INTRODUCTION
Le concept d’écosocialisme suscite un intérêt croissant, sous toutes les latitudes. Employé semble-t-il pour la première fois par Joël de Rosnay en 1975, il a été repris par James O’Connor pour désigner une société où la production de valeurs d’échange cèderait la place à celle de valeurs d’usage visant à satisfaire les besoins humains dans le respect des limites écologiques. Michaël Löwy et Joel Kovel lui ont donné ses lettres de noblesse en co-rédigeant en 2002 un Manifeste écosocialiste international [1] qui a été traduit dans de nombreuses langues.
Jusqu’à récemment, toutefois, l’écosocialisme apparaissait comme une utopie radicale aux contours flous, à laquelle n’adhéraient que des individus, des associations et des organisations politiques marginales, souvent d’obédience marxiste et révolutionnaire. Cette situation a commencé à changer il y a quelques années : dans les pays nordiques, par exemple, l’Alliance de la gauche verte, qui regroupe des partis assez modérés et ayant pignon sur rue en Suède, au Danemark, en Finlande et en Norvège, se réclame d’un écosocialisme.
Le même mouvement d’appropriation de l’écosocialisme est engagé dans le monde francophone. En novembre 2012, les Jeunes Socialistes de l’Hexagone sortaient le premier numéro d’une revue baptisée « L’écosocialiste », et qui porte en sous-titre : « Faire le socialisme du 21e siècle ». Le Président du mouvement, Thierry Marchal Beck, signait l’éditorial. L’écosocialisme y était présenté comme le remède contre « la schizophrénie du militant de gauche » déchiré entre la conscience que « le capitalisme exploite la terre et les humains dans un même élan » et le fait qu’il « est toujours plus simple d’en revenir aux anciennes recettes de la lutte contre le chômage par la relance de la croissance ».
Quelques jours plus tard, les 1er et 2 décembre 2012, le Parti de Gauche organisait à Paris des « Assises pour l’écosocialisme ». Quelque 500 personnes étaient présentes, des milliers d’autres suivaient l’événement sur internet. Plusieurs débats fort intéressants se succédaient, permettant à divers courants politiques d’exprimer leurs vues et leur sensibilité. Loin d’être portées par une organisation de jeunesse qui fait ses propres expériences en politique, ces Assises marquaient un engagement fort du parti dans son ensemble, engagement symbolisé par le discours de clôture par Jean-Luc Mélenchon.
Cette manifestation constitue un événement tout à fait remarquable. Alors que les problématiques écologiques tendent à être occultées par la récession économique la plus grave depuis les années trente, une organisation de gauche, composante d’un front qui bénéficie de soutiens significatifs dans le mouvement syndical et dont le candidat a fait 11% des voix à l’élection présidentielle, organise un grand débat sur le lien entre crise sociale et crise environnementale, et choisit de se réclamer de l’écosocialisme.
Face à la social-démocratie qui gère la régression sociale et la catastrophe écologique, face à l’écologie politique qui se coule dans le moule du soi-disant « capitalisme vert », face enfin aux grandes ONG environnementales qui jouent le jeu de la gouvernance néolibérale, les Assises du Parti de Gauche font naître l’espoir d’une alternative à la fois rouge et verte, réconciliant le progrès social et la défense de l’environnement dans la perspective d’un changement profond de société et de civilisation.
En vue des Assises, un projet de Manifeste en 18 thèses a été rédigé. Ce document est important : c’est en effet la première fois, à notre connaissance, qu’un parti politique ayant une telle surface fait une tentative aussi ambitieuse d’élaboration et de renouvellement programmatiques dans le sens de l’écosocialisme. De plus, faisant preuve d’ouverture, les organisateurs ont eu la bonne idée de soumettre ce texte à un large débat public. Ils ont appelé les organisations et les personnes intéressées, en France et ailleurs, à réagir par des amendements ou des contributions.
Le texte qui suit est une réponse à cette invitation. Afin d’être le plus précis et nuancé possible, on a choisi de procéder systématiquement. Le texte de chacune des thèses proposées par le Parti de Gauche est reproduit intégralement avant d’être commenté. Cette méthode a l’inconvénient d’une certaine lourdeur - car plusieurs thèses se recoupent, mais elle présente l’avantage d’indiquer clairement les points sensibles, voire de mettre en lumière certaines contradictions du texte. La version utilisée est celle qui a été adoptée par le congrès du PG en mars 2013 [2].
La démarche semblera étonnante à certains. Pourquoi consacrer un tel travail au projet de Manifeste écosocialiste d’une formation politique particulière dans un pays particulier ? Parce que, du fait même de son ambition et de ses qualités, le document proposé par le Parti de Gauche fait pénétrer le lecteur au cœur de l’énorme, de la gigantesque, de la vertigineuse difficulté à laquelle sont inévitablement confronté-e-s celles et ceux qui, en France et ailleurs, adoptent l’écosocialisme comme cadre de réflexion : comment répondre à la fois aux besoins sociaux et aux exigences écologiques lorsque trois milliards d’êtres humains manquent de l’essentiel et que le sauvetage du climat impose de produire moins, sous peine de catastrophes irréversibles ?
Sur papier, la solution est relativement simple : puisqu’il n’y a pas de capitalisme sans croissance ni inégalités, il faut sortir de ce système, produire ce qui est nécessaire pour que toutes et tous vivent dignement, et compenser le recul de l’avoir consumériste aliénant par le progrès de l’être créatif émancipant. Mais cette réponse messianique, quoique fondamentalement juste, et qui ne peut dès lors être passée sous silence, ne suffit évidemment pas à structurer une action politique.
Comment faire prise ? Quel programme de revendications mettre en avant ? Quelles pratiques développer, avec quels acteurs ? Comment poser la question du pouvoir, donc du gouvernement ? Quelles articulations entre le local, le national et le global ? Telles sont quelques-unes des grandes questions soulevées. Les réponses sont loin, très loin d’être évidentes, parce qu’il y a un gouffre entre l’extrême radicalité des mesures anticapitalistes nécessaires objectivement, d’une part, et ce que les rapports de forces sociaux, politiques et idéologiques permettent d’envisager aujourd’hui, d’autre part. En fait, toute personne honnête ne peut que le reconnaître et avouer humblement une certaine perplexité face à l’ampleur du problème.
Dans ce contexte, le Parti de Gauche a le mérite d’avancer des réponses. Il le fait avec assurance et sur un ton conquérant, qui ne laisse guère de place aux interrogations. On ne lui en jettera pas la pierre : c’est la loi du genre, quand on rédige un Manifeste… N’empêche que celui-ci est loin d’échapper à la tension entre l’historiquement nécessaire et l’immédiatement possible, en particulier autour de trois questions décisives : anticapitalisme ou antilibéralisme ? autogestion ou pilotage par l’Etat ? refondation par les luttes ou réforme institutionnelle ? La discussion dans les pages qui suivent porte essentiellement sur ces trois points, mais ceux-ci ont des répercussions concrètes à de nombreux autres niveaux. Par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer une ligne face à l’Europe, ou de définir la « règle verte » qui devrait guider l’action d’un gouvernement de gauche…
Dans son intervention aux Assises, Corinne Morel Darleux a appelé à « une rupture avec l’écologisme compatible avec le capitalisme ». La coordinatrice du Manifeste a ajouté qu’un « socialisme qui ne prend pas en compte la dimension écologique » n’est pas suffisant, tandis qu’un « écologisme qui n’est pas socialiste ne mène nulle part » [3]. Cette conviction est aussi celle de l’auteur. L’Histoire enseigne cependant que les principales tentatives socialistes du siècle écoulé, plutôt que de mener nulle part, ont contribué à nous conduire dans une impasse profonde. La prise en compte de la dimension écologique ne suffira pas à surmonter ce traumatisme, car celui-ci ne découle pas seulement de l’ignorance des limites de la planète. D’autre part, c’est généralement au prix d’une banalisation des périls environnementaux (ou, pour certains, d’une vision cynique sur la « pédagogie des catastrophes »), que la sorte d’écologisme critiquée par Corinne Morel Darleux se rend compatible avec le capitalisme, de sorte qu’il y perd son âme.
C’est dire que deux débats sont à assumer en parallèle : l’un sur le type de socialisme à « écologiser », l’autre sur le type d’écologie à prendre en compte pour y enchâsser le projet socialiste. Autrement dit, l’écosocialisme requiert à la fois un bilan du « socialisme réel » et une approche rigoureuse des défis écologiques dans toutes leurs répercussions connues, sur base de la meilleure science disponible.
Comment, dans le contexte actuel, être radical sans cesser d’être concret, et comment être concret sans cesser d’être radical ? Telle est la très difficile question à laquelle les écosocialistes sont confrontés, dans le monde entier. Le Parti de Gauche, en France, a tenté d’y répondre. Au-delà de certains aspects particuliers, la discussion soulevée par son Manifeste concerne toutes celles et ceux, au Nord et au Sud, qui sont conscients à la fois de l’extrême gravité de la crise sociale, des menaces formidables que le massacre de l’environnement fait peser sur l’humanité et de la responsabilité du capitalisme à ces deux niveaux.
L’auteur ne cache pas ses désaccords avec le parti de Jean-Luc Mélenchon. Cependant, il a en commun avec les organisateurs des Assises de s’inscrire dans la ligne du Manifeste écosocialiste international publié en 2002. Cette référence partagée devrait favoriser les échanges et la recherche de convergences. Ce n’est qu’un début, le débat continue ! [4]
Daniel Tanuro
Le 5 juillet 2013
I. QU’EST-CE QUE L’ECOSOCIALISME ?
Cette première section du Manifeste semblera trop générale à certains, mais elle est d’une importance majeure. En quatre thèses sont posées des bases théoriques et analytiques dont découlent, dans la suite du texte, une stratégie politique et sociale, une ébauche de programme revendicatif ainsi que des propositions pour les luttes. Des accords ou des désaccords sur les conclusions pratiques peuvent prendre un relief différent, des contradictions peuvent apparaître, des zones d’ombre peuvent s’éclairer à la lumière des opinions générales exprimées dans la première partie, auxquelles le lecteur pressé n’aura peut-être pas accordé toute l’importance qu’elles méritent.
Thèse 1 : « Une alternative concrète et radicale »
« L’écosocialisme n’est pas une utopie à laquelle le réel devrait se conformer. C’est la réponse humaine raisonnée à la double impasse dans laquelle est enfermée dorénavant l’humanité en raison des modes de production et de consommation de notre temps qui épuisent l’être humain et l’environnement. Elle appelle une pensée et une action politique radicale, au sens où elle doit aller à la racine des causes. Nous combattons donc les deux moteurs du système actuel : le capitalisme et le productivisme. Le capitalisme impose la marchandisation pour faire de toute chose une nouvelle source de dividendes. Il est ainsi responsable du creusement des inégalités sociales et de la mondialisation à l’œuvre, libérale et liberticide, où règne le dumping social et environnemental avec la délocalisation des pollutions et des altérations de l’écosystème. Le productivisme épuise les ressources naturelles et perturbe le climat. L’idéologie consumériste est son corollaire. Elle élève l’accumulation matérielle au rang de loi, à grands coups de publicité pour générer des besoins jamais rassasiés. Nous désignons les vrais coupables de ce système : l’oligarchie financière mondialisée, les gouvernements soumis aux lobbies des multinationales sans contrôle démocratique, les idéologues de la concurrence « libre et non faussée », du capitalisme vert et du libre-échange. Face à eux, l’écosocialisme est une alternative pour sortir de la crise et imposer l’intérêt général humain : partager les richesses sans attendre, fonder une nouvelle économie des besoins et de la sobriété, préserver le climat, l’écosystème et sa biodiversité ».
Nous partageons entièrement le diagnostic de départ de cette thèse : l’humanité est enfermée dans une double impasse, à la fois sociale et écologique ; cette situation ne découle pas des caractéristiques biologiques de l’espèce humaine, ou d’autres causes anhistoriques, mais du mode de production et de consommation actuellement dominant, qui épuise l’être humain et l’environnement [5]. En termes généraux, notre conclusion est par conséquent identique à celle du Parti de Gauche : nous nous réclamons de l’écosocialisme, réponse raisonnée qui vise à sortir de cette double crise en présentant une alternative radicale, allant à la racine des causes.
La suite de la Thèse pose toutefois question : « Nous combattons donc les deux moteurs du système actuel : le capitalisme et le productivisme ». Entendons-nous bien : il est justifié de dénoncer le capitalisme et le productivisme sans les assimiler totalement l’un à l’autre puisque certains pays, au cours du 20e siècle, ont commencé à rompre avec le capitalisme sans sortir du productivisme, mais en développant au contraire un productivisme sui generis. Cependant, il faut alors poser clairement que, si tout productivisme n’est pas capitaliste, tout capitalisme, par contre, est forcément productiviste. La raison en est que la concurrence oblige chaque propriétaire de capitaux à chercher constamment les moyens de remplacer des salarié-e-s par des machines augmentant la productivité du travail, donc la masse de marchandises jetées sur le marché, donc aussi la quantité de ressources naturelles consommées. Il est par conséquent inexact d’affirmer que « le capitalisme et le productivisme » sont les deux moteurs du « système actuel ». Pourquoi ? Parce que le « système actuel », c’est le capitalisme ; la concurrence pour le profit est son seul moteur, de sorte qu’il est inévitablement productiviste, par nature. Voilà ce qu’il aurait fallu écrire pour éviter une lapalissade (« le capitalisme est le moteur du capitalisme ») et fonder les développements ultérieurs sur la base solide d’une compréhension qui va à la racine des causes.
Au lieu d’articuler ainsi capitalisme et productivisme, et de s’interroger ensuite sur les mécanismes spécifiques expliquant le productivisme de sociétés post-capitalistes, le texte sème une confusion regrettable en définissant séparément le capitalisme comme ce qui « impose la marchandisation », d’une part, et le productivisme comme ce qui « épuise les ressources naturelles et perturbe le climat », d’autre part. La première définition est correcte – le capitalisme est effectivement une société de production généralisée de marchandises, et cette définition suffit à comprendre le caractère écocidaire du système (car elle implique tout à la fois l’appropriation et le pillage des ressources naturelles, l’exploitation du travail salarié ainsi que la dynamique d’accumulation). Mais la seconde définition, celle du productivisme, ne fait que décrire certains effets – l’épuisement des ressources et la perturbation du climat – d’une cause que le Manifeste n’identifie pas. Elle n’éclaire donc pas en quoi la racine du problème réside dans le mode de production et de consommation. Le texte a certes raison de dénoncer « l’idéologie consumériste qui élève l’accumulation matérielle au rang de loi, à grands coups de publicité pour générer des besoins jamais rassasiés ». C’est une partie de l’explication. Le problème est qu’elle ne permet pas vraiment de saisir ce qui s’est passé dans des pays tels que l’URSS ou la DDR, qui ont fait du productivisme sans capitalisme ni « idéologie consumériste » de masse ni publicité, dans un contexte où les besoins de base de l’immense majorité de la population n’étaient pas rassasiés…
Il va de soi que cette question du « productivisme socialiste » est décisive : c’est un des défis que l’écosocialisme doit relever pour être crédible dans son ambition d’éviter les ornières du « socialisme réel ». Nous y reviendrons plus loin, lorsque nous discuterons la Thèse 4 sur le « renouveau du socialisme ». Auparavant, il nous faut examiner les conséquences que la confusion dans l’approche des « deux moteurs du système actuel » entraîne - ou pas - au niveau de la stratégie face au mode de production capitaliste, totalement hégémonique aujourd’hui sur l’ensemble de la planète.
La question surgit immédiatement : en quoi consiste « l’action politique radicale » ? « La racine des causes », pour Marx, c’est le capitalisme lui-même. Dans son esprit, cela englobe la dégradation environnementale. Le fait que ce mode de production « épuise les deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur » est analysé dès le Livre 1 du Capital, et Marx y revient en long et en large dans le Livre 3 (sur base des exemples de la dégradation des sols et de la destruction des forêts). La « double impasse » où nous sommes enfermés résulte donc d’une tendance de fond du système, identifiée dès ses débuts. Elle n’est pas le produit imprévu de ses formes contemporaines, « des modes de production et de consommation de notre temps ».
Et d’ailleurs, que signifie cette formule : « les modes de production et de consommation de notre temps » ? Les mots ont ici une très grande importance. En effet, si la « racine des causes » est le système en tant que tel, la radicalité commandera de lutter pour abolir le système. Par contre, si « la racine des causes » réside au niveau des « modes de production et de consommation de notre temps », il pourra suffire de s’attaquer plus modestement à certaines caractéristiques du monde actuel. L’ambiguïté est accrue par le recours au pluriel : « les modes »... L’intention est-elle simplement de mettre en évidence le fait que le capitalisme n’est pas seul responsable des atteintes à l’environnement, que le « socialisme réel » n’a pas fait mieux ? C’est possible, mais il serait alors souhaitable de s’exprimer plus clairement. Car le pluriel pourrait aussi être interprété comme une volonté de relativiser l’attention portée au système pour la concentrer sur les manières de produire et de consommer - au sens des filières techniques, des mécanismes sociaux, des dispositifs organisationnels, des rapports Nord-Sud ou des habitudes culturelles, par exemple.
Anticapitalisme ou antinéolibéralisme ? Telle est en fait la question posée à travers cette discussion et on se départit difficilement du sentiment que le PG hésite à trancher. Au risque d’apparaître comme des coupeurs de cheveux en quatre, nous pensons que les enjeux sont importants. De plus, la clarification pourrait être apportée très simplement : le flou disparaîtrait d’un seul coup si le Manifeste consacrait quelques phrases à expliquer en quoi les lois fondamentales du système capitaliste impliquent une dynamique d’accumulation incompatible avec les limites des ressources et leur rythme de renouvellement. Or, cette explication fondamentale ne figure nulle part dans le document. La concurrence entre les propriétaires de capitaux pour le profit (pour le profit en général : pas seulement pour « les dividendes », comme dit le texte) n’est pas dénoncée pour ce qu’elle est – le seul véritable moteur du système - mais plutôt comme une lubie des « idéologues ». Du coup, le productivisme tend à être traité implicitement comme un comportement aberrant, au même titre que la fièvre consumériste.
