La cruciale note de recherche de Gilles L. Bourque de l’IREQ mérite d’être lue, commentée et débattue d’autant plus qu’elle est brève, facile à lire et parsemée de graphiques. Indépendamment de son biais keynésien pro-entreprise productive de plus-value contre le stérile « capital rentier », elle démontre limpidement et simplement l’étouffement économique du Québec et du Canada par la financiarisation du capitalisme ici comme ailleurs dans le monde. À la gauche québécoise d’en critiquer le cadre keynésien et d’en dégager une alternative de gauche qui ne peut être que l’indépendance pour exproprier banques et consorts. Ainsi sera brisé ce Moloch qui, équipé de l’arme du libre-échange, fait chanter les peuples pour les empêcher de réaliser le plein emploi écologique afin de sauver la civilisation humaine.
Des investissements en baisse à l’économie casino en passant par les salaires ratatinés
Cette note se condense dans les citations et les graphiques suivants :
« Au Québec […] nous constatons une baisse continue des investissements des entreprises non financières : jusqu’aux années 1970, la moyenne annuelle se situait à 10 % de croissance avec des sommets atteignant les 30 % alors que du milieu des années 1970 à la fin des années 1990, la moyenne annuelle se réduit de moitié. La tendance est encore plus marquée depuis le début des années 2000, où les investissements des sociétés non financières ne parviennent plus à franchir la barre des 10 % de croissance annuelle au sommet de leur cycle. »
[…]
« …le taux d’accumulation net qui atteint jusqu’à 8 % au cours des années 1950 passe à une moyenne de moins de 1 % pour le Québec pendant les années 2000 et de moins de 2 % pour le Canada au cours des deux dernières décennies. Il s’agit là d’un renversement du rythme de l’accumulation du capital. C’est un changement structurel fort qui marque un tournant majeur dans le modèle productif » :
Taux d’accumulation du capital, sociétés non financières privées (Québec)
Source : Statistique Canada, Tableau 031-0002 de CANSIM
[…]
« Si cette situation s’expliquait principalement par une faiblesse de la demande, on aurait aussi dû constater des tendances semblables des profits des entreprises. Or, pendant les mêmes années, les profits des entreprises connaissaient une évolution tout à fait différente […] S’il est vrai que pendant les années 1980 la santé financière des entreprises canadiennes s’est détériorée de façon dramatique, avec des marges bénéficiaires d’exploitation passant de 8,5 % à 3 % en une décennie, ce n’était plus le cas par la suite. Depuis le début des années 1990, les marges bénéficiaires sont en augmentation constante, à l’exception des années de récession ou de ralentissement économique » :
Marges bénéficiaires d’exploitation, sociétés non financières privées (Canada)
Source : Statistique Canada, Tableaux 187-0001 et 187-0003 de CANSIM
[…]
« Dans tous les cas de figure, l’importance des dividendes versés aux actionnaires connaît une croissance spectaculaire : alors que leur évolution est assez stable ou légèrement à la baisse pendant les années 1980 et la première moitié des années 1990, nous assistons depuis 1995 à une hausse spectaculaire des dividendes versés, dont l’importance a plus que doublé durant cette période. […]
« En raison d’un traitement fiscal avantageux des gains en capital, les entreprises ont été très actives dans le rachat d’actions, quelquefois financé par un emprunt plutôt que par les flux nets de trésorerie d’autrefois effectués au détriment de nouveaux investissements.
