et les peurs, le sens de la fraternité
Sur ce service public là, on aurait pu entendre également l’actuel ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, Elias Sanbar, écrivain lui-même et traducteur en français de l’œuvre du grand poète disparu cet été, Mahmoud Darwich (1941-2008). Car Sanbar et Darwich furent les initiateurs, en 2001, d’un appel signé par quatorze intellectuels arabes contre la tenue à Beyrouth d’une conférence intitulée « Révisionnisme et sionisme », organisée par deux officines négationnistes néo-nazies. « Nous, intellectuels arabes, sommes indignés par cette entreprise antisémite, affirmait cet appel, aussi sobre que catégorique. Nous alertons à ce sujet les opinions publiques libanaise et arabes et appelons les autorités compétentes du Liban à interdire la tenue à Beyrouth de cette manifestation inadmissible. »
Parmi les autres signataires figuraient l’universitaire Edward Saïd (Palestine), le poète Adonis (Liban), l’historien Mohammed Harbi (Algérie), l’éditeur Farouk Mardam-Bey (Syrie), etc. Alors ambassadeur d’Israël en France, l’historien Elie Barnavi salua cet appel comme un événement, en ajoutant : « Je ne m’offrirai pas le ridicule de remercier les signataires du manifeste. Ils ne l’ont pas fait pour nous juifs. Ils l’ont fait pour eux-mêmes, pour l’honneur de leur pays et de la nation arabe. Mais je ne puis m’empêcher d’éprouver un sentiment de gratitude. Car, ce faisant, ils ont affirmé, au-delà de l’adversité présente, l’inéluctabilité de notre réconciliation future. Ils ont simplement redit notre commune humanité. »
A l’heure des bombardements sur Gaza et, donc, d’une nouvelle course à l’abîme du conflit israélo-palestinien, ces mots peuvent paraître dérisoires. Ils sont au contraire essentiels, à la manière d’un pare-feu protecteur. Car rien ne serait plus dangereux, aux deux pôles extrêmes de radicalisation de ses enjeux, que l’instrumentation de ce conflit dans notre paysage national. La diabolisation des « barbares » (identifiés aux Arabes et aux Noirs) tout comme celle des « sionistes » (pour dire les Juifs) sont deux ressorts de haines et de violences qui s’entretiennent. Il nous faut d’autant plus y prendre garde que ce serait se voiler la face que d’ignorer l’émergence d’un antisémitisme du ghetto, selon l’impeccable démonstration récente du sociologue Didier Lapeyronnie (Ghetto urbain, Robert Laffont, 2008).
« La focalisation sur les Juifs est l’envers de l’absence de politique ou de l’absence de sens : elle est une demande d’antisémitisme politique, comme une sorte de demande folle de sens et d’intégration, a-t-il constaté durant son enquête de terrain sur le cocktail explosif que constitue l’alliage de la ségrégation, de la violence et de la pauvreté dans certains quartiers déshérités. [...] Si je ne suis rien, les Juifs sont tout, si je suis exclu, les Juifs sont intégrés, si je suis pauvre, ils sont riches, si je suis méconnu, ils sont reconnus, si je suis méchant, ils sont gentils, si je suis dépourvu de communauté, ils en ont une, si je suis impuissant, ils sont puissants... Au fond, ils concentrent tout le sens et assèchent toutes les possibilités de donner une signification à une situation vécue. « Les Juifs, il y en a partout... C’est bien ça le problème ! », conclut Sofiane. Il devient donc inutile de chercher à se transformer ou de chercher à changer la société, il devient inutile de revendiquer ou d’agir. Il devient inutile de penser. L’antisémitisme résout tous les problèmes : il suffit d’inverser les polarités. S’ils n’étaient pas partout, je ne serais pas nulle part ! »
Constat où l’on retrouve la formule de David Rousset, qualifiant la révolte de l’antisémite d’impuissance de sa servilité. Les réponses durables sont évidemment politiques et sociales, tant cette régression se glisse dans un espace de vide politique et de crise sociale. Mais on ne saurait les attendre sans commencer par répondre consciencieusement à cet antisémitisme de l’ignorance, pour le réduire avant qu’il ne prenne racine. A ce pitre qui ne rit pas et ne fait pas rire, opposons les rires de fraternités réinventées et réenchantées.
Le rire, par exemple, de Germaine Tillion, résistante et déportée, inlassable combattante, qui nous a quittés en 2008 et qui, en 2002, écrivait ceci : « La fraternité est la loi humaine, le racisme une monstruosité. Mais, attention, si vous ne luttez pas contre la misère, si vous laissez des gens mourir de solitude, ils peuvent devenir un jour la proie du racisme. Je n’admets pas que tous les gens qui sont en France, qui sont français quand ils le veulent et s’ils le veulent, soient mis à la porte. »
Ecrites sous le choc de la présence de l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle de 2002, ces lignes parues dans L’Humanité furent titrées par Germaine Tillion, en résonance complice avec son ami David Rousset : « Le pitre ne rit pas. »
Edwy Plenel