Anticapitalisme ou antinéolibéralisme ? L’hésitation du PG est très perceptible lorsqu’il désigne « les vrais coupables de ce système : l’oligarchie financière mondialisée, les gouvernements soumis aux lobbies des multinationales sans contrôle démocratique, les idéologues de la concurrence ‘libre et non faussée’, du capitalisme vert et du libre-échange ». Le capital industriel figure-t-il au rang des accusés ? Pas sûr : la manière dont les multinationales sont mentionnées est ambiguë. En fait, la phrase désigne « les gouvernements soumis aux lobbies » comme « les vrais coupables », pas les multinationales. L’accent est mis sur l’absence de « contrôle démocratique » davantage que sur la concentration et la centralisation du capital.
Cette absence de contrôle constitue évidemment un vrai problème et il est légitime de s’appuyer sur l’indignation qu’elle suscite pour favoriser une prise de conscience. Notre propos n’est pas de rejeter de façon maximaliste des revendications justifiées et facilement compréhensibles en faveur de la redistribution des richesses, notamment par des mesures fiscales. Ni d’écarter avec mépris le développement des coopératives, de l’économie sociale, etc. Mais il faut dire ce qui est. Un Manifeste est un document programmatique important. Il doit selon nous poser d’emblée et clairement la nécessité historique d’en finir avec la propriété privée des grands moyens de production et d’échange. Ne pas le faire, ou ne pas le faire franchement (voir plus loin notre commentaire de la Thèse 8), c’est suggérer que le combat écosocialiste pourrait contourner l’obstacle constitué par la classe capitaliste en tant que telle.
Anticapitalisme ou antinéolibéralisme ? Bhopâl, Seveso, Fukushima, la marée noire de l’Erika, la destruction de la forêt tropicale, le scandale de l’amiante et les autres catastrophes environnementales des dernières décennies ne sont pas imputables exclusivement à l’oligarchie financière mondialisée, aux gouvernements soumis et aux idéologues néolibéraux. Les études scientifiques sur le changement global montrent d’ailleurs que tous les indicateurs de la crise écologique actuelle (déclin de la biodiversité, perturbation des cycles du phosphore et de l’azote, basculement climatique, tensions sur les ressources en eau douce, destruction de l’ozone stratosphérique, etc.) explosent durant l’onde longue expansive d’après-guerre… c’est-à-dire, bien avant l’ère néolibérale, en pleine période de régulation du capitalisme fordiste par les « Etats souverains ».
Le réchauffement global notamment – sans aucun doute la menace majeure ! – est dû principalement à l’envolée des émissions de gaz à effet de serre au cours des Trente Glorieuses. Pour le juguler, les pays capitalistes développés devraient renoncer quasi-complètement aux combustibles fossiles en deux générations et le reste de la planète devrait faire de même d’ici la fin du siècle. Ce n’est pas possible sans réduire substantiellement la production matérielle (au moins dans les pays du Nord). Mais comment faire, alors que trois milliards d’êtres humains manquent de l’essentiel ?
Le Manifeste répond en disant la nécessité de « fonder une nouvelle économie des besoins et de la sobriété ». D’accord - pour autant que cette « nouvelle économie » ne vienne pas en complément de celle du profit et de la gabegie, mais en remplacement de celle-ci (nous reviendrons sur ce point). Mais cela signifie qu’il n’y a pas d’espace pour un « écosocialisme par étapes », qui commencerait par rompre avec la mondialisation néolibérale en reportant les tâches anticapitalistes à plus tard. A supposer qu’un gouvernement conscient de « l’intérêt général humain » mette au pas l’oligarchie financière, les idéologues et les multinationales, la dynamique de « croissance sans fin » (Thèse 4) ne s’arrêterait pas pour autant, car elle est inscrite dans le code génétique du Capital. Il s’agit donc d’affronter la classe capitaliste dans son ensemble. Comme le disait le Manifeste international de l’écosocialisme publié en 2002, dont le PG se réclame :
« Le système capitaliste actuel ne peut réguler, et encore moins surmonter, les crises qu’il a engendrées. Il ne peut résoudre la crise écologique parce qu’il devrait poser des limites à l’accumulation - choix inacceptable pour un système basé sur la règle du « grossis ou meurs ! » (…) Le système capitaliste mondial a fait historiquement faillite. (…) Ainsi le choix dramatique posé par Rosa Luxembourg fait-il son retour : socialisme ou barbarie !"
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Thèse 2 : « Un paradigme de l’intérêt général »
« Dans la réalité, avant toute idée humaine sur le sujet, l’être humain est partie intégrante de l’écosystème dans lequel il vit. Ils ne peuvent être dissociés. Il n’y a qu’un seul écosystème global compatible avec la vie humaine. Dès lors, nous sommes tous semblables dans notre dépendance à l’écosystème. Cette vérité s’impose à tous, en dépit de nos différences de tous ordres. Il y a donc un intérêt général humain qui est lié à celui des autres espèces vivantes : préserver l’écosystème qui rend la vie humaine possible. Comment l’identifier sinon par la libre délibération collective ? Comment celle-ci pourrait-elle être libre si les uns dominent les autres, si des vérités révélées s’imposent en préalable ? Le paradigme écologiste appelle donc la démocratie, l’égalité sociale, la laïcité et le féminisme. Ce sont des conditions indispensables pour que le débat citoyen puisse avoir lieu sans intrusion de force oligarchique, dogmatique ou patriarcale. Enfin, dans la délibération pour déterminer l’intérêt général humain, chacun d’entre nous est appelé à dire non pas ce qui est bon pour lui mais ce qui est bon pour tous. Cela institue l’universalité des droits humains, la citoyenneté comme devoir et la République comme nécessité. Tel est le lien raisonné qui unit l’écologie politique et la République sociale universelle. C’est cette théorie politique globale que nous nommons écosocialisme. Il s’agit d’un humanisme et d’un universalisme socialiste et concret. »
Nous souscrivons sans réserves à l’enchaînement d’idées suivant : l’être humain est indissociable de la nature dont il fait partie, il n’y a qu’un seul écosystème global compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain qui est lié à celui des autres espèces vivantes : préserver l’écosystème qui rend la vie humaine possible. En quelques phrases fortes, le Manifeste synthétise ici la conception marxienne de la nature comme « corps inorganique de l’homme », tout en la débarrassant de ce que Daniel Bensaïd appelait les « scories productivistes ». [6]
Il est pleinement justifié d’aborder la question écologique en lui donnant cette dimension éthique et humaniste. Oui, il y a « un intérêt général humain à préserver l’écosystème qui rend la vie humaine possible ». Cependant, dans une société capitaliste divisée en classes rivales, la question se pose : quelle classe est porteuse de cet intérêt général ? Pour nous, la réponse ne fait pas de doute : les exploité-e-s et les opprimé-e-s. Par conséquent, nous dirions plutôt que « le paradigme écologiste » appelle la convergence démocratique des luttes des jeunes, des femmes, des travailleurs, des petits paysans, etc.
Nous nous plaçons dans le sillage de Marx qui considérait que le prolétariat, en s’émancipant, créerait les conditions nécessaires (quoique non suffisantes) d’une émancipation sociale généralisée. Cette affirmation n’est pas rituelle : elle est basée sur l’hypothèse que la suppression de l’exploitation du travail, en cassant la dynamique capitaliste d’accumulation et la chosification des êtres, rendra possible une saine gestion des ressources naturelles, donc aussi une « réconciliation » de l’humanité avec le reste de la nature. Car le pillage de celle-ci et l’exploitation de la force de travail sont les deux faces d’une même médaille : l’appropriation capitaliste des moyens de production, qui a commencé historiquement par l’appropriation de la terre et des autres ressources.
Dans cette conception, « la question écologique » concerne et interpelle chacun-e, mais sa solution dépend de la lutte de classe. Cela ne signifie évidemment pas que les travailleurs et les travailleuses seraient seul-e-s capables de défendre l’environnement (les petits paysans, les peuples indigènes et les femmes sont à l’avant-garde des luttes environnementales). Cela signifie que le programme, la stratégie et les formes de lutte à mettre en œuvre ne peuvent qu’être anticapitalistes. C’est par l’action directe, collective, démocratiquement organisée - en bloquant la machine économique, en imposant le contrôle d’en-bas, en occupant les centres névralgiques, en défendant les biens communs, en se réappropriant l’espace, en démasquant le « progrès destructif » [7] - que l’idée de « l’intérêt général humain à préserver l’écosystème » peut s’emparer des masses et devenir une force matérielle.
Le PG participe à des mobilisations qui mettent en œuvre ces formes de lutte (cf. le combat exemplaire contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes), mais son Manifeste écosocialiste n’est pas construit autour de l’idée que la conscience écologique pourra seulement changer le monde au moyen de la lutte de masse démocratiquement organisée. Au contraire : au terme d’un raisonnement en cascade, les auteurs débouchent sur la conclusion que la République – pas une république mais la République, c’est-à-dire l’Etat français - est le garant de « l’intérêt général humain » :
« Dans la délibération pour déterminer l’intérêt général humain, chacun d’entre nous est appelé à dire non pas ce qui est bon pour lui mais ce qui est bon pour tous. Cela institue l’universalité des droits humains, la citoyenneté comme devoir et la République comme nécessité. Tel est le lien raisonné qui unit l’écologie politique et la République sociale universelle. C’est cette théorie politique globale que nous nommons écosocialisme. »
L’écosocialisme est un concept large, pas une doctrine. Libre à celles et ceux qui s’en réclament de lui donner le contenu stratégique de leur choix. Pour nous, l’écosocialisme est une praxis d’écologisation des luttes contre l’exploitation et l’oppression dans la perspective d’un socialisme mondial autogestionnaire et féministe, respectueux de la nature, des peuples et de leurs visions du monde. Par cette Thèse 2 de son Manifeste, le PG le définit comme une « théorie politique de l’universalité des droits, de la citoyenneté comme devoir et de la République comme nécessité ». Certes le texte qualifie à la fin cette République de « sociale » et cet universalisme de « socialiste ». Très bien. La République sociale, nous sommes pour, l’internationalisme aussi. Mais il faut être conséquent. Peut-on parler de « République sociale » sans contester la fonction présidentielle et en défendant les possessions coloniales de la France, son budget militaire ainsi que sa force de frappe atomique, comme le PG le fait ?
Nous ne sous-estimons nullement le combat pour que l’Etat garantisse les libertés démocratiques, les droits des femmes, ceux des homosexuel-le-s et la séparation avec l’Eglise. L’actualité récente souligne à suffisance l’importance de ces questions… Mais c’est une illusion totale de croire que l’identification de « l’intérêt général humain à préserver l’écosystème » passera par le « débat citoyen » organisé par l’Etat. Dans la mesure où cet intérêt général humain est forcément anticapitaliste, sa conscience ne peut émerger que de la libre délibération collective au sein des mouvements sociaux luttant contre le système. Indépendamment de l’Etat, car celui-ci est au service de celui-là. Or, ce point de vue change complètement la perspective : pour nous, c’est au sein des luttes et des mouvements sociaux qu’il s’agit de créer les conditions indispensables d’une « délibération libre, sans vérités révélées qui s’imposent au préalable, sans intrusion de force oligarchique, dogmatique ou patriarcale ».
Notons-le en passant : ce point de vue sur la centralité des luttes et des mouvements sociaux change aussi l’approche de la laïcité. Il n’y a aucune raison en effet que la participation aux combats écosocialistes soit subordonnée à l’acceptation de la laïcité en bonnet phrygien, édictée par l’Etat, telle que le PG la conçoit. Cette condition va à l’encontre de l’unité nécessaire et urgente contre les catastrophes imminentes. Rien n’indique d’ailleurs que les athées feraient mieux que les croyants en matière de respect de la nature (la thèse contraire peut être plaidée de façon convaincante). Selon nous, la gestion de l’écosystème Terre « en bon père de famille » (Marx) est compatible avec le fondement humaniste de toutes les religions, de toutes les cosmologies. Pour peu qu’ils luttent pour des revendications qui émancipent les hommes et les femmes en pratique - sur Terre, pas au ciel - peu importe que les acteurs aient foi en Dieu, en Pachamama ou en l’être humain. Nous refusons en particulier toute stigmatisation des femmes portant le foulard.
C’est peu dire que cette discussion sur l’Etat est d’une importance stratégique majeure. Secrétaire général du PG, Eric Coquerel a été très clair, lors des assises pour l’écosocialisme : « L’Etat n’est pas le bras armé du capital. S’il se base sur la démocratie et les droits de l’homme, l’Etat change de nature, devient un lieu de compromis, d’expression des rapports de forces. Avec l’Etat social des années ’70, nous avions une économie qui était à moitié hors du marché et nous ne nous en rendions pas compte. En relançant l’Etat social, l’Etat écologique sera le garant de l’intérêt général, le levier de l’émancipation, le bras armé de l’écosocialisme » [8]. On verra dans la Thèse 4 que le PG promet « un nouvel énoncé de la stratégie émancipatrice pour le futur de l’humanité ». L’énoncé écosocialiste est effectivement nouveau, mais la stratégie énoncée par Coquerel, elle, est vieille de plus d’un siècle : c’est celle du réformisme qui, de compromis en compromission, a conduit le socialisme à la social-démocratie puis au social-libéralisme gestionnaire. L’unicité de la biosphère sert à remettre au goût du jour l’illusion que l’Etat garantirait l’intérêt général. Pour paraphraser le Manifeste : tel est le lien non maîtrisé qui risque d’unir l’écosocialisme façon PG à la social-démocratie... ou à l’expérience tragique du gouvernement Allende, il y a quarante ans.
Il est clair que ce débat a un certain rapport avec celui de la Thèse précédente, sur l’hésitation du Manifeste à choisir entre anticapitalisme et antinéolibéralisme. En effet, sans remise en cause du capitalisme, pas de perspective de dépassement des classes sociales, donc pas non plus de perspective de dépassement des intérêts partiels, catégoriels, locaux, etc. Dans cette logique, « l’intérêt général humain » semble effectivement ne pouvoir être incarné que par l’Etat. Mais nous récusons cette logique. Pour nous, le constat de la nature écocidaire du Capital valide au contraire une conclusion anti-étatique, voire libertaire : tout le pouvoir aux producteurs et productrices associé-e-s, aux Communes fédérées. C’est la conclusion que Marx tirait de son analyse de l’épuisement des sols par suite de la rupture du cycle des nutriments, du fait de l’industrialisation. Sa formulation doit certes être questionnée – pour intégrer la lutte contre l’oppression des femmes – et approfondie – pour explorer les implications éthiques du fait de « régler les échanges avec la nature dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine » - mais elle reste, selon nous, le cadre général d’élaboration d’une stratégie écosocialiste [9] :
« La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leur échange de matière avec la nature et accomplissent cette opération en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »
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Thèse 3 : « Une nouvelle synthèse politique à gauche »
« L’écosocialisme est un nouveau projet politique réalisant la synthèse d’une écologie nécessairement anticapitaliste et d’un socialisme débarrassé des logiques du productivisme. Il permet ainsi la jonction des grands courants de la gauche dans un nouveau paradigme politique. Nous avons besoin de ce projet de société alternatif au capitalisme. Il trace une ligne d’horizon dans la lutte pour une société d’émancipation et de progrès où le saccage de l’environnement et l’exploitation de l’homme par l’homme auront disparu. Notre projet écosocialiste prend en compte les besoins humains et les limites de la planète. Il repense l’utilité sociale de la production, nos manières de consommer, nos besoins réels, la finalité de nos produits et la manière de les produire. »
Cette Thèse rompt assez nettement avec les conceptions productivistes qui ont fortement marqué la gauche - et la marquent encore. Nous ne pouvons que marquer notre accord avec l’idée de repenser l’utilité sociale de la production, nos manières de consommer, nos besoins réels, la finalité de nos produits et la manière de les produire. La notion de « besoins réels » est particulièrement importante, car elle ouvre la voie à la critique de l’aliénation publicitaire, génératrice de besoins consuméristes qui ne sont souvent que la compensation misérable d’une existence sociale mutilée.
Deux questions se posent toutefois, en lien direct avec les problèmes abordés précédemment :
• comment le PG concilie-t-il son soutien à l’armée de la République avec sa prise de position en faveur d’une production pour les besoins réels ? Est-ce par hasard que le texte n’évoque nulle part la possibilité d’arrêter la production d’armes et de reconvertir les travailleur-euse-s concerné-e-s dans des secteurs socialement utiles et écologiquement responsables ? Cette question ne fait-elle pas partie de la « nouvelle synthèse politique à gauche » ?
• « repenser l’utilité sociale de la production, la finalité sociale de nos produits et la manière de les produire » sont des objectifs auxquels nous souscrivons. Mais comment cette pensée critique pourrait-elle se concrétiser sans contester plus nettement la propriété capitaliste des grands moyens de production et d’échange, qui confère aux patrons le monopole des décisions sur ce qui est produit, pourquoi et comment ?
On objectera que la majorité de la population est loin aujourd’hui d’adhérer à des conclusions anticapitalistes et antimilitaristes radicales. C’est exact, mais celles-ci n’en sont pas moins incontournables. Pour que « la jonction entre les grands courants de la gauche » s’opère sur une ligne de rupture effective avec la logique du marché, il convient donc que les écosocialistes débattent de la manière de jeter un pont entre le niveau de conscience actuel et l’alternative globale nécessaire, sans quoi celle-ci restera à jamais une « ligne d’horizon » inaccessible. La redistribution des richesses, sur laquelle le Manifeste insiste à plusieurs reprises, est un élément de ce pont, mais un élément seulement. Nous plaidons pour y ajouter l’obligation de transparence couplée à un contrôle ouvrier et populaire, incluant un droit de véto sur les investissements en fonction de leurs impacts sociaux et écologiques.
