Car c’est bien la cohérence impitoyable de ce système qui rend indissociables à nos yeux les raisons de marcher dont témoigneront ce jour-là les sans-papiers (le départ depuis l’église Saint-Bernard est à cet égard emblématique), les Roms, tous les étrangers que leur situation « régulière » n’empêche pas pour autant de continuer à subir des discriminations dans tous les domaines (emploi, logement, école), tous les citoyenNEs solidaires des victimes de violences racistes, souvent policières, des morts aux frontières d’une Europe criminelle, des jeunes expulséEs du territoire et privéEs ainsi de scolarité, des réfugiéEs renvoyéEes dans des pays, où ils risquent de perdre la liberté ou la vie… En cours de route, ils/elles rencontreront la marche des chômeurs et précaires et s’arrêteront pour exprimer avec force à leurs côtés leur conscience aiguë des intérêts communs, voire de la communauté de destin des unEs et des autrEs. Ils/elles iront jusqu’à la place de la République, cette République qui refuse précisément de leur faire place.
Nous serons là pour manifester notre colère et réaffirmer notre volonté de marcher avec eux, hasta la victoria