[…]
« Mais puisqu’il ne s’agit pas de créations de nouvelles valeurs ajoutées, cette ponction conduit logiquement à diminuer les revenus perçus par les autres parties prenantes, au premier rang desquels se trouvent les salariés. […] …à partir des années 1980, les salaires ont connu une dégringolade majeure de leur part dans la valeur ajoutée au Québec et au Canada, passant de 50 % à 45 % du PIB. […] [Si on ajoute les bénéfices marginaux aux salaires et traitements], cet indicateur a suivi les mêmes baisses entre 1980 et 2000, de façon encore plus marquée pour le Québec » :
Rémunération totale en % du PIB, Ensemble des industries (Québec et Canada)
Source : Statistique Canada, Tableaux 380-0016, 382-0001, 382-0006 et 384-0001 de CANSIM
[…]
« Le secteur de la finance est le grand gagnant de cette financiarisation […] : contrairement aux sociétés non financières qui ont dû traverser une détérioration de leurs marges bénéficiaires durant les années 1980, les sociétés financières ont plutôt connu une montée impressionnante de leurs marges, qui sont passées de 10 % à plus de 25 % entre 1980 et 2013 » :
Marges bénéficiaires d’exploitation, Sociétés privées (Canada)
Source : Statistique Canada, Tableaux 187-0001 et 187-0003 de CANSIM
(Gilles L. Bourque, La financiarisation de l’économie nuit-elle aux entreprises ?, Institut de recherche en économie contemporaine, octobre 2013)
Le capital financier est la fusion du capital industriel et du capital bancaire
Gilles Bourque conclut son analyse en affirmant que « [l]e coût social du “surcoût du capital” pour parler court, c’est finalement la non-production des richesses qui n’auraient “rapporté” annuellement, en termes financiers, qu’entre 0 % et 15 % de profit. » Pour l’auteur, le profit demeure la substantifique moelle de l’économie y compris un taux de profit non banal de 10 à 15 % lequel suppose, rappelons-le, un taux réel de croissance de la production nationale du même ordre si l’on ne veut pas que la part des profits dans le partage du revenu national gruge celle des salaires, ce que justement l’auteur dénonce.
Il importe peu au capital que le profit origine de la production des marchandises ou qu’il pousse dans les arbres de la finance. Pourquoi risquer son précieux capital dans la production à la recherche désespérée d’une demande solvable introuvable quand on peut se satisfaire de la sécuritaire tonte des coupons. La « force » des entreprises canadiennes n’en a jamais été aussi bonne depuis 25 ans sinon davantage :
CIBC’s Composite Indicator of Corporate Canada’s
Strength
Source : Statistics Canada, Industry Canada, Conference Board, CIBC Traduction :
L’indicateur composite CIBC de la force des entreprises canadiennes
Les composantes de l’indicateur :
• Ratio d’endettement sur fonds propres
• Position de trésorerie
• Marge de profit
• Rendement des fonds propres
• Rendement du capital
• Diversification des exportations (marchandises)
• Diversification des exportations (pays)
• Taux de faillite des entreprises
• Confiance des entreprises
Source : CIBC, In Focus, 21/10/13 in All CIBC News Release
Ces chères entreprises accumulent les liquidités au point que « [l]a Banque du Canada puis le ministre fédéral des Finances ont déjà interpellé les entreprises pour qu’elles prennent relais des ménages surendettés et des gouvernements en déficit, et qu’elles transforment leurs liquidités abondantes oisives en investissement productif » (Gérard Bérubé, Les entreprises canadiennes disposent de 5700 milliards dans leurs coffres, Le Devoir, 22/10/13 [1]). Car ces fonds surabondants, adoubés de la très généreuse création monétaire des banques centrales des ÉU et de l’Union européenne, ne sont pas enfouis dans un bas de laine mais irriguent les marchés financiers au point que ceux-ci sont devenus, pour le moment, imperméables tant à la stagnation économique qu’aux aléas de la conjoncture telle la crise budgétaire étasunienne.
Plus les taux d’intérêt sont au plancher, plus la dite valeur de l’encours des obligations anciennes touche le ciel, plus l’argent nouveau, souvent suite à un détour par les paradis fiscaux, bifurque vers les bourses d’ici et d’ailleurs, peu importe la perspective des profits futurs, ou vers la spéculative propriété immobilière, jusqu’à la catastrophique surabondance, ou vers ces maudits produits dérivés de retour en force quand ce n’est pas vers les trafics illicites en tout genre, des armes aux femmes en passant par la drogue. Telle est la grande orgie de la banque et de l’entreprise dans la fusion incestueuse du capital financier.