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Thèse 4 : « Le renouveau du socialisme »
« Le socialisme a toujours visé l’émancipation de la personne humaine. Elle passe par le partage de la richesse, la démocratisation du pouvoir et l’éducation globale de chaque femme et chaque homme. Ce programme est toujours le nôtre. Mais nous savons dorénavant que l’émancipation ne peut être atteinte par la croissance sans fin : l’écosystème qui rend la vie humaine possible ne le permet pas. Ce constat oblige à définir un nouveau modèle de progrès en rupture avec le système capitaliste. Doivent être repensés non seulement le système de production et d’échange, mais aussi le contenu des productions et les modes de consommation. Cette approche implique par conséquent l’ensemble de l’organisation sociale et politique. Elle nous oblige à penser de façon nouvelle ce qu’est véritablement le progrès humain dans la perspective de la préservation de l’écosystème. Dans ces conditions, nous proposons un nouvel énoncé de la stratégie émancipatrice pour le futur de l’humanité. Cette nouvelle conscience et son programme d’action sont l’écosocialisme. Ses méthodes sont la radicalité concrète, la planification écologique et la révolution citoyenne. »
L’avantage des documents programmatiques rédigés sous forme de thèses courtes est qu’on touche rapidement au cœur des questions. C’est le cas ici. Que le socialisme ait pour but théorique « l’émancipation de la personne humaine », cela ne souffre pas de discussion. Mais, primo, un fossé sépare ce but théorique de l’expérience pratique du « socialisme réel » - fort peu émancipatrice en vérité - et ce bilan ne peut pas être balayé sous le tapis. Secundo, il est réducteur, simpliste et donc faux d’affirmer que ce but passe par le « partage de la richesse » (quelle richesse ?), la « démocratisation du pouvoir » (quelle démocratisation ? quel pouvoir ?) et « l’éducation globale » (qui éduquera ? et, surtout, qui éduquera les éducateurs ?).
Il semble évident que la formule sur la « démocratisation du pouvoir » concerne la sphère politique, pas la sphère économique (les mesures de démocratie économique sont d’ailleurs abordées à la Thèse 13). Deux problèmes se posent ici. D’une part, l’être humain produit socialement son existence par la médiation du travail en tant qu’activité consciente. Dès lors, pour des matérialistes, il ne peut y avoir émancipation véritable que si les producteurs contrôlent collectivement leurs moyens de production et déterminent eux-mêmes ce qu’ils produisent, pourquoi et comment. D’autre part, on a vu à la Thèse 2 que le PG inscrit son action dans le cadre de la République. Indépendamment du débat « réforme ou révolution ? », la « démocratisation de la République » suffit-elle à l’émancipation humaine ? Celle-ci n’implique-t-elle pas in fine que « le gouvernement des hommes », ses structures patriarcales et ses appareils autonomes cèdent la place à « l’administration des choses » (selon la formule de Saint Simon) ?
Le programme socialiste est toujours le nôtre, dit le PG. Or, pour les théoriciens du socialisme, l’émancipation économique constitue le fondement de l’émancipation politique et la démocratie des producteurs conditionne le bon fonctionnement d’une économie n’ayant plus le profit pour moteur. Les deux volets sont indissolublement liés et la logique est la suivante : 1°) la production de valeurs d’usage en lieu et place de valeurs d’échange cassera la spirale de l’accumulation ; 2°) « l’expropriation des expropriateurs » rendra possible la disparition du salariat et des classes sociales, et par conséquent l’extinction de la division du travail (notamment de la division entre travail manuel et intellectuel) ; 3°) de la désaliénation économique des producteurs pourra découler non seulement un « partage » mais aussi et surtout une redéfinition profonde de la richesse sociale ; 4°) il s’agit évidemment de combattre l’ignorance, mais le moteur fondamental de l’émancipation n’est pas l’éducation : c’est l’auto-éducation par l’auto-organisation, école préparatoire à la démocratie des producteur-trice-s associé-e-s (qui n’aura plus besoin d’un Etat en tant qu’appareil séparé de la société).
Peu importent ces débats théoriques et de long terme sur l’émancipation, diront certains, il faut agir, répondre à l’urgence… Il faut agir, oui ! On peut, on doit se mettre d’accord sur des mesures environnementales et sociales d’urgence, et lutter ensemble pour les imposer aux patrons et aux gouvernements. Mais l’écosocialisme se veut une alternative globale, historique, un projet de société, de civilisation. Du fait précisément de l’urgence écologique, on n’a plus le droit de commettre certaines erreurs. Or, les dégénérescences stalinienne et social-démocrate sont là pour montrer que l’exploitation capitaliste, productiviste et patriarcale de la nature et du travail peut se poursuivre sous un gouvernement « de gauche ». Non seulement dans le cadre d’une économie mixte, avec un secteur public important, mais aussi dans le cadre d’une économie planifiée où la classe capitaliste n’existe plus et où les moyens de production sont censés appartenir à la collectivité. La question se pose par conséquent : pourquoi « socialisme » a-t-il rimé avec productivisme ? Est-ce dû au projet socialiste lui-même ? Sinon, quelles mesures, quel programme pour éviter de retomber dans l’ornière ?
Cette interrogation essentielle est absente du Manifeste du Parti de Gauche. A la limite, il semble que les auteurs la considèrent comme obsolète car nous serions tous et toutes contraints de prendre conscience des limites naturelles :
« Nous savons dorénavant que cet objectif (l’émancipation humaine, DT) ne peut être atteint par la croissance sans fin : l’écosystème qui rend la vie humaine possible ne le permet pas ».
Que la « crise écologique » modifie très profondément les conditions objectives de l’émancipation, c’est certain. Mais que la conscience de ces conditions nouvelles suffise « dorénavant » à « nous » immuniser contre les dérives productivistes – nous les socialistes - rien n’est moins sûr. Car enfin, en dépit de certaines conceptions naïves sur l’abondance, « notre » alternative socialiste a toujours été foncièrement anti-productiviste, dès le départ. Depuis Marx, « nous » voulons une société qui remplace la production de valeurs d’échange pour le profit par la production de valeurs d’usage pour les besoins humains réels. Or – Marx l’écrit dès les premières pages du Capital – les besoins humains réels ne sont pas illimités, l’accumulation des choses qui les satisfont n’a aucun sens et le travail n’est pas une fin en soi : les besoins de base une fois satisfaits, le temps libre, la connaissance, la création et les relations sociales s’imposent à l’évidence comme les seules richesses dignes de l’émancipation.
Pour être clair : théoriquement, « nous » n’avions donc nul besoin de la « crise écologique » pour refuser le productivisme. Bien avant que cette crise n’éclate, « nous » aurions pu revendiquer le « droit à la paresse » (le marxiste Paul Lafargue lançait ce mot d’ordre dès le 19e siècle, bien avant la société de consommation de masse) [10]. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait, ou si peu ? Comment « notre » projet a-t-il pu se transformer en son contraire, au point d’engendrer les catastrophes de la Mer d’Aral et de Tchernobyl ? Un Manifeste écosocialiste se doit de répondre à ces questions. Il ne peut se contenter de dénoncer le productivisme capitaliste en espérant que les limites de la planète empêcheront « dorénavant » le retour d’un « productivisme socialiste ».
Comment expliquer celui-ci ? Selon nous, trois phénomènes combinés ont joué un rôle majeur : l’étatisme, la bureaucratie et le repli national.
L’étatisme est presque aussi vieux que le mouvement ouvrier. Marx n’eut de cesse de le combattre, notamment lorsque Lassalle et ses partisans l’importèrent dans le programme de la social-démocratie allemande, à l’occasion du congrès de Gotha [11]. Dans sa critique, Marx fustigeait aussi le fait que ce programme glorifiait le travail comme « seule source de toute richesse », oubliant que la nature est en définitive la première pourvoyeuse de valeurs d’usage. Mais il n’établissait pas entre l’étatisme et la glorification du travail les liens que l’on peut discerner a posteriori. De plus, l’écho de ses critiques resta assez limité. Les bases posées à Gotha correspondaient à une certaine pratique du mouvement ouvrier de l’époque. Elles répondaient aux besoins idéologiques de la bureaucratie naissante des mutuelles, des coopératives, des syndicats. C’est pourquoi elles marquèrent profondément le parti allemand, et par conséquent tout le mouvement ouvrier international, y compris son aile révolutionnaire.
Lénine fit exception. Est-ce dû à ses attaches avec le populisme russe ? Toujours est-il qu’il se garda de régler les problèmes de façon administrative, une tendance qu’il reprochait à Trotsky (chez qui on trouve aussi – ce n’est sans doute pas un hasard – une vision caricaturale de la « domination humaine sur la nature ») [12]. Mais Lénine resta, comme Marx, relativement isolé : l’encerclement de l’URSS, son arriération économique, l’épuisement de la population après la guerre civile, la nécessité réelle d’un plan de développement industriel : ces facteurs favorisèrent le retour en force de conceptions étatistes exaltant la « domination » de la nature. Elles allaient devenir l’idéologie de la bureaucratie.
Marx dut se retourner dans sa tombe en 1927, lorsque la clique de Staline s’empara du pouvoir et lança sa version du premier plan quinquennal. Dans le cadre de celui-ci et des suivants, en effet, les accents qu’il avait critiqués dans le programme de Gotha furent repris et amplifiés à l’extrême. La propagande stalinienne vantait les victoires socialistes sur la nature et les prouesses surhumaines des prolétaires communistes. En réalité, ces discours n’étaient que des écrans de fumée pour dissimuler les échecs du planisme de commandement : les premières catastrophes écologiques, le désastre de la collectivisation forcée, le rétablissement du livret de travail, le travail servile (des dizaines de milliers de prisonniers payèrent de leur vie des travaux inutiles, pharaoniques et anti-écologiques tels que le percement du canal entre la Mer Baltique et la Mer Blanche), sans compter ensuite les charlataneries de Lyssenko [13]…
C’est dire que comprendre la dérive productiviste du socialisme requiert en priorité de comprendre l’étatisme et son rapport avec la bureaucratie. Produit de la division du travail, à laquelle le capitalisme a donné une accélération fantastique, la bureaucratie est une couche sociale privilégiée, pas une classe. Cependant, du fait même de leur fonction et de leur position, les bureaucrates en général et les planificateurs en particulier développent une idéologie spécifique qui considère la nature et les êtres humains comme de la pâte à modeler. Quand ces gens-là sont sous contrôle populaire, le problème est gérable. S’ils ont le monopole du pouvoir économique et politique, le pire est à craindre.
Et le pire se produisit en URSS. Du fait de l’épuisement de la révolution, la bureaucratie devint la seule couche dominante de la société, détentrice d’un pouvoir absolu. Force contre-révolutionnaire, elle devait inévitablement tenter de détourner la planification à son profit, afin de reproduire les mécanismes bourgeois de l’enrichissement individuel. Or, ces mécanismes impliquent tout aussi inévitablement une exploitation de la nature et du travail qui, du point de vue des effets, ne se distingue en rien de ce dont le capitalisme est capable.
Par voie de conséquence, la bureaucratie devait aussi se tourner contre la révolution mondiale, car celle-ci menaçait la stabilité de ses privilèges. Après avoir étranglé la révolution chinoise de 1927 et la révolution espagnole de 1936, il ne lui resta plus, dans sa logique, qu’à accepter une course de vitesse productiviste avec le capitalisme mondial. De là l’absurde mot d’ordre formulé un jour par Kroutchev : « Rattraper et dépasser les Etats-Unis ».
Voici donc l’essentiel : le « productivisme socialiste » est principalement l’enfant de la bureaucratie et de l’étatisme dans un seul pays. Phénomène transitoire et instable (parce qu’il n’est pas enraciné dans des rapports de production), ce productivisme sui generis ne pouvait déboucher à la longue que sur deux issues : soit la bureaucratie ancrait ses privilèges dans des titres de propriété capitalistes, transmettait ceux-ci à ses descendants, se constituait donc en classe et s’intégrait à la bourgeoisie mondiale ; soit la classe ouvrière chassait la bureaucratie du pouvoir par une révolution politique et développait une démocratie autogestionnaire dans la perspective du socialisme mondial. On sait ce qu’il en est advenu…
Revenons maintenant au Manifeste écosocialiste du PG. Pourquoi la définition de « l’émancipation socialiste par le partage de la richesse, la démocratisation du pouvoir et l’éducation globale » est-elle fausse ? Parce qu’elle escamote la nécessaire abolition de la propriété privée des moyens de production, d’une part, et remplace l’autogestion – sans laquelle une économie non capitaliste ne peut pas fonctionner – par une vague « démocratisation du pouvoir », d’autre part. L’enjeu de la démocratie des producteurs comme fondement et condition sine qua non de la rupture avec le productivisme est évité par l’idée que l’impossibilité de la croissance sans fin « oblige à définir » une « nouvelle façon de penser », une « nouvelle conscience », un « nouveau modèle de progrès » et un « nouvel énoncé stratégique » :
« Ce constat (le fait que l’émancipation ne peut « dorénavant » plus être atteinte par la croissance sans fin, DT) oblige à définir un nouveau modèle de progrès en rupture avec le système capitaliste. Doivent être repensés non seulement le système de production et d’échange, mais aussi le contenu des productions et les modes de consommation. Cette approche implique par conséquent l’ensemble de l’organisation sociale et politique. Elle nous oblige à penser de façon nouvelle ce qu’est véritablement le progrès humain dans la perspective de la préservation de l’écosystème. Dans ces conditions, nous proposons un nouvel énoncé de la stratégie émancipatrice pour le futur de l’humanité. Cette nouvelle conscience et son programme d’action sont l’écosocialisme. Ses méthodes sont la radicalité concrète, la planification écologique et la révolution citoyenne. »
Posons l’hypothèse d’une France appliquant un plan de rupture élaboré par des planificateurs qui ne seraient pas soumis au contrôle étroit d’organes d’autogestion populaire : la gravité de la crise écologique empêcherait-elle des milliers de fonctionnaires grands et petits de chercher à utiliser le plan pour accroître leurs privilèges matériels ? Pas du tout : en l’absence d’une démocratie socialiste vivante, aucune « nouvelle conscience », aucune « nouvelle façon de penser » ne pourrait les « obliger » à faire passer l’intérêt collectif avant leur intérêt personnel. Voyez la Chine : le Plan donne une priorité élevée à la protection de l’environnement, notamment à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais les bureaucrates ont intérêt à fausser les données, de sorte que la dynamique productiviste tourne à plein régime, et s’accélère au fur et à mesure que les apparatchiks du Parti et de l’Etat se muent en classe capitaliste.
Le productivisme, c’est le virus de l’ancien monde qui gangrène le monde nouveau naissant. La bureaucratie est son vecteur, l’étatisme son idéologie. Pour lutter contre cette maladie, que ce soit dans les luttes d’aujourd’hui contre le capitalisme ou dans celles de demain, on ne peut compter que sur l’autogestion, la décentralisation, le pluralisme et l’internationalisme. C’est dire que le seul socialisme écolo-compatible, le seul écosocialisme digne de ce nom, est révolutionnaire. Il passe par la destruction de l’Etat capitaliste et son remplacement par un appareil d’un type nouveau. Transitoire, léger et décentralisé, basé sur le pouvoir des assemblées de quartiers et d’entreprises, garantissant la liberté d’expression et d’organisation ainsi que la lutte autonome des femmes et de tous les opprimés. Un appareil dont la déconstruction doit être organisée consciemment dès sa création, car la logique bureaucratique est redoutable.
Personne ne dispose aujourd’hui d’une vision précise et concrète de la manière dont un socialisme autogéré peut fonctionner, au niveau national et international. De très nombreuses questions théoriques se posent. En particulier, les liens entre décentralisation, démocratie et planification à tous les niveaux (du local au mondial) constituent un redoutable casse-tête. La question du genre et celle des droits des peuples indigènes sur les ressources compliquent le tableau. Personne ne peut non plus garantir que cet écosocialisme empêchera à coup sûr le retour du productivisme. La lutte sera longue et difficile car il s’agit d’opérer une véritable transformation civilisationnelle incluant des changements culturels très profonds. Mais il convient au moins de poser le problème. Le Manifeste du PG ne le fait pas.
II. SORTIR DES IMPASSES IDEOLOGIQUES
Cette deuxième section profile le PG directement face aux Verts et à la social-démocratie. Cohérent avec son engagement écologique, le Manifeste refuse tout appui à la relance. Cependant, l’alternative qu’il propose nous semble insuffisante pour répondre à la fois aux urgences environnementales et sociales. Le productivisme du PCF est prudemment évité. La question du gouvernement n’est pas posée explicitement (elle n’est abordée qu’à la dernière thèse) mais il est clair que la stratégie mise sur des reclassements permettant la formation à relativement court terme d’une majorité alternative à celle qui est rassemblée autour de François Hollande, comme Jean-Luc Mélenchon l’a proposé à plusieurs reprises.
Thèse 5 : « Le mensonge du capitalisme vert, les risques de l’environnementalisme »
« Notre écologie est sociale, elle prolonge les combats historiques de la gauche. Nous rejetons la mystification représentée par une certaine vision de l’écologie qui se veut compatible avec le libéralisme. Nous dénonçons le « capitalisme vert », qui sous couvert de développement durable offre un nouvel espace à la mainmise de la recherche du profit maximal, alimente la dynamique impérialiste et le court-termisme. Nous refusons le discours écologiste qui se contente de culpabiliser les individus. Il s’abstient ainsi de souligner la responsabilité majeure du productivisme sans frein. Il renonce à s’attaquer aux modes de production et de consommation capitalistes et refuse de voir qu’ils exploitent les plus précaires et pillent les pays du Sud. Nous refusons ce que serait une écologie de salon coupée des classes populaires, sans critique sérieuse de l’économie mondialisée, dépourvue de vision sociale et dès lors d’efficacité environnementale. Notre écologie à nous aborde les questions d’environnement en faisant systématiquement le lien avec la critique du système économique et avec les luttes sociales, en y impliquant l’ensemble des citoyens. »
Cette Thèse 5 ne soulève pas de questions nouvelles par rapport à celles qui ont été discutées dans les pages précédentes. Cependant, il est intéressant de comparer les deux versions : celle du projet débattu lors des Assises de décembre 2012, et celle qui a été votée par le PG en mars 2013. En effet, la seconde (ci-dessus) est considérablement moins critique vis-à-vis des Verts que la première. C’est ainsi que le refus d’une « écologie qui culpabilise les individus » est devenu le refus du « discours écologiste qui se contente de culpabiliser les individus ». La culpabilisation serait donc nécessaire mais insuffisante ? Dans la même veine, le refus d’une « écologie de salon (…) coupée des classes populaires » est devenu le refus de « ce que serait une écologie de salon, etc. » Enfin, comme à d’autres endroits du texte, la dénonciation radicale de « la responsabilité du mode de production capitaliste » est remplacée par la critique « des modes de production et de consommation capitalistes », coupables d’exploiter « les plus précaires et de piller les pays du Sud ».
Nous avons déjà noté que le choix du pluriel pour parler « des modes de production et de consommation » n’était pas le fruit du hasard. Nous nous sommes demandé s’il répondait au souci d’englober la responsabilité des pays du « socialisme réel » dans la destruction de l’environnement, en plus de celle du capitalisme. Ce n’est visiblement pas de cela qu’il s’agit… Clairement, l’énoncé de cette Thèse 5 détourne l’attention du système capitaliste en tant que tel. C’est tout à fait évident quand on lit que « les modes » de production et de consommation capitalistes « exploitent les plus précaires et pillent les peuples du Sud »… Qu’est-ce à dire en effet ? Les plus précaires seraient-ils les seuls à être exploité-e-s ? Le capitalisme n’est-il pas basé sur l’exploitation du travail salarié en général ? Les salarié-e-s non-précarisé-e-s participeraient-ils/elles à l’exploitation des précaires et au pillage du Sud par le truchement de leurs « modes de consommation capitalistes » ?
Nous ne pouvons pas croire que telle est l’opinion de fond d’un parti comme le PG. Pourquoi dans ce cas faire de telles concessions à une vision du monde et de la société qui n’est pas celle de la gauche ? Serait-ce parce que cette vision est répandue dans les rangs d’EELV, et que l’adopter en catimini pourrait faciliter « la nouvelle synthèse politique » qui fait l’objet de la Thèse 3 ? Si c’était le cas, il faudrait en conclure que « la jonction des grands courants de la gauche », évoquée à cette même Thèse, ne déboucherait pas sur « un nouveau paradigme politique » mais sur une nouvelle combinaison parlementaire à prétentions plus ou moins antinéolibérales. En d’autres termes, « la synthèse d’une écologie nécessairement anticapitaliste et d’un socialisme débarrassé des logiques du productivisme » ne serait qu’une promesse sans lendemain. Un leurre. On aimerait être démenti…
Coupage de cheveux en quatre, répéteront certains. Selon nous, le problème est plutôt que d’aucuns semblent jouer subtilement sur les mots et les expressions pour en changer complètement le sens. Procès d’intention, diront d’autres, car le texte condamne le « capitalisme vert »… C’est exact, mais, contrairement aux apparences, le Manifeste du PG n’affirme pas vraiment l’impossibilité que le système dans son ensemble devienne écolo-compatible. Les auteurs se situent en effet à un autre niveau d’analyse : ils constatent et dénoncent le fait que, « sous couvert de développement durable, le capitalisme vert offre un nouvel espace à la mainmise de la recherche du profit maximal, alimente la dynamique impérialiste et le court-termisme ». Cette dénonciation est entièrement justifiée. Les appropriations de terre, la privatisation des forêts et des aquifères, le marché du carbone, le brevetage du vivant : toutes ces nouvelles marottes capitalistes sont à combattre vigoureusement. Mais l’expression « capitalisme vert » désigne ici le secteur soi-disant vert de l’économie. Le PG se démarque du projet ultralibéral porté par la Banque Mondiale, les Nations Unies, etc, qui consiste à ouvrir de nouveaux marchés « verts » pour répondre aux besoins de valorisation du Capital. Ainsi que nous l’avons fait remarquer dans notre commentaire de la Thèse 1, l’antagonisme absolu du capitalisme avec l’écologie n’est pas posé de façon claire et nette.
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Thèse 6 : « L’impasse sociale-démocrate »
« Nous réfutons la doctrine sociale-démocrate qui voudrait que toute redistribution des richesses passe d’abord par la relance de la croissance du PIB et la hausse de la consommation matérielle globale. C’est un double contre-sens. D’une part, elle maintient la puissance du capital financier et suppose que la répartition de la richesse s’organise à partir « des fruits de la croissance ». Elle ne s’attaque pas à l’accumulation déjà acquise. Or nous savons que les richesses existent, et qu’il n’y a pas lieu d’attendre pour les redistribuer. Ce qui est en cause c’est l’accaparement de ces richesses via la prédation du capital. D’autre part, cette doctrine repose sur un modèle d’expansion infinie qui est un suicide de la civilisation humaine. Le PIB est un indicateur qui ne reflète pas le bien vivre dans une société. Il est bien sûr impératif que chaque être humain puisse accéder aux biens fondamentaux. Bien sûr, la relance des activités d’intérêt général est indispensable. Pour autant, la relance d’une croissance économique aveugle n’est pas de nature à répondre aux urgences sociales. Elle est encore moins souhaitable ni tenable du point de vue de la préservation de l’écosystème, des ressources naturelles et du climat. Nous n’attendons donc ni la reprise de la croissance ni les effets bénéfiques de l’austérité : nous ne croyons ni à l’une ni aux autres. »
Cette Thèse 6 met bien en évidence la tension qui traverse le Manifeste écosocialiste, et qui deviendra de plus en plus palpable au fil de la discussion.
D’une part, le PG souhaite notamment occuper le terrain de la redistribution des richesses. Ce terrain a été celui de la social-démocratie depuis la fin de la première guerre mondiale jusqu’au tournant néolibéral des années ’80, elle l’a abandonné par la suite. Face au PS devenu social-libéral, qui prétend que la redistribution passerait par la relance économique – donc par l’austérité –, le PG rétorque que « les richesses existent et qu’il n’y a pas lieu d’attendre pour les redistribuer » car « ce qui est en cause c’est l’accaparement de la richesse via la prédation du capital ». On retrouve ici l’idée que l’oligarchie financière et les idéologues néolibéraux sont « les vrais coupables », et qu’un gouvernement non soumis aux lobbies des multinationales les fera cracher au bassinet.
D’autre part, le PG se distingue de la social-démocratie sur un point majeur : conscient de la gravité de la crise écologique, il écarte catégoriquement l’issue par la relance car cette attitude « repose sur un modèle d’expansion infinie qui est un suicide pour la civilisation humaine ». Il convient de saluer cette prise de position claire. Elle est courageuse, car elle va à l’encontre du réflexe spontané de nombreux syndicalistes - et de la population – qui demandent une relance… sans réfléchir au fait que celle-ci précipitera une catastrophe écologique dont les pauvres seront les principales victimes.
Cependant, ce réflexe spontané existe et il faut en tenir compte. Comment ? Selon nous, une position anti-relance n’est tenable à gauche que si elle s’articule sur une stratégie alternative répondant à la fois aux urgences écologiques et à l’urgence absolue de l’éradication du chômage massif permanent. Sans cela, on peut craindre que les sirènes « court-termistes » du productivisme social-démocrate finiront par l’emporter, au nom du réalisme.
Au risque de simplifier, on peut séparer les deux aspects : crise sociale et crise écologique.
En ce qui concerne la crise sociale, personne à gauche ne niera que les richesses sont accaparées par les revenus du capital. C’est pourquoi l’unité la plus large peut et doit se faire sur des mesures pour « prendre l’argent là où il est ». Mais la redistribution des revenus, en soi, ne supprimera pas le chômage. Pour donner un emploi à tous et toutes, deux pistes complémentaires sont ouvertes : le partage du travail disponible par la réduction radicale du temps de travail, sans perte de salaire et avec embauche proportionnelle ; et la création à grande échelle et à tous les niveaux d’entreprises publiques répondant aux besoins de la transition écologique, énergétique en particulier. Ces deux pistes concrétisent certes le partage des richesses revendiqué par le PG, mais d’une manière qui implique un affrontement avec l’ensemble de la classe capitaliste et son Etat, bien au-delà de « l’oligarchie financière mondialisée » et des « idéologues de la libre concurrence ».
Ce qui vaut pour la crise sociale vaut de façon encore plus évidente pour la crise écologique. Pour avoir une chance sur deux de ne pas trop dépasser deux degrés Celsius de hausse de la température, 80% des réserves connues de combustibles fossiles doivent rester dans le sol, la consommation finale d’énergie doit baisser de moitié dans l’Union Européenne d’ici 2050 - et le système énergétique global basé sur les fossiles (et le nucléaire) doit être démantelé et remplacé par un autre, qui coûtera plus cher… (Nous donnerons quelques détails sur ces éléments dans les conclusions).
Ce sont des objectifs à ce point vertigineux que leurs implications concrètes sont difficiles à appréhender. En particulier, les réductions de la consommation finale d’énergie ne peuvent être concrétisées sans une diminution absolue de la production matérielle et des transports, au moins dans les pays capitalistes développés. Sur ce point, ceux qu’on appelle les « décroissants » ont raison.
Or, le Manifeste tourne ici autour du pot : on lit d’une part que, « il est bien sûr impératif que chaque être humain puisse accéder aux biens fondamentaux » et que « bien sûr la relance des activités d’intérêt général est indispensable » ; et d’autre part que, « la relance d’une croissance économique aveugle », outre qu’elle « n’est pas de nature à répondre aux urgences sociales », est « encore moins souhaitable ni tenable du point de vue de la préservation de l’écosystème, des ressources naturelles et du climat ». D’accord, mais ça donne quoi au final, globalement ? Croissance ou décroissance ? Vice-présidente du Parti de Gauche, Martine Billard s’est prononcée lors des Assises : « Il faut une décroissance globale ». Nous pensons qu’elle a raison (en tout cas pour les pays dits du Nord). Mais le texte, lui, reste au milieu du gué : « le PIB est un indicateur qui ne reflète pas le bien vivre dans une société ». OK. Mais le nœud de l’affaire n’est pas l’évolution du PIB mais celle de la production matérielle, en volume…
Une certaine décroissance de cette production étant nécessaire, comment procéder pour éliminer le chômage, la pauvreté, le sous-développement ? Voilà le gigantesque problème, voilà le défi écosocialiste par excellence. En fin de compte, il ne pourra être relevé que par des mesures anticapitalistes extrêmement radicales, dans tous les secteurs de l’économie. Le pouvoir du grand capital doit être brisé, ce qui signifie en priorité : nationaliser les secteurs de l’énergie et de la finance, sans indemnité ni rachat.
Nous reviendrons plus loin sur cette double nationalisation en tant que condition sine qua non pour aller vers un système énergétique et un système de crédit décentralisés, gérés par les collectivités. Contentons-nous pour le moment de souligner que, sans cette mesure, il ne sera tout simplement pas possible d’appliquer un plan écosocialiste articulant la suppression des productions inutiles ou nuisibles, la sortie du nucléaire ainsi que du tout-automobile, le passage à une agriculture paysanne, la reconversion des travailleurs et travailleuses des secteurs condamnés, le développement du secteur public, et le partage du travail entre toutes et tous sans perte de salaire…
Nous sommes éminemment conscients du fait que ces réponses sont très largement propagandistes étant donné le niveau de conscience et les rapports de forces sociaux d’aujourd’hui. Mais un Manifeste écosocialiste doit dire haut et fort qu’elles sont absolument et objectivement indispensables et incontournables si on veut avoir une chance d’éviter une catastrophe climatique terrible, irréversible. « L’écosocialisme n’est pas une utopie à laquelle le réel devrait se conformer », disait la Thèse 1… Ne conviendrait-il pas de renverser la proposition ? Le réel est une catastrophe à laquelle l’écosocialisme se conformera s’il n’ose pas l’utopie…
III. INSTAURER UNE NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE AU SERVICE DU PROGRES HUMAIN
En dépit de son titre ambitieux, cette section illustre l’étroitesse de la marge de manœuvre d’une politique économique qui hésite à s’engager dans une voie anticapitaliste. D’une part, les auteurs disent la nécessité de « mettre l’économie au service des besoins réels ». Alors qu’ils avaient plutôt contourné cette question précédemment, ils prônent soudain « l’appropriation sociale des moyens de production »… mais ils le font presque à la sauvette, sans rien dire des conditions dans lesquelles elle devrait s’opérer. D’autre part, l’engagement à « produire autrement » reste vague, de même que la promesse d’aller « plus loin » dans la réduction du temps de travail. Enfin, la « règle verte » proposée pour piloter la transition vers une économie écologiquement soutenable est certes une bonne idée mais, telle qu’elle est proposée, elle n’engage pas à grand-chose en pratique…
Thèse 7 : « Mettre l’économie au service des besoins »
« L’écosocialisme veut mettre l’économie et le système productif au service des besoins humains. En cela, il s’oppose à la « politique de l’offre » défendue par les libéraux. Nous refusons cette logique productiviste qui consiste à produire tout et n’importe quoi dans n’importe quelles conditions pour l’écouler sur un marché par des dépenses publicitaires. Comment ne pas voir aussi que dans cet objectif, pour augmenter ses profits, le système nous vend des produits programmés pour tomber en panne et devenir démodés de plus en plus vite ? Comment supporter plus longtemps le gâchis des déchets croissants de notre civilisation ? Comment fermer les yeux sur le fait que beaucoup sont exportés vers les pays du Sud au détriment de la santé des populations et de leur environnement ? Nos décisions collectives doivent au contraire être guidées par la satisfaction des besoins réels. C’est le sens de la planification écologique. Elle inverse cette logique en partant des besoins, du devoir de préserver l’écosystème et du droit de tous à vivre dans un environnement sain. Elle met le système productif en adéquation avec ces impératifs. »
Nous sommes bien évidemment d’accord avec l’idée que « l’économie et le système productif » doivent être mis au service des besoins humains. Mais il ne suffit pas pour cela d’abolir « la politique de l’offre défendue par les libéraux ». Une fois de plus se pose la question : comment faire si les patrons gardent la propriété de l’économie, donc la haute main sur les décisions d’investissements, en fonction du profit ? Inutile de s’appesantir sur ce point, nous l’avons suffisamment discuté plus haut.
Penchons-nous plutôt sur la question des besoins. A ce sujet, les auteurs du Manifeste ont tendance à réinventer l’eau chaude. Partir des besoins réels, et non des estimations de profit, n’a rien d’original : c’est l’abc du projet socialiste. Le problème commence avec le reste de l’alphabet : que sont les besoins réels ? Qui les détermine ? Comment peuvent-ils supplanter les besoins aliénés ? à quel niveau prendre les décisions ? Quelles procédures contre les tendances bureaucratiques ? Comment trancher les conflits relatifs à ce qui doit être produit ou pas ? Comment intégrer la question du genre, la question indigène, les rapports Nord-Sud ? Comment prendre en compte les « besoins » des non-humains ? Etc., etc.
Il est légitime que le Manifeste n’apporte pas de réponses détaillées à toutes ces questions, ce n’est pas son but. Mais il est impardonnable qu’il n’évoque pas la problématique de la démocratie, qui les traverse toutes ! Alors que le cancer bureaucratique est la cause principale de l’énorme gabegie productiviste des économies dites « planifiées », de leur bilan environnemental désastreux et de leur incapacité à satisfaire décemment les besoins fondamentaux, le texte réussit le tour de force de plaider pour « une nouvelle économie politique » de la planification sans citer une seule fois les mots « démocratie », « autogestion » ou « contrôle populaire » ! (On verra plus loin – Thèse 13 – que le PG met en avant certaines propositions intéressantes en cette matière, mais qui demeurent à notre sens trop imprécises pour répondre aux questions soulevées par un siècle d’histoire).
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Thèse 8 : « Rompre avec les schémas de pensée traditionnels »
« L’écosocialisme remet en cause la dictature des intérêts particuliers et de la propriété privée des moyens de production. Il questionne le rapport au travail. Nous prônons l’appropriation sociale des moyens de production et les propositions alternatives de l’économie sociale et solidaire en termes d’autogestion et de coopératives. Nous défendons la souveraineté budgétaire et la nationalisation comme outil de politique publique, notamment en matière de services bancaires et de crédit. Indice de progrès humain, démondialisation et protectionnisme social et écologique, dotation inconditionnelle d’autonomie et salaire socialisé, revenu maximum autorisé sont autant de perspectives que nous avons à l’esprit pour sortir des sentiers battus et éviter le piège d’un accompagnement du système. Il nous faut également aller plus loin en matière de réduction drastique du temps de travail : « travailler moins pour travailler tous et mieux », fixer le plein emploi comme horizon tout en interrogeant les finalités du travail. Rien ne sert de travailler davantage que le temps utile à produire ce qui nous est nécessaire. Le temps ainsi libéré pourrait utilement être affecté à des activités considérées aujourd’hui comme « improductives » et pourtant combien essentielles au bien vivre. »
Cette Thèse 8 souffle le chaud là où d’autres avaient soufflé le froid. La Thèse 5 sur les Verts, par exemple, circonscrivait prudemment « les modes de production et de consommation capitalistes » à « l’exploitation des plus précaires et au pillage des pays du Sud ». Or, la page est à peine tournée que le texte, pour la première fois et presque à la sauvette, prône carrément « l’appropriation sociale des moyens de production »… Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt et plus franchement ? Par souci pédagogique, parce que l’antilibéralisme était une entrée en matière plus facile pour amener le lecteur à l’anticapitalisme ? Ce n’est pas notre impression.
L’expression « appropriation sociale » désigne bien autre chose que des expériences autogestionnaires pilotes : une perspective socialiste claire, impliquant de rompre non seulement avec des « schémas de pensée » mais aussi (surtout) avec le régime de la propriété capitaliste. Est-ce de cela qu’il s’agit ? Ce n’est pas sûr, car le texte ne dit rien ni des conditions financières ni du contrôle. Or, des nationalisations avec rachat et sans contrôle par les travailleur-euse-s et la population n’ont aucun caractère anticapitaliste. De plus, se prononcer pour « la nationalisation comme outil de politique publique en matière de services bancaires et de crédit » n’est pas exactement la même chose que de demander la nationalisation du secteur de la finance. La prudence est donc de mise, le débat doit continuer.
Que dire d’autre de cette Thèse 8 ? Que le « protectionnisme social et écologique » dont le PG veut « débattre pour sortir des sentiers battus » montre l’absence de stratégie vraiment internationaliste, mais nous y reviendrons plus loin. Quant à la conclusion sur la réduction du temps de travail, elle constitue malheureusement un exemple flagrant de décalage entre l’ambition en paroles (« travailler moins pour travailler tous ») et la prudence extrême des revendications pratiques. « Il nous faut aller plus loin en matière de réduction du temps de travail ». Plus loin que les 35 heures du gouvernement Jospin ? Jusqu’où ? On reste dans l’ambiguïté d’un texte qui, en dépit d’avancées réelles, ne parvient pas vraiment à quitter les rivages de l’antinéolibéralisme…
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Thèse 9 : « Produire autrement »
« La révision en profondeur de notre système de production repose sur ce que nous appelons les « 4 R » : relocalisation de l’activité, réindustrialisation écologique, reconversion de l’outil industriel et redistribution du travail. De nombreux besoins non satisfaits existent : dans une agroécologie paysanne au service de la souveraineté alimentaire et de la santé de tous, dans la recherche et les filières « vertes » visant à réduire notre dépendance aux ressources épuisables (écoconstruction, efficacité énergétique, rénovation thermique, énergies renouvelables…). Avec l’augmentation du chômage et la crise sociale, l’argument de l’emploi est trop souvent mis en avant contre l’impératif de la protection de l’environnement. C’est une absurdité : on voit aujourd’hui le coût économique et social du laisser-faire libéral, là où la relocalisation et la transition écologique permettraient au contraire de conserver, transformer ou créer de nombreux emplois, locaux et pérennes, dans tous les pays. »
Cette Thèse 9 esquisse ce que pourrait être l’amorce d’un autre mode de développement répondant aux besoins sociaux et aux contraintes écologiques. L’idée est de montrer concrètement que la transition écologique n’est pas l’ennemie des demandes sociales mais que les deux approches se complètent au contraire et peuvent enclencher un cercle vertueux de « vivre bien » et de suppression du chômage. C’est une idée extrêmement importante. A approfondir en priorité car elle peut contribuer grandement à jeter dans les consciences un pont vers les mesures anticapitalistes radicales qui sont nécessaires en dernière instance pour sortir de l’impasse.
Notre commentaire se situe dans ce cadre. On fera cinq remarques, qui convergent autour d’une préoccupation commune : créer les conditions pour que la dynamique enclenchée soit effectivement de rupture, et pointe dans le sens de changements structurels profonds à l’échelle nationale et internationale. Notre souci est d’éviter non seulement « le piège de l’accompagnement du système » évoqué à la Thèse précédente, mais aussi celui des alternatives cantonnées dans les marges de celui-ci.
Primo, la souveraineté alimentaire est un axe majeur d’une politique écosocialiste. Il convient d’insister sur le fait qu’elle implique non seulement de favoriser l’agriculture paysanne de proximité (donc de réduire les importations), mais aussi de démanteler l’agrobusiness exportateur et l’industrie des engrais, des pesticides, etc. Le programme doit donc inclure des mesures concrètes dans ce sens, y compris la reconversion de la main-d’œuvre.
Secundo, il ne suffit absolument pas de « réduire notre dépendance aux ressources épuisables » : il faut notamment sortir de l’usage des combustibles fossiles en quarante ans, tout en renonçant au nucléaire. Ce défi formidable demande une approche globale et planifiée. Nous y reviendrons dans le commentaire de la Thèse 13, où le PG expose sa conception de la « planification écologique ». En attendant, nous voulons attirer l’attention sur l’importance d’ajouter l’objectif de la souveraineté énergétique à celui de la souveraineté alimentaire.
Tertio, comme la demande solvable pour la transition énergétique n’est pas au rendez-vous, le potentiel de création massive d’emplois par l’écoconstruction, l’efficacité énergétique, la rénovation thermique et les renouvelables ne peut se concrétiser pleinement qu’en sortant des mécanismes de marché. Transformer tous les logements en « maisons passives » pourrait être réalisé en une vingtaine d’années par des entreprises publiques. Par le truchement des primes, des incitants et des abattements fiscaux, un siècle n’y suffira pas. Pour être à la hauteur du défi écologique, les « filières vertes » et la « réindustrialisation écologique » doivent être publiques. La transition vers les renouvelables constitue ainsi un des meilleurs exemples de cercle vertueux écolosocialiste.
Quarto, les savoirs nécessaires à la transition existent mais sont appropriés ; les développer indépendamment de leur rentabilité financière nécessite d’en faire des biens communs. Il convient donc de contester la propriété intellectuelle des technologies vertes. L’enjeu est particulièrement important pour le Sud, car les droits sont concentrés au Nord. Or, sans suppression des brevets sur les systèmes propres, le droit au développement des pays dominés sera mis en cause.
Quinto, il s’agirait de ne pas verser dans un genre d’écosocialisme dans un seul pays. De ce point de vue, l’axe de la localisation de l’activité nous semble préférable à celui de la « relocalisation industrielle » : nous ne demandons pas que des travailleurs ou travailleuses de Chine ou du Maghreb soient mis au chômage afin de rapatrier des activités en France. Par ailleurs, l’imbrication des économies est telle aujourd’hui que l’autre mode de développement discuté dans cette Thèse devrait être conçu au niveau européen. Nous y reviendrons lorsque nous discuterons les Thèses 16 et 17, sur les traités libéraux et l’internationalisme.
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Thèse 10 : « Instaurer la règle verte comme boussole politique »
« La « règle verte » est notre indicateur central de pilotage de l’économie. Elle remplace « la règle d’or » des politiques d’austérité et « d’ajustement structurel » imposés par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Commission européenne et la Banque centrale européenne. Elle vise à assurer notre responsabilité devant l’humanité et son écosystème en supprimant la dette écologique. Elle associe la nécessaire réduction de certaines consommations matérielles et la nécessaire relance de certaines activités avec la prise en compte systématique de l’empreinte écologique générée. En plus des dégâts déjà commis à rattraper en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de perte de biodiversité, nous adoptons comme moyen d’évaluation des politiques publiques, de retarder chaque année le « jour du dépassement global ». Il s’agit de la date où nous avons prélevé à l’échelle mondiale le volume de ressources renouvelables égal à ce que la planète est en mesure de régénérer et où nous avons produit les déchets qu’elle est capable de digérer. Notre objectif est de la repousser au 31 décembre, c’est-à-dire de neutraliser notre empreinte écologique. Cela implique la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre et l’arrêt du nucléaire qui produit des déchets radioactifs que nul ne sait gérer et qui comporte des risques inacceptables pour les êtres humains comme pour l’écosystème. »
La revendication mise en avant dans cette Thèse a été le fleuron écologique de la campagne du Front de Gauche pour la présidence de la République. Elle mérite d’être examinée de près.
Le capitalisme fonctionne selon un seul indicateur, purement quantitatif : le profit. Toutes les tentatives de compléter cet indicateur par d’autres, à la fois qualitatifs et quantitatifs - tels que l’indicateur du développement humain (IDH) évoqué à la Thèse 8 - se brisent sur le fait que les propriétaires de capitaux, en dernière instance, prennent leurs décisions uniquement en fonction de leurs bénéfices - ou de leurs pertes.
En tant qu’il vise la satisfaction des besoins humains, le socialisme implique de substituer au seul indicateur du profit une multitude d’indicateurs à la fois quantitatifs et qualitatifs, déterminés sur base de la délibération démocratique au sein des organes d’autogestion.
Par rapport à ce principe général, le grand changement introduit par la crise écologique consiste en ceci : la satisfaction des besoins doit s’effectuer dorénavant sous une contrainte environnementale stricte, faute de quoi l’humanité dégradera ses conditions d’existence dans une mesure telle que la vie de centaines de millions d’hommes et de femmes sera menacée.
Dans le cadre d’une stratégie écosocialiste, il est par conséquent indispensable d’adopter des indicateurs d’un type particulier, qui ne découlent pas immédiatement des besoins mais expriment la nécessité pour l’humanité de gérer l’écosystème Terre de façon responsable et prudente, afin d’y maintenir des conditions de vie optimales.
La démarche de cette Thèse 11 est donc entièrement justifiée, mais l’indicateur proposé est insuffisant, contestable et sans portée pratique :
• Insuffisant parce que le fait de retarder chaque année jusqu’au 31 décembre le jour du dépassement global de la capacité de régénération des ressources prélevées, en volume, fournit un critère purement quantitatif. Cela ne permet pas de saisir des phénomènes qualitatifs tels que la perte de biodiversité et la simplification des écosystèmes, par exemple ;
• Contestable parce que l’empreinte écologique est une notion peu rigoureuse : en amalgamant les prélèvements des ressources renouvelables et non renouvelables pour les rapporter à la population, l’empreinte donne une image biaisée de l’insoutenabilité. Elle dilue la responsabilité majeure des combustibles fossiles dans celle-ci (80% environ de l’empreinte écologique résulte de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel) et favorise insidieusement des conceptions néomalthusiennes [14] ;
• Sans portée pratique parce que la soutenabilité de l’empreinte écologique « à l’échelle mondiale » n’engage évidemment pas le gouvernement d’un pays particulier. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que la « règle » soit déclinée en objectifs nationaux concrets, mesurables et vérifiables en fonction de la responsabilité historique du pays considéré dans la « crise écologique ».
Deux conclusions en découlent.
Premièrement, un ample travail scientifique doit être fourni pour choisir des indicateurs de soutenabilité adaptés aux différentes facettes de la « crise écologique » : empoisonnement chimique, dégradation des sols, perte de biodiversité, pollutions diverses, etc. Dans une perspective écosocialiste, si l’on veut éviter que ce travail serve de terreau à un nouvel étatisme et à une nouvelle bureaucratie « verte », il sera nécessaire d’inventer des modes de délibération dans lesquels des « experts » plaideront pour ainsi dire au nom des « non-humains » tout en acceptant de se soumettre à la décision des humains. A cet égard, certaines propositions de Bruno Latour méritent d’être prises en considération [15].
Deuxièmement, faire face à l’urgence en adoptant une « règle verte » est une bonne idée, mais la règle choisie doit être pertinente du point de vue de la lutte contre le problème environnemental majeur, à savoir le basculement climatique. L’empreinte écologique a l’avantage de frapper les imaginations (« il nous faut plusieurs planètes ») mais elle embrouille tout. A la place, il suffit d’adopter une loi stipulant que, tout en sortant du nucléaire, la France diminuera chaque année ses émissions de CO2 fossile dans une proportion telle que le pays atteigne au minimum 80 à 95% de réduction d’ici 2050, en passant par une étape intermédiaire de 25 à 40% en 2020 (par rapport à 1990).
L’adoption d’une telle loi, instituant une mesure claire, nette et précise, est le seul moyen par lequel la France – ou n’importe quel autre pays capitaliste développé – peut « assurer sa responsabilité devant l’humanité en supprimant la dette écologique ». Le reste est bavardage.
IV. COMMENT FAIRE LA RÉVOLUTION ÉCOSOCIALISTE ?
Cette ultime section du Manifeste exacerbe les contradictions identifiées jusqu’ici. D’une part, elle contient plusieurs propositions intéressantes : droit des salarié-e-s à une intervention continue dans la gestion des entreprises, participation populaire à la définition des critères d’utilité sociale et environnementale. D’autre part, elle esquive l’enjeu majeur de la nationalisation du secteur de l’énergie et l’interprétation des propositions pose souvent problème, surtout à la lumière des conceptions exposées dans la première section. Le texte semble défendre implicitement l’idée que la technique est neutre, et trace pour principale perspective la conquête d’une majorité parlementaire.
Thèse 11 : « Les luttes doivent converger »
« Notre objectif de rupture civilisationnelle impose que l’action politique soit le fait du plus grand nombre. Il s’agit de rassembler et d’agir, non de se contenter d’avoir raison entre convaincus, ou pire, de dresser les uns contre les autres : nous nous situons aux côtés des salariés et des exclus du système qui résistent et sont porteurs de projets alternatifs sociaux et environnementaux. La reconversion écologique ne se fera pas sans eux, encore moins contre eux. Nos adversaires dans cette bifurcation radicale de société ne sont pas les chercheurs ou les salariés de l’industrie, mais bien les banques, les multinationales et les actionnaires qui orientent la production en fonction de leurs intérêts privés et non de l’intérêt général. »
Nous adhérons pleinement à cette stratégie : faire converger les luttes sur des objectifs de rupture, à partir d’un engagement de classe aux côtés des salarié-e-s et des exclu-e-s. La crise écologique étant une manifestation de la crise globale du capitalisme, la solution ne peut venir que de la lutte contre ce mode de production. Les victimes du système sont donc appelé-e-s à y jouer un rôle clé. Même s’ils n’en sont pas conscient-e-s, la dynamique de leur combat les rend potentiellement et collectivement porteurs de projets sociaux et environnementaux alternatifs. S’ils sont battus, leur conscience reculera, donc aussi leur capacité de se saisir de l’enjeu écologique et d’y apporter leurs réponses ; s’ils gagnent, par contre, leur confiance en eux-mêmes progressera, créant des conditions favorables à la formulation d’alternatives de plus en plus globales, donc de plus en plus écosocialistes.
Cependant, cette prise de position de classe n’est-elle pas contradictoire avec les fondements élaborés dans les premières pages du Manifeste ? La Thèse 2 notamment écartait l’idée que la conscience de « l’intérêt général humain » ne peut émerger que des luttes des exploité-e-s. Elle faisait de « la République » le dépositaire et le garant de cette conscience, par-dessus les classes. Enfin, elle appelait chacun-e à « faire son devoir citoyen » en disant « non pas ce qui est bon pour lui mais ce qui est bon pour tous » - comme si l’intérêt général humain face à la crise écologique transcendait les oppositions entre exploiteurs et exploités, oppresseurs et opprimés. Quant à la Thèse 1, elle posait que « les vrais responsables » de la crise sont « l’oligarchie financière mondialisée, les gouvernements soumis aux lobbies des multinationales sans contrôle démocratique et les idéologues de la concurrence libre et non faussée », pas le capitalisme en tant que tel…
Des clarifications semblent donc nécessaires. En définitive, on retombe sur la question clé : qu’est-ce que l’écosocialisme, selon le PG ? Une « théorie politique globale » qui, d’en-haut et au nom des limites de la planète, « oblige à penser de façon nouvelle », « institue la citoyenneté comme devoir et la République comme nécessité » ? Ou une praxis qui oriente les luttes d’en-bas vers la « seule liberté possible » : la satisfaction des besoins humains réels démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes, de leurs limites, de leur fonctionnement et de leurs rythmes ?
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Thèse 12 : « Lutter et résister pour inventer »
« La révolution écosocialiste combine propositions programmatiques et présence dans les luttes sociales et environnementales, aux côtés de toutes celles et ceux qui résistent. Les citoyens engagés dans ce projet s’impliquent dans le développement d’expérimentations et alternatives concrètes : circuits courts, associations pour le maintien de l’agriculture paysanne, soutien aux ceintures vivrières et actions contre l’artificialisation des sols, collectifs de villes en transition, reprise d’entreprises par les salariés, systèmes d’échanges locaux, épargne citoyenne et monnaies complémentaires, habitat collectif et co-voiturage… Ils sont actifs dans des actions de désobéissance civique non violente, opérations anti-publicité ou réquisitions de logements vides. Les élus du peuple pour le projet écosocialiste s’engagent dans une démarche cohérente entre leurs discours et leurs actes. Ils font vivre la gauche par l’exemple en prenant des mesures d’interdiction de la publicité, de retour en régie publique de l’eau, de renchérissement du mésusage ou encore d’extension de la gratuité des services publics. »
Il est effectivement important que des militant-e-s écosocialistes aient un comportement cohérent avec leurs convictions, dans la mesure du possible social. En soulignant ce point, le PG rompt avec le double langage et la double morale des sociaux-démocrates. D’autre part, d’une manière générale, nous soutenons comme le PG le développement d’expérimentations et d’alternatives concrètes : pour peu qu’elles aient un caractère anti-systémique clair, elles peuvent contribuer à développer la conscience qu’un autre mode de développement est possible.
Ces deux dimensions n’épuisent pourtant pas le sujet et on s’étonne que la liste des luttes sociales et environnementales ne mentionne pas les résistances face aux grands projets inutiles imposés (comme à Notre-Dames-des-Landes), les combats anti-nucléaires contre l’EPR ou contre l’enfouissement des déchets, les actions des faucheurs volontaires d’OGM...
De plus, il y a lieu de ne pas perdre le fil rouge de l’alternative globale. A cet égard, l’affirmation concernant les élu-e-s est contestable : le texte suggère une participation au pouvoir (municipal ? régional ?) sur base de mesures d’importance très inégale et qui ne constituent pas un programme cohérent de réponse combinée aux besoins sociaux et aux urgences écologiques. Or, on ne peut pas d’un côté plaider pour une rupture avec le mode de développement actuel et, de l’autre, invoquer une mesure positive mais limitée - par exemple « une extension de la gratuité des services publics » ou une « interdiction de la publicité » - pour justifier la participation à une coalition dont la politique resterait fondamentalement gestionnaire.
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Thèse 13 : « Mettre en œuvre la planification écologique »
« La planification écologique impose la prise en compte du temps long et la maîtrise publique, le tout placé sous contrôle des citoyens, travailleurs et usagers. Le problème n’est pas l’industrie, la recherche ou la technique en soi, mais bien l’absence de choix et de contrôle citoyen. Une révolution citoyenne est nécessaire pour conquérir cette capacité de contrôle. Tel est le mélange détonant d’utopisme révolutionnaire et de technicité auquel nous aspirons. Le Plan écologique donne la possibilité d’organiser la bifurcation vers un autre mode de développement, en interrogeant nos besoins et en réorientant production, échange et consommation en vertu de leur utilité sociale et écologique. Le secteur de la recherche doit se réorganiser autour de l’intérêt général et des besoins réels, et inventer de nouvelles formes participatives par le biais par exemple de conventions de citoyens. L’école publique, à travers les voies professionnelles, technologiques et générales, doit organiser l’élévation des connaissances et des qualifications à tout âge afin de réussir cette bifurcation et faire émerger de nouvelles filières. Des « conférences de participation populaire » doivent être organisées pour redéfinir les critères d’utilité sociale et environnementale et l’articulation entre les différents échelons, des politiques européennes aux actions locales. La planification écologique organise l’intervention continue des salariés dans la gestion des entreprises, dans le prolongement de la convergence croissante des luttes sociales et environnementales. »
La planification écologique constitue à coup sûr un élément nouveau et indispensable du programme de tout gouvernement de gauche digne de ce nom (parler de « planification écosociale » serait en fait plus adéquat, tant les deux dimensions sont liées). Le Manifeste en définit bien la mission spécifique : organiser la bifurcation vers un autre mode de développement dans lequel la production, l’échange et la consommation sont questionnés et réorientés en vertu de leur utilité sociale et écologique. Cependant, le texte omet l’objectif central et le défi majeur à relever : sortir à la fois des combustibles fossiles et du nucléaire. En deux générations. Sans régression sociale au Nord et en garantissant le droit au développement du Sud… Nous reviendrons sur ce point crucial en conclusion de notre analyse.
Contrairement à la Thèse 7 (« mettre l’économie au service des besoins »), notamment, le texte accorde enfin une place à la participation et au contrôle démocratique : il propose des « conférences de participation populaire » pour « redéfinir les critères d’utilité sociale et environnementale » ainsi que « l’intervention continue des salariés dans la gestion des entreprises ». Tout cela est positif… mais souvent flou et possiblement contradictoire, voire antagonique, avec les prémisses exposées dans la première section. On soulèvera quatre points.
Premièrement, la phrase sur « l’intervention continue des salariés dans la gestion des entreprises » n’est pas très précise. S’agit-il de cogestion ? Ou d’un droit de contrôle sur les livres de comptes, les investissements, les technologies, les embauches, etc. ? Dans le premier cas, il n’y aurait pas alternative au libéralisme, mais accompagnement du « capitalisme vert ». Nous gageons que ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit ! Dans le second, le dispositif favoriserait la formulation par les salarié-e-s de « projets sociaux et environnementaux alternatifs »… Mais il est évident que cela créerait rapidement une situation de double pouvoir dans les entreprises, pointerait en direction de l’appropriation collective de celles-ci et ouvrirait par conséquent une phase de conflit aigu avec le patronat.
Les « conférences de participation populaire » soulèvent des interrogations analogues. La proposition est plus vague encore : s’agirait-il d’initiatives ponctuelles, occasionnelles, convoquées par en-haut, sur un ordre du jour déterminé par le pouvoir ? Ou d’un droit d’intervention continue des habitant-e-s, à l’instar que ce qui est proposé pour les entreprises ? Dans le premier cas, le scénario serait « participatif » dans le plus mauvais sens du terme. Dans le second, il est probable que les conférences iraient dans le sens d’une contestation globale du système et de ses lois, en particulier dans les quartiers populaires.
Que veut exactement le PG ? Donner aux salarié-e-s dans les entreprises et aux comités d’habitant-e-s dans les quartiers le droit d’intervenir en permanence dans la définition de ce qui est utile socialement et écologiquement ? Ce serait un moyen formidable d’apporter des solutions à la crise globale. Mais cela déboucherait rapidement sur une confrontation visant à déterminer qui est maître dans l’économie et dans la société, voire sur une épreuve de force révolutionnaire touchant tous les aspects de la vie sociale. Or, il est totalement illusoire de vouloir enfermer une telle dynamique dans le carcan d’un programme antinéolibéral limité à la lutte contre « l’oligarchie financière mondialisée et les idéologues de la concurrence libre et non faussée », ciblés à la Thèse 1.
Deuxièmement, se repose ici la question de l’Etat. L’histoire ne laisse aucun doute : chaque fois que les exploité-e-s et les opprimé-e-s ont secoué le joug capitaliste, ils se sont heurtés à l’appareil d’Etat, instrument au service de la classe dominante. Mille liens unissent en effet le capital à la police, à l’armée, à la magistrature et au corps des hauts fonctionnaires. Confrontée à un gouvernement qui commencerait à transformer la société selon les besoins sociaux et écologiques, en s’appuyant sur l’intervention continue des travailleurs dans les entreprises et des habitants dans les quartiers, les possédants se mobiliseront pour sauver leurs privilèges de classe par tous les moyens : campagnes de propagande médiatiques, sabotage économique, chantage au désinvestissement, mobilisation des classes moyennes, agressions physiques par des bandes armées, etc. Si cela ne suffit pas, la bourgeoisie n’hésitera pas une seconde à organiser un coup d’Etat, comme elle l’a fait dans de nombreux pays et à de multiples reprises depuis deux siècles.
Or, face à cette menace, le Manifeste sème de graves illusions, en particulier à la Thèse 2 qui présente la République comme le garant de « l’intérêt général humain ». Ces illusions nous semblent particulièrement déplacées dans un pays comme la France, puissance impérialiste dont l’Etat a une longue tradition d’intervention active pour soutenir et structurer le développement capitaliste.
Troisièmement, nous sommes en désaccord avec l’affirmation que « le problème n’est pas la technique en soi mais bien l’absence de choix et de contrôle citoyen »… En effet, la technologie n’est pas neutre. Il s’agit de rompre avec la production nucléaire d’électricité. Parce que le capitalisme l’a imposée sans consultation ? Parce que la course au profit en accroît le danger ? Certes, mais aussi parce que la technologie est dangereuse en soi, et foncièrement incompatible avec tout contrôle citoyen - y compris dans le cadre d’une société socialiste autogérée. Même constat avec les OGM : leur utilisation pour produire des médicaments en milieu confiné est acceptable, pas la culture en plein champ. Quel que soit le système économique, elle représentera toujours une menace pour la biodiversité. D’une manière générale, au-delà de ces deux exemples, un des apports de l’écosocialisme consiste à encourager le contrôle citoyen sur les techniques en soi, pas seulement sur la manière dont elles sont utilisées.
Il est intéressant de lier ce débat à celui sur la centralisation et la décentralisation. La commune (sur le modèle de la Commune de Paris) était pour Marx « la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail ». Dans « La guerre civile en France », il esquisse la perspective d’un pouvoir d’un type nouveau, basé sur la fédération des communes [16]. Dans les contributions ultérieures sur la planification socialiste, cette idée de mise en réseau des organes locaux d’autogestion a été généralement délaissée au profit de conceptions très centralisatrices. Dictées en partie par des circonstances sociales et politiques, celles-ci se sont imposées avec d’autant plus de facilité que, entre-temps, le capitalisme avait installé un système énergétique de plus en plus centralisé. Et qu’il semblait ne pas y avoir d’alternative à celui-ci.
Or, la transition énergétique permet de rouvrir la discussion sur des bases techniques en partie nouvelles. En effet, un système [17] basé sur les renouvelables sera forcément très décentralisé, non seulement pour réduire les pertes dues à la transmission, mais aussi pour être le plus adapté possible à la variété des sources. Plutôt que de rester sur des schémas jacobins, un projet écosocialiste devrait approfondir cette possibilité de mise en réseau de systèmes énergétiques locaux, publics, gérés démocratiquement par les communautés locales, interconnectés au plan national et international. En d’autres termes, la formule de Marx pourrait être complétée dans le sens suivant : « La Commune est la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail et de la gestion rationnelle du métabolisme humanité-environnement ».
Quatrièmement, comment une perspective « d’émancipation humaine par le partage des richesses, la démocratisation du pouvoir et l’éducation globale » (Thèse 4) pourrait-elle se satisfaire d’un système scolaire mutilant, qui contribue à la division capitaliste du travail en distinguant des filières techniques, professionnelles et générales d’enseignement ? La perspective écosocialiste plaide selon nous en faveur d’une école unique, dispensant à tous et toutes une formation à la fois générale et technique, intellectuelle et manuelle.
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Thèse 14 : « Pas d’égalité et de République sociale possible sans Constituante »
« Nous affirmons l’exigence d’un haut niveau de culture commune par l’école publique incluant l’éducation à l’environnement. Sinon comment rendre possible l’émancipation individuelle et collective, seule à même de permettre le consentement à un contrat social partagé par tous ? Le projet écosocialiste réaffirme le rôle de l’État, de la collectivité et des services publics, indispensables pour planifier la rupture, construire une société émancipatrice et garantir l’égalité d’accès aux droits fondamentaux pour tous, partout. Ils doivent être refondés par le moyen d’une assemblée constituante. Celle-ci doit renouveler de fond en comble les formes institutionnelles et mettre en place les moyens démocratiques qui rendront possibles l’implication citoyenne permanente et la souveraineté populaire en tous domaines. Car la tâche révolutionnaire est immense. Nous appuyons en effet la mise en place d’un « ménagement » du territoire à rebours de l’étalement urbain, de la concentration des populations dans des mégalopoles et de la mise en concurrence des territoires. Nous militons pour un nouvel urbanisme qui rapproche les fonctions indispensables au « bien vivre » (services publics de santé et d’éducation, logement, activité professionnelle, culture et loisirs, biodiversité, agriculture paysanne). Nous refusons la marchandisation du vivant et les OGM, ainsi que la financiarisation des biens communs comme l’eau, l’énergie et le savoir, et la privatisation des services publics. Ceux-ci doivent faire l’objet d’une gestion publique en repensant l’articulation entre l’État, garant de l’égalité républicaine, les collectivités locales et l’action des citoyens, syndicats, associations et usagers. »
Une fois de plus, le Manifeste souffle le chaud et le froid, et de façon assez spectaculaire. On a vu plus haut que la mouture adoptée au congrès du PG revendique soudain et à la sauvette « l’appropriation sociale des moyens de production » (Thèse 8). Eh bien, c’est le mouvement inverse qui s’opère ici. Le projet soumis aux Assises disait : « Nous refusons de laisser au marché les biens communs comme l’eau ou l’énergie et les services publics qui jouent un rôle social et écologique essentiel : électricité, services postaux, transports collectifs…. Ceux-ci doivent être nationalisés ». La version de mars 2013 est nettement plus soft : elle refuse la « marchandisation du vivant »… mais pas celle de l’eau, de l’énergie et du savoir, dont le texte ne dénonce que la « financiarisation » - c’est-à-dire la mise sur le marché de produits financiers représentant la marchandise. Du coup, la « nationalisation » devient « un outil de politique publique » (Thèse 8) parmi d’autres, dans le cadre d’une « gestion publique », c’est-à-dire en laissant la question de la propriété ouverte au niveau du secteur. Au total, dans la version finale, le « réchauffement » ambigu de la Thèse 8 et le net « refroidissement » de cette Thèse 14 aboutissent donc à ceci que le PG, tout en se prononçant pour « l’appropriation sociale des moyens de production » en général… ne revendique en particulier ni la nationalisation du crédit ni celle de l’énergie. Cette position tiède est cohérente avec celle du Front de Gauche, qui demande des pôles publics financiers et de l’énergie.
C’est peu dire que cette lacune mine considérablement la portée de son Manifeste. En effet, disons-le tout net : sans la double nationalisation de l’énergie et du crédit, un gouvernement de gauche n’aura pas en mains les leviers pour amorcer la planification écologique et sociale dont le PG se réclame. Rappelons que le secteur capitaliste de l’énergie constitue le principal obstacle à la transition vers un système « 100% renouvelables ». Les raisons sont évidentes. La transition nécessite : 1°) que 80% des réserves connues de combustibles fossiles restent dans le sous-sol – une perte nette pour les groupes qui en sont propriétaires ; 2°) que le système énergétique global basé sur les fossiles et le nucléaire soit démantelé avant amortissement… or, sa valeur est estimée entre 15 et 20 trillions de dollars (environ un quart du PIB mondial) [18]. Conclusion : la course au profit et au surprofit des groupes pétroliers, charbonniers et gaziers nous mène à l’abîme. « L’intérêt général humain » commande de briser leur pouvoir et il ne peut l’être que par la nationalisation. Celle-ci doit se faire sans indemnités ni rachat, la collectivité devant récupérer les sommes colossales que les patrons ont empochées par le biais de la rente énergétique, afin de les investir dans la transition… La radicalité anticapitaliste n’est donc pas une posture idéologique mais un impératif pratique catégorique. Elle inclut aussi la nationalisation du secteur financier, sans quoi il est exclu que le gigantesque chantier de la transition énergétique puisse être mené à bien dans la justice sociale.
Le texte « réaffirme le rôle de l’État, de la collectivité et des services publics, indispensables pour planifier la rupture »… mais c’est, semble-t-il, pour argumenter en faveur d’une assemblée constituante qui devra au préalable « refonder » tout cela et « mettre en place les moyens démocratiques qui rendront possibles l’implication citoyenne permanente et la souveraineté populaire en tous domaines ». On retrouve ici la conception étapiste déjà critiquée plus haut : la réforme institutionnelle devient la clé de voûte, voire la précondition du changement écosocialiste et de la « tâche révolutionnaire immense » à accomplir. Cette vision stratégique n’est pas exempte d’un certain dirigisme puisque les « moyens démocratiques » d’une « implication permanente » des citoyens doivent être « mis en place » : le PG ne semble pas intégrer la possibilité que les exploité-e-s et les opprimé-e-s inventent et généralisent eux-mêmes de nouvelles formes d’auto-organisation et d’autogestion (comme ils l’ont fait pourtant à plusieurs reprises dans l’histoire).
Pour peu qu’elle ne soit pas agitée comme un fétiche indépendamment de la conjoncture concrète, nous n’avons pas de désaccord de principe avec la demande d’une assemblée constituante : dans certaines conditions, ce mot d’ordre peut politiser les luttes (mais il peut aussi les démobiliser, tout dépend des circonstances !). S’il couronne des réformes démocratiques suffisamment radicales, il permet d’indiquer la profondeur révolutionnaire du changement nécessaire pour mettre fin à la dictature capitaliste patriarcale. Mais il faut pour cela, selon nous, oser mettre en avant des revendications telles que la suppression de la Présidence de la République, la proportionnelle intégrale, la parité hommes-femmes, la rotation et la limitation des mandats, la révocabilité des élu-e-s et la citoyenneté intégrale pour tous les résident-e-s (indépendamment de leur nationalité) [19]. Or le PG n’est pas net sur le régime présidentiel, notamment, et on ne peut s’empêcher de penser que son hésitation face à l’anticapitalisme, l’insuffisance des réformes institutionnelles qu’il propose et son étapisme forment un tout stratégique. A notre avis, ce tout n’est pas cohérent avec la radicalité de la stratégie écosocialiste à mettre en œuvre aujourd’hui, pour face au basculement climatique notamment.
Cette Thèse 14 revient par ailleurs sur le rôle de l’éducation, déjà affirmé dans la première partie du Manifeste : sans « un haut niveau de culture commune par l’école de la République incluant l’éducation à l’environnement, comment rendre possible l’émancipation individuelle et collective ? » Nous avons déjà nuancé l’idée de la marche au socialisme par l’éducation en posant la question classique - qui éduquera les éducateurs ?- (voir la Thèse 4) et nous y reviendrons dans un instant. Ajoutons que le texte, ici, est contradictoire avec l’insistance de la Thèse précédente sur le rôle des filières technique, professionnelle et générale de l’école de la République : « un haut niveau de culture commune » nécessite une seule filière d’enseignement. De plus, les auteurs sèment un certaine confusion quand ils tirent de la nécessité de développer le secteur public un argument en faveur de la légitimité de la « République » comme incarnation du « contrat social partagé par tous ». Que la république soit, d’une manière générale, la forme institutionnelle la plus appropriée à la transition vers une société écosocialiste autogérée, voilà qui est évident, mais cette république-là, démocratique et sociale, ne peut voir le jour qu’après élimination des principaux organes de la « République » avec majuscule, celle dont on parle ici. C’est dire que le développement du secteur public nécessaire à une politique écosocialiste ne doit pas être vu dans le cadre du contrat social de la République, mais dans le cadre d’une stratégie de rupture avec celui-ci. Pour être tout à fait clair : il ne s’agit pas de confier des secteurs économiques aux hauts fonctionnaires de la République, mais de les retirer des mains capitalistes pour les mettre au service de la collectivité, en donnant à celle-ci les moyens de décider et de contrôler leur développement, en fonction de ses besoins.
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Thèse 15 : « Mener la bataille culturelle »
« Le projet écosocialiste mène son combat idéologique par l’éducation populaire. Il veut décoloniser l’imaginaire. Il dénonce la programmation d’un individu-consommateur docile, soumis aux avis de prétendus experts et aux impératifs du productivisme qui nous fait désirer des productions nuisibles et inutiles, fabriquées à l’autre bout de la planète dans des conditions de travail indignes et sous des législations environnementales défaillantes voire inexistantes. Il combat les bras armés du productivisme que sont la publicité, avec son cortège de marchandisation des corps et de sexisme, la mode et les médias, relayés par les organismes de crédit, qui nous conditionnent et nous soumettent à une injonction d’achat et de gaspillage permanents. Cette bataille idéologique est aussi une bataille de vocabulaire. Nous refusons la politique de l’oxymore et la novlangue libérale : le « prix du travail » qui devient un « coût », les cotisations sociales des « charges », les « gardiens de la paix » renommés « forces de l’ordre », la vidéosurveillance « vidéoprotection », ou encore le nucléaire déguisé en énergie « propre et décarbonée ». »
Evitons les faux débats : il est tout à l’honneur du PG de dénoncer la publicité, la mode, les médias, le système du crédit, le sexisme et les pseudos valeurs véhiculées par la société de consommation. C’est un combat idéologique indispensable et utile à la quête d’une hégémonie écosocialiste. Mais les résultats resteront quantitativement et qualitativement limités aussi longtemps que subsisteront les rapports capitalistes de propriété, car c’est dans le terreau de ceux-ci que le productivisme est enraciné. L’accumulation du capital doit forcément créer en permanence des besoins de consommation nouveaux, qui excèdent de plus en plus les « besoins réels ». On peut et on doit dénoncer le fétichisme de la marchandise qui sous-tend la frénésie consumériste, mais le fétiche ne peut disparaître que dans les flammes d’une action pratique visant à révolutionner les rapports sociaux.
A cet égard, ce passage du Manifeste nous fait penser à une des Thèses de Marx sur Feuerbach, celle dans laquelle l’auteur du Capital explique en quelques phrases lumineuses que le matérialisme non dialectique, parce qu’il ne prend pas en compte l’auto-activité en tant qu’auto-éducation, doit forcément ériger une fraction de la société en éducatrice de l’autre :
« La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (...). La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. » [20]
Cette citation éclaire assez bien la manière dont les lacunes du Manifeste du PG tendent à être comblées par l’éducation permanente, par « l’école de la République » et, plus largement, par l’Etat. En effet, à partir du moment où on pose que l’émancipation écosocialiste se fera « par le partage des richesses, la démocratisation du pouvoir et l’éducation » (Thèse 4), ou que les « moyens démocratiques de l’implication citoyenne permanente et (de) la souveraineté populaire en tous domaines » doivent être « mis en place » par une réforme institutionnelle, on est forcément conduit, d’une part à se tourner vers l’Etat, d’autre part à surinvestir le rôle de l’éducation, à en faire un substitut de la pratique révolutionnaire de transformation des rapports sociaux. Les deux questions sont liées.
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Thèse 16 : « Faire sauter le verrou des traités libéraux »
« A l’échelle mondiale, nous dénonçons les accords promus par l’Organisation mondiale du commerce, accords de libre-échange et accords de partenariat économique qui contribuent à l’épuisement des ressources naturelles, à l’exploitation des peuples du Sud et au dumping social dans les pays dits développés. Parce qu’elle est la première zone économique du monde, l’évolution de l’Union européenne implique toute la planète. Sa politique libérale est verrouillée par les traités actuels et les plans d’austérité. Établis sous la houlette de lobbies économiques et financiers, ils ont tous en commun de prévoir la disparition des services publics, l’extension du domaine marchand et du libre-échange. Cela provoque à la fois gâchis dû aux compétitions mercantiles, et destruction des services publics et biens communs au profit des intérêts privés. L’Europe libérale et austéritaire empêche aussi de maîtriser et d’orienter le contenu de la production et de l’échange vers des objectifs de progrès humain. Dans ces conditions, nous assumons qu’une politique écosocialiste en Europe passe par la désobéissance à l’Europe libérale et à ses directives. Il faut pour cela construire d’autres rapports de force entre les citoyens, le pouvoir de la finance et celui des institutions anti-démocratiques de l’Union européenne. Si l’échelon européen peut être pertinent pour de grandes politiques environnementales et sociales, leur mise en œuvre ne sera possible que par la construction d’une autre Europe, sous le contrôle démocratique des peuples. »
La dénonciation radicale des traités libéraux, notamment de ceux qui instituent l’Union Européenne, est plus que justifiée : la politique libérale est verrouillée depuis la création de l’Union et le Traité de Rome. Un gouvernement de gauche digne de ce nom doit donc en effet assumer « la désobéissance à cette Europe libérale et à ses directives ».
En même temps, le sous-continent européen constitue un espace adéquat à la mise en œuvre d’une politique (vraiment) écosocialiste. Gestion des ressources en eau, rétablissement des ressources halieutiques, intégration des réseaux électriques, rationalisation des transports, développement combiné des différentes sources renouvelables, souveraineté alimentaire et énergétique, conversion vers à une agriculture organique de proximité, protection des habitats et de la biodiversité : sur tous ces terrains, et d’autres, on a besoin simultanément de plus d’Europe et d’une autre Europe, radicalement différente.
La même conclusion s’impose sur le plan socio-économique, vu l’intégration très forte des économies régionales. Les deux aspects combinés pointent en direction d’une même conclusion : la nécessité d’un plan européen de création massive d’emploi et de satisfaction des besoins par l’organisation de la transition écologique. La dernière phrase de cette Thèse 16 – « Si l’échelon européen peut être pertinent pour de grandes politiques environnementales et sociales »- est selon nous trop hésitante, car la question ne se pose pas sur le mode du « Si », c’est-à-dire d’une hypothèse stratégique parmi d’autres. Au contraire, « la désobéissance » et la « mise en place d’autres rapports de forces » doivent viser un but alternatif précis : par la destruction de l’UE, créer les conditions d’une autre Europe, démocratique, sociale, écologique, solidaire. Pour le coup, l’exigence d’une assemblée constituante serait ici pleinement à sa place, mais le Manifeste n’en pipe mot. Cette autre Europe, il s’agit d’en jeter les bases par une pratique d’internationalisation des luttes, notamment écologiques. Les terrains ne manquent pas, depuis la lutte contre les transports de déchets nucléaires jusqu’aux mobilisations contre certains grands travaux transnationaux dans le domaine des infrastructures, en passant par les combats ouvriers pour l’emploi et la reconversion industrielle.
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Thèse 17 : « Porter un combat internationaliste et universaliste »
« Il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine. Il faut en tirer les conséquences dans tous les domaines. Les décisions prises à un endroit sur la planète ont des répercussions partout ailleurs. Le projet écosocialiste implique la reconnaissance de la responsabilité des pays dits du Nord, de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale vis à vis des peuples dits du Sud. Il dénonce la compétition organisée en lieu et place de la coopération, le productivisme et ses effets sur le climat mondial, le pillage des ressources naturelles, l’accaparement des terres arables, ou encore l’austérité imposée par la Troïka. Il induit la reconnaissance de la Déclaration universelle des Droits de l’homme et la création d’un Tribunal international des crimes contre l’environnement. L’écosocialisme nous impose de contribuer aux débats liant politiques de développement et de progrès social, et préservation de l’environnement. Pour cela, nous soutenons et nous inspirons des alternatives à l’étranger : révolutions citoyennes et Printemps arabe, refus de la dette et des monopoles médiatiques en Argentine, assemblée constituante en Islande et au Vénézuela, initiative Yasuni ITT pour laisser le pétrole sous terre en Équateur… Les savoirs, l’expérience et les méthodes acquises dans ces situations doivent pouvoir converger. Le projet écosocialiste doit pouvoir être porté par un forum mondial qui en fasse le but de la révolution citoyenne de notre temps. »
Beaucoup de choses importantes et justes sont dites ici. Cependant, le texte passe une fois de plus à côté du problème principal : comment concilier la stabilisation du climat de la Terre au meilleur niveau possible avec le droit au développement des peuples du Sud ? Le défi, répétons-le, est tout simplement gigantesque. D’un côté, trois milliards d’êtres humains souffrent du fait que leurs besoins essentiels ne sont pas ou mal satisfaits : il faudrait donc produire davantage. De l’autre, les conditions à remplir d’ici 2050 pour limiter le réchauffement de la basse atmosphère interdisent de relancer massivement la production matérielle au niveau global, et commandent même de la réduire dans les pays développés.
Quelle est l’issue ? Personne ne peut décemment prétendre avoir une réponse clé en main. Il est cependant insuffisant d’écrire que l’on « contribue aux débats pour lier politiques de développement et de progrès social et préservation de l’environnement » et que l’on soutient des démarches telles que « l’initiative Yasuni ITT ». Le PG reconnaît « la responsabilité des pays dits du Nord, de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale vis-à-vis des peuples du Sud ». Il devrait à nos yeux en tirer quelques conclusions programmatiques : l’adoption unilatérale par la France d’un plan de réduction des émissions conforme aux estimations ci-dessus du GIEC (cf. la discussion de la Thèse 11, sur la règle verte), l’annulation de la dette, l’arrêt du pillage néocolonial des ressources (en Françafrique notamment : uranium du Niger, pétrole du Gabon !), le refus d’importer des agrocarburants et d’exporter des Rafales ou des EPR, le transfert gratuit des technologies vertes (cf. la discussion de la Thèse 10, sur la propriété intellectuelle), le droit des pays du Sud à prendre des mesures pour protéger leur agriculture vivrière, et le versement - sous forme de dons, pas de prêts !- des sommes nécessaires pour l’adaptation aux changements climatiques. Ces quelques mesures nous paraissent indispensables à un internationalisme écosocialiste conséquent.
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Thèse 18 : « Mener la révolution citoyenne pour l’écosocialisme »
« Compte tenu de l’ampleur de son objectif, la remise en cause du modèle productiviste capitaliste ne peut résulter d’une simple alternance électorale et de décisions venues d’en haut. Elle implique une refonte radicale des institutions incluant scrutins à la proportionnelle, parité et non cumul des mandats permettant au peuple d’être effectivement représenté dans toutes ses caractéristiques. Il s’agit de mettre au pas l’oligarchie et d’assurer, en toutes circonstances, la souveraineté populaire par une démocratie réelle. Cela exige que les majorités parlementaires écosocialistes conjuguent leur action avec des mouvements d’implication populaire dans tous les domaines de la vie de la société. Cette réappropriation de l’initiative politique et citoyenne par chaque femme et chaque homme, dans le but de déterminer partout et sur tous les sujets quel est l’intérêt général, c’est ce que nous nommons la révolution citoyenne. C’est une révolution. Car elle se propose de changer les formes de la propriété, le système institutionnel et la hiérarchie des normes juridiques, sociales et environnementales qui organisent la société et l’économie. Elle est citoyenne. Car elle veut donner le pouvoir à chacun non pour l’intérêt d’une catégorie sociale en particulier mais pour le bien de tout humain. Et car elle se donne des formes institutionnelles et se soumet au suffrage universel, dans le pluralisme politique. Nous refusons que le désespoir et la colère ne basculent du côté de la haine. Ni avant-garde éclairée, ni dictature verte, ni repli ethniciste, nous défendons donc la voie démocratique de la révolution citoyenne. Le peuple n’est pas le problème, il est la solution. Le pire dommage de la crise actuelle de la civilisation humaine serait que l’humanité soit incapable de s’ouvrir à la voie d’un autre futur. L’écosocialisme peut être celui-ci. Qu’il fleurisse ! »
Cette dernière Thèse est la conclusion logique des idées forces exposées tout au long du Manifeste. Nous partageons évidemment le point de départ : « Vu l’ampleur de son objectif, la remise en cause du modèle productiviste capitaliste ne peut résulter d’une simple alternance électorale et de décisions venues d’en-haut ». Mais nous sommes en désaccord avec la suite du texte, où il est assez clair que la « refonte des institutions » - par une assemblée constituante- est le point de passage obligé de l’alternative.
Le texte mise sur une hypothèse stratégique unique : la conquête d’une majorité parlementaire écosocialiste. Il n’envisage pas d’autres scénarios qui se sont pourtant déjà produits dans l’histoire : par exemple la transformation d’une grève générale en révolution, avec occupation des entreprises, élection généralisée de comités de grève et de comités populaires de quartiers, centralisation de ces comités au niveau national, situation de double pouvoir, épreuve de force révolutionnaire et remise en route partielle de la production sous contrôle des grévistes. Il n’envisage pas non plus la possibilité - elle semble relever de la science-fiction mais ne peut être exclue a priori - qu’une catastrophe écologique particulièrement sévère désorganise la société à un point tel que l’auto-organisation des populations à la base s’impose spontanément comme une condition indispensable à la satisfaction des besoins vitaux, créant ainsi une situation de double pouvoir sui generis.
Mais discutons l’hypothèse de gouvernements de gauche issus du suffrage universel. Elle correspond à certaines données de la situation en Europe. La colère contre l’austérité s’accumule mais les rapports de forces sociaux sont minés par le chômage, l’endettement, la précarité. De plus, le monde du travail est confronté à une redoutable machine de guerre supranationale : l’Europe capitaliste. Instituée par les gouvernements, elle détermine à présent l’essentiel des législations nationales. Les yeux se tournent donc vers le pouvoir politique, car c’est de là qu’une issue semble pouvoir venir. Tous les partis traditionnels sont discrédités, le contrôle qu’ils exercent est très affaibli, de sorte que des reclassements politiques spectaculaires sont possibles. L’exemple de l’élection du Parlement grec en juin 2012 montre que ces situations peuvent ouvrir des possibilités radicalement nouvelles. La gauche de gauche doit tout mettre en œuvre pour les concrétiser, dans l’intérêt des exploité-e-s et des opprimé-e-s. La perspective politique présentée dans le Manifeste mérite donc d’être prise au sérieux.
Dans ce cadre, le texte pose que « la remise en cause du modèle productiviste capitaliste (exigera) que les majorités parlementaires écosocialistes conjuguent leur action avec des mouvements d’implication populaire qui « se réapproprient l’initiative politique » « dans tous les domaines de la vie de la société ». D’une manière générale, ce cadre stratégique ne soulèvera pas de contestation : en effet, un gouvernement de gauche digne de ce nom ne pourra même pas commencer à rompre avec le capitalisme s’il ne s’appuie pas sur une puissante mobilisation populaire et s’il ne favorise pas l’initiative politique à la base, dans tous les domaines de la vie en société.
Il ne faudrait pas cependant que cette formule générale serve à se défausser anticipativement sur les luttes des insuffisances qui seraient en réalité celles d’une majorité parlementaire et de son projet politique. Pour que l’action d’un gouvernement de gauche et la mobilisation sociale se « conjuguent » dans le sens d’une « remise en cause du modèle productiviste capitaliste », il faut que le programme du premier soit à la hauteur de l’objectif et affirme nettement sa ferme intention stratégique de s’appuyer sur la seconde. Ce n’est pas vraiment le cas dans ce Manifeste. En dépit d’avancées indéniables et importantes, il reste ambigu sur l’anticapitalisme, ne se prononce pas pour l’expropriation de la finance et de l’énergie, reste imprécis sur les formes de « l’implication populaire » et entretient des illusions sur l’Etat. Ce dernier point nous paraît décisif. Car on ne peut pas « conjuguer » le droit à « l’intervention continue des salarié-e-s dans la gestion des entreprises » et « l’initiative politique des citoyens dans tous les domaines de la vie en société » avec le respect de l’Etat comme garant de l’intérêt général. Il faut choisir.
L’expérience du mouvement ouvrier depuis plus d’un siècle montre que l’Etat n’est pas un instrument mais un obstacle pour la construction d’une société socialiste. Elle montre aussi que les illusions sur l’Etat alimentent les stratégies parlementaristes, électoralistes et gradualistes dans le cadre desquelles le but de la transformation de la société en profondeur tend inévitablement à devenir de plus en plus contradictoire avec l’occupation du pouvoir comme moyen. Et avec les politiques d’alliance qui en découlent. Est-il exagéré de dire que cette tension est celle du PG ? Il se rallie à l’écosocialisme tout en jouant un rôle clé dans une coalition dominée par le PCF – un parti productiviste et pro-nucléaire. Son excellente initiative des Assises pour l’écosocialisme coïncide avec plusieurs déclarations de son leader, Jean-Luc Mélenchon, disant qu’il n’est « pas dans l’opposition » à la majorité PS-EELV, qu’il fait partie des « ayants droit de la victoire » contre la droite, et qu’il est par conséquent « prêt à diriger le gouvernement de ce pays avec une autre majorité de gauche faite de socialistes et d’écologistes »… Sur quel programme ? Dans ces offres de service, la « refonte radicale des institutions » n’est même plus une précondition : comme quoi la logique graduelle du réformisme aboutit inévitablement à découper les étapes en sous-étapes et celles-ci en sous-sous-étapes…
La « crise écologique » n’atténue pas les leçons de l’histoire. Elle les renforce au contraire. L’intérêt général de l’humanité à gérer rationnellement et prudemment son environnement afin que chacun-e ait une existence digne dans l’égalité des droits passe par la lutte pour l’abolition du système capitaliste dans le cadre duquel cette gestion rationnelle et prudente est structurellement impossible. Il passe donc par la lutte sociale. Le point de départ de celle-ci, pour l’immense majorité des gens, n’est pas la prise de conscience de l’intérêt général humain mais la prise de conscience du fait qu’ils et elles sont exploité-e-s et opprimé-e-s, qu’ils et elles ont donc des intérêts distincts et que ces intérêts ne peuvent être satisfaits que par la lutte et l’organisation autonomes. Indépendamment de l’Etat et contre lui. C’est seulement à la faveur de cette lutte et d’une auto-organisation de plus en plus poussée que la grande masse pourra prendre confiance dans sa capacité d’incarner un intérêt général humain authentique. La fonction de partis politiques écosocialistes est de faciliter ce processus par tous les moyens. Pas d’invoquer l’urgence écologique pour justifier la répétition des erreurs du passé.
EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
Le Manifeste écosocialiste du Parti de Gauche est un document important. Pour la première fois en France, une force politique représentée dans les enceintes parlementaires se réclame de l’écosocialisme pour tenter de conjuguer satisfaction des revendications sociales et prise en compte des exigences écologiques. Dans une perspective de gauche. Le fait que le texte écarte comme socialement injuste et écologiquement criminelle toute stratégie de relance du système actuel (Thèse 6) témoigne d’une prise de conscience de la gravité de la situation ainsi que de l’urgence des mesures à prendre pour y faire face. C’est dire que le Manifeste ouvre un débat politique fondamental : quelle alternative à la cogestion du capitalisme par la social-démocratie devenue social-libéralisme ? Quel programme, quel projet de société pour un socialisme antiproductiviste ?
Ce débat ne fait que commencer. La gauche, pour l’approfondir sans se diviser, gagnerait à s’immerger davantage encore dans les problèmes environnementaux dont elle peine à prendre la mesure – les plus révolutionnaires ne sont pas les plus lucides en cette matière. A cet égard, la pente gravie par le Parti de Gauche depuis que ses fondateurs ont quitté le PS est impressionnante. Cependant, le point n’est pas encore atteint d’où les militant-e-s pourraient embrasser du regard toute l’immensité des problèmes. Le chemin qui reste à parcourir peut se mesurer au fait que le Manifeste considère les technologies comme socialement neutres (Thèse 12). Mais notre principale critique est que le texte ne se prononce pas pour l’abandon des combustibles fossiles. En fait, il ne semble pas saisir l’ampleur formidable du défi énergétique/climatique que l’humanité doit impérativement relever. Or ce défi constitue selon nous la raison essentielle pour laquelle l’écosocialisme est une nécessité brûlante.
On ne répétera jamais assez les données de base du problème : au-delà de 1,5°C de hausse par rapport à l’ère préindustrielle, le réchauffement de la basse atmosphère entraînera plus que probablement des catastrophes écologiques et sociales irréversibles. La machine à désastres est déjà en route, on le voit à travers la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes tels que cyclones, sécheresses et inondations. Mais le pire – une élévation d’un à trois mètres du niveau des océans, impliquant à relativement court terme le déménagement forcé de centaines de millions de personnes - peut encore être évité. Or, pour avoir une chance sur deux que la hausse de température reste au-dessous de 2,4°C, les conditions à remplir son draconiennes : il convient que les pays développés se passent quasi-totalement des combustibles fossiles d’ici 2050 et que les émissions mondiales de gaz à effet de serre diminuent de 50 à 85% à cette échéance, pour être ramenées à zéro avant 2100 (à ce moment-là, en réalité, elles devaient même être négatives, ce qui signifie que l’écosystème Terre devrait absorber plus de ces gaz qu’il n’en émet). Les énergies renouvelables peuvent prendre le relais. Leur potentiel technique est amplement suffisant. Mais la transition est extrêmement compliquée car il s’agit de remplacer le système énergétique existant par un autre, complètement différent et… beaucoup plus cher.
Les éléments à prendre en considération sont les suivants :
• Si l’on refuse la technologie nucléaire – il faut la refuser, pour quantité de raisons qu’on ne développera pas ici – et si l’on respecte le principe des responsabilités communes mais différenciées des pays – il faut le respecter, pour des raisons de justice Nord/Sud évidentes – alors il découle que le succès de la transition vers les renouvelables nécessite de réduire de moitié environ la demande finale d’énergie des pays développés ;
• Une réduction d’une telle ampleur n’est pas réalisable uniquement par des mesures d’économie d’énergie. Une certaine diminution de la production matérielle et des transports est indispensable également. Il ne suffit donc pas d’équilibrer la suppression des productions inutiles ou nuisibles, d’une part, et l’accroissement d’autres fabrications, d’autre part : le bilan d’ensemble doit être négatif ;
• Les objectifs en termes d’émission signifient que 80% environ des réserves connues de charbon, de pétrole et de gaz naturel doivent rester dans le sol. Or ces réserves sont la propriété de compagnies capitalistes, ou de compagnies d’Etat capitalistes, elles apparaissent à l’actif de leurs bilans. Leur non exploitation équivaudrait à une destruction de capital. Inacceptable pour les actionnaires, cela va de soi ;
• Sauf exceptions, les énergies renouvelables restent plus chères que les fossiles et le resteront en gros pendant les deux décennies devant nous. En pratique, la hausse des prix du pétrole a pour principal effet de rentabiliser l’exploitation des sables bitumineux, des gaz de schiste, des huiles lourdes et de l’offshore profond, toutes entreprises éminemment destructrices, voire aberrantes, du point de vue environnemental. Globalement, la transition vers les renouvelables est loin d’être vraiment enclenchée. Les Nations Unies en font le constat : « Le changement de technologie énergétique s’est ralenti considérablement au niveau du mix énergétique global depuis les années ’70, et il n’y a pas de preuve à l’appui de l’idée populaire que ce changement de technologie énergétique s’accélère. (…) En dépit des taux de croissance impressionnants de la diffusion des technologies énergétiques renouvelables depuis 2000, il est clair que la trajectoire actuelle ne s’approche nulle part d’un chemin réaliste vers une décarbonisation totale du système énergétique global en 2050 » (UN, World Economic and Social Outlook 2011, pp 49-50).
• Une des raisons du paradoxe est que l’utilisation pleinement rationnelle et économe des renouvelables nécessiterait la construction d’un système énergétique alternatif, complètement neuf. Dans le cadre actuel, 1GW de capacité éolienne intermittente nécessite le backup de 0,9 GW fossile. Eviter ce doublon implique de construire en dix ans un réseau « intelligent ». Une entreprise « gigantesque, nécessitant un progrès technologique, une coopération internationale et des transferts sans précédents » (p.52). En effet, « la magnitude physique du système énergétique actuel basé sur le combustibles fossiles est vraiment énorme. Il y a des milliers de grandes mines de charbon et de grandes centrales électriques au charbon, à peu près 50.000 champs pétrolifères, un réseau mondial d’au moins 300.000 km d’oléoducs et 500.000 km de gazoducs, et 300.000 km de lignes électriques. »
• Les implications économiques, donc politiques et sociales, du changement de système énergétique sont bien résumées par ce même rapport des Nations Unies : « Globalement, le coût du remplacement de l’infrastructure fossile et nucléaire existante est d’au moins 15 à 20.000 milliards de dollars (environ un quart du PIB mondial –DT). La Chine à elle seule a accru sa capacité électrique au charbon de plus de 300 GW entre 2000 et 2008, un investissement de plus de 300 milliards de dollars, qui commencera à être rentable à partir de 2030-2040 et fonctionnera peut-être jusqu’en 2050-2060. En fait, la plupart des infrastructures énergétiques ont été déployées récemment dans les économies émergentes et sont complètement neuves, avec des durées de vie d’au moins 40 à 60 ans. Clairement, il est improbable que le monde (sic) décide du jour au lendemain d’effacer 15 à 20.000 milliards de dollars d’infrastructures et de les remplacer par un système énergétique renouvelable dont le prix est plus élevé ». (UN, op. cit., p.53)
S’il était consulté et informé des enjeux, « le monde » déciderait sans aucun doute de remplacer le système fossile par un système renouvelable. Mais le capitalisme ne prendra pas cette décision, quoiqu’il soit informé. D’une manière générale, il est absolument incapable de trouver en quarante ans une solution humainement acceptable à l’enchevêtrement de difficultés ci-dessus. La loi du profit l’en empêche. Aucune taxe carbone, aucun droit d’émission n’apporteront de solution. Pour avoir une chance d’être efficace, taxe ou droit devraient aller jusqu’à 600 ou 700 dollars la tonne de CO2 dans le secteur du transport, mais tous les secteurs clés de l’économie (automobile, aéronautique, construction navale, chimie et pétrochimie, production électrique, sidérurgie, cimenterie, agroalimentaire, etc.) seraient lourdement pénalisés. Croire que les patrons de ces secteurs accepteront qu’on touche à leurs marges, croire que les Etats rivaux représentant ces patrons se mettront d’accord pour toucher simultanément aux marges de tous les patrons dans tous les pays, c’est croire au Père Noël. L’échec depuis 20 ans (vingt ans !) des sommets internationaux sur le climat en atteste à suffisance. Et cela n’est pas près de changer dans le contexte de la guerre de concurrence qui fait rage depuis 2008 !
Aucun doute n’est permis : dans le cadre du système, on va à vive allure vers une triple catastrophe écologique, sociale et technologique. Cela ressort clairement des scénarios concoctés par l’Agence Internationale de l’Energie et adoptés, avec des variantes, par l’OCDE, la Banque Mondiale, l’UNEP et d’autres institutions internationales. Pour tenter de concilier la croissance capitaliste avec les objectifs climatiques, tous ces organismes avancent en effet les mêmes combinaisons de propositions : tripler le parc de centrales nucléaires ; accroître l’utilisation du charbon, des sables bitumineux et du gaz de schiste ; augmenter considérablement la production d’agrocarburants ; accroître en général l’exploitation de la biomasse, notamment par le recours croissant aux plantes et aux arbres génétiquement modifiés… A noter que tous ces scénarios permettraient au mieux de limiter la concentration en CO2eq à 550 ppm. Cela laisse présager une hausse de température entre 2,8 et 3,2°C… Inacceptable !
Dans tous ces cas de figure, la capture-séquestration du carbone est présentée comme l’œuf de Colomb permettant de poursuivre la combustion des fossiles sans que les quantités de gaz carbonique produites soient envoyées dans l’atmosphère. En réalité, il y a de bonnes raisons de craindre que le déploiement massif et à long terme de cette technologie ne soit rien d’autre qu’une nouvelle solution d’apprenti-sorcier, une façon de balayer les déchets sous le tapis. D’une manière générale, les écosocialistes devraient s’y opposer… sauf éventuellement dans le cadre bien limité de plans de reconversion des travailleurs occupés dans certaines entreprises polluantes promises à fermeture. A noter que c’est précisément de cette technologie qu’il était question avec le projet ULCOS de Florange. Ce cas montre bien la difficulté de l’articulation concrète du social et de l’environnemental dans le contexte ultra-défensif d’aujourd’hui…
Il faut prendre du recul, envisager la situation du point de vue historique. L’énergie est la condition sine qua non de tout travail, de toute activité, donc en fin de compte de la production sociale de l’existence humaine. Depuis la Révolution industrielle, le capitalisme organise cette production principalement et de façon croissante à partir de l’énergie chimique contenue dans les combustibles fossiles, qu’il transforme en chaleur, lumière et mouvement. Sous peine d’une dégradation très grave, sans précédent et irréversible de son environnement terrestre, l’humanité doit renoncer de toute urgence à cette manière de satisfaire ses besoins. Elle peut et doit la remplacer par une autre, basée exclusivement sur les sources renouvelables que sont le soleil, la géothermie et le mouvement des astres. Or, chaque jour qui passe, chaque sommet climatique qui ne débouche sur rien, chaque passage d’un cyclone montre que cette mutation indispensable et urgente se heurte au Mur d’Argent, aux lois du système capitaliste.
Le défi énergétique/climatique est loin d’être le seul problème écosocial auquel le genre humain doit faire face aujourd’hui, mais c’est indiscutablement le problème central. C’est à partir de cette question que les écosocialistes doivent élaborer ensemble une stratégie, un programme, des tactiques, des formes de lutte. Il ne s’agit pas de prendre des postures idéologiques, de faire de la surenchère par purisme, d’être radical en vertu de dogmes sacrés. Il s’agit de prendre la mesure de l’extrême gravité de la situation objective, et d’en tirer sobrement les conclusions politiques qui s’imposent. Celles-ci ne peuvent être que radicalement anticapitalistes et internationalistes. C’est le fondement même du mode de production qui est en cause.
Comment faire ? Toute la difficulté, on l’a dit, réside dans le gouffre béant entre la nécessité impérieuse d’une alternative socialiste et le niveau de conscience actuel des populations, en particulier des exploité-e-s et des opprimé-e-s. C’est pour combler ce vide, pour jeter un pont sur ce gouffre qu’il importe de répondre à la fois aux demandes sociales et aux urgences écologiques à travers un programme de revendications qui permette d’amorcer la rupture. Ce programme doit mettre en perspective la formation d’un gouvernement capable de l’appliquer – aux niveaux national, européen et mondial. Mais la formation d’un gouvernement ne doit pas servir à justifier le rabaissement du programme au-dessous du niveau permettant effectivement la rupture, de même que la nécessité d’une vaste mobilisation sociale ne doit pas servir à justifier une stratégie étapiste de réforme préalable des institutions.
Répétons-le : la nationalisation par expropriation des capitalistes dans les secteurs de l’énergie et du crédit est la clé de voûte de la transition écologique à mettre en œuvre aujourd’hui, en France et en Europe. Le climatologue en chef de la NASA, James Hansen, qui n’est pas un gauchiste, n’a pas craint d’affirmer devant le Congrès américain que les patrons du secteur énergétique devraient être condamnés pour crime contre l’humanité et contre l’environnement, parce qu’ils bloquent la transition énergétique pour défendre leurs profits. Il faut oser en tirer la conclusion qui s’impose, c’est-à-dire inscrire la nationalisation de l’énergie en tête du programme et y coupler celle de la finance. C’est le seul moyen d’empêcher les spéculateurs de nuire - notamment en sabotant la transition énergétique. Et c’est indispensable si l’on veut que la collectivité puisse financer les grands investissements publics ainsi que les entreprises publiques nécessaires pour augmenter radicalement l’efficience énergétique et passer aux renouvelables. Il est d’ailleurs paradoxal que le PG ne revendique pas cette nationalisation : sans elle, comment compte-t-il « mettre au pas l’oligarchie financière » qu’il décrit comme le coupable de la crise ?
La double nationalisation de l’énergie et de la finance trace le cadre au sein duquel peuvent être déclinées toute une série de revendications écosocialistes grandes et petites, allant de la création de régies publiques municipales pour l’isolation et la rénovation des logements jusqu’à la gratuité des transports en commun, en passant par l’encouragement à l’agriculture organique de proximité, la gratuité des services (eau, électricité, mobilité, chauffage) jusqu’à un niveau correspondant aux besoins de base (avec tarification rapidement progressive au-delà), la reconversion des salarié-e-s des entreprises polluantes avec maintien de leurs acquis, la réduction généralisée du temps de travail à 30H sans perte de salaire, etc. En-dehors de ce cadre stratégique, ce programme perd sa cohérence, se délite en mesures éparses dont certaines sont digérables par le système d’autres pas. Le gradualisme conduira alors à privilégier les premières et à découper les secondes en sous-mesures, à l’infini, étouffant ainsi l’idée même de rupture.
Un gouvernement qui appliquerait effectivement un programme de rupture digne de ce nom serait immédiatement confronté à la riposte de la bourgeoisie internationale, notamment à travers l’Union Européenne. Il devrait donc protéger sa politique. Pas au nom de la nation, mais au nom d’une autre Europe à construire, une Europe dont sa politique donnerait un avant-goût aux autres peuples. Car c’est seulement au niveau du sous-continent qu’un programme écosocialiste digne de ce nom peut se déployer. A travers la mise sur pied de services publics européens de l’énergie, de l’eau, des transports. A travers une réorientation de l’industrie vers les besoins de ces services. A travers une gestion commune des ressources naturelles et une politique généreuse vis-à-vis du Sud. A cet égard, précisons qu’une politique protectrice vis-à-vis de l’extérieur n’est légitime que si et seulement si ce qui est protégé est bien le droit du monde du travail - à travers le gouvernement qu’il se sera donné - d’appliquer dans les faits une politique anticapitaliste contre ses propres exploiteurs, en appelant les travailleurs et travailleuses des autres pays à faire de même. Rien à voir avec le « protectionnisme social et écologique » qui vise en fait une alliance des exploité-e-s avec leurs exploiteurs - contre les autres peuples.
Le Manifeste du PG a raison de conclure (Thèse 18) que « Compte tenu de l’ampleur de son objectif, la remise en cause du modèle productiviste capitaliste ne peut résulter d’une simple alternance électorale et de décisions venues d’en haut ». Cette remise en cause n’est possible que par une mobilisation sociale en profondeur, couplée à une auto-organisation démocratique des luttes. Imposer le contrôle des salarié-e-s dans les entreprises, élire des comités de grève, occuper les entreprises en cas de grève, former des comités d’habitant-e-s qui exigent de déterminer eux-mêmes les critères et les priorités des municipalités, encourager les luttes de masse contre les projets technologiques délirants, favoriser partout les liens directs entre producteurs et consommateurs, pour se passer de la médiation du capital et du marché, apporter un plein appui à la lutte autonome des femmes et de tous les opprimé-e-s : telle est la voie à suivre.
Cette voie est longue et difficile, semée d’embûches. Mais il n’y a ni raccourci ni sauveur suprême. « Depuis longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement » (Marx). Cette chose aujourd’hui est l’écosocialisme, rêve d’une harmonie entre les êtres humains qui entretiendront collectivement le jardin de la Terre avec joie, prudence et responsabilité. La conscience de la possibilité concrète de cette chose ne peut se forger que dans l’action solidaire et sans frontières contre la catastrophe qui menace.
Daniel Tanuro