Le capital financier n’est pas une partie du capital, c’est le capital tout entier et ce depuis l’avènement de l’impérialisme depuis un peu plus d’un siècle. « Concentration de la production avec, comme conséquence, les monopoles ; fusion ou interpénétration des banques et de l’industrie, voilà l’histoire de la formation du capital financier et le contenu de cette notion. » (Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916 [2]) Fusion qui s’approprie la rente foncière : « La spéculation sur les terrains situés aux environs des grandes villes en plein développement est aussi une opération extrêmement lucrative pour le capital financier. Le monopole des banques fusionne ici avec celui de la rente foncière et celui des voies de communication… »
Les mythes de la troisième voie et du réformisme font le jeu du capital financier
Selon Gilles Bourque, « [p]our le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, la financiarisation signifie que les financiers président désormais aux décisions des directions d’entreprise et donc de l’ensemble de l’économie. » Dommage que l’auteur de la note n’ait pas réalisé que cette rencontre de Stiglitz et de Lénine, sur ce point précis, tirait le tapis sous sa thèse implicite du retour aux « trente glorieuses » (1945-1975). Il va falloir qu’un jour la gauche qui persiste à vouloir réformer le capitalisme réalise que l’État providence n’a été qu’un intermède dans ce court et amère XXIè siècle lequel ne cesse de se prolonger dans ce siècle-ci. Les importants gains redistributifs de cet intermède n’ont été suscités que par la peur bleue de la révolution menaçant la bourgeoisie de la France, l’Italie, la Grèce jusqu’à la Chine et le Vietnam en passant par la Yougoslavie, l’Algérie, Cuba, le Nicaragua et le Portugal.
Ces concessions importantes ont eu leur revers faute d’un non abouti renversement du capitalisme : la servitude de l’endettement généralisé engendré par le consumérisme, la militarisation permanente et finalement la stagnation, la crise climatique et celle de la biodiversité menaçant de rupture l’équilibre écologique planétaire. Une de ces conséquences, trop oubliée, a été l’embrigadement massif des femmes sur le marché du travail à des salaires et conditions de travail pourris sur fond d’aggravation de l’esclavage domestique due aux politiques d’austérité. Il est assez ironique, si l’on peut dire, de constater qu’avant les grandes réformes de l’État providence, la femme québécoise était accablée par la prise en charge des enfants du baby boom d’après guerre et que maintenant l’État s’apprête à lui retourner le soin de ces mêmes enfants arrivant au troisième âge.
Cette régression sociale explique beaucoup ce retour au religieux des femmes les plus exploitées et les plus opprimées, ce à quoi il ne faudrait pas rajouter avec de xénophobes législations coercitives à propos d’un code de l’habillement dans la fonction publique et parapublique au nom de la laïcité comme s’apprête à le faire le gouvernement du PQ. Comme disait l’autre d’une façon beaucoup plus nuancée et compréhensive que communément admis : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple » (Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel (Introduction) [3], Archives Internet des marxistes, 1843). Ajoutons que cela vaut aussi pour les peuples et ethnies opprimés au prorata de leur oppression.
Comme le clamait une banderole lors d’une récente manifestation anti-austérité à Lisbonne, reprise comme titre du dernier éditorial de la revue Anticapitaliste du NPA de France : « Face aux injustices, la révolution est une obligation ». Il n’y a ni troisième voie ni (éco)-socialisme sans révolution dont le printemps érable pourrait être un signe annonciateur afin de faire l’indépendance pour exproprier les banques et tous les autres patentes à gosse générées par le capital financier. Il est infiniment triste de réaliser que la direction de Québec solidaire prend la direction inverse en liquidant, dans sa campagne « Sortir du noir… », les points saillants antilibéraux de sa plate-forme électorale de 2012 au point de la dénaturer (voir sur mon site, Ressusciter le programme pour atteindre les objectifs de l’ONU, en particulier l’annexe, 18/10/13 [4])
Marc Bonhomme, 28 octobre 2013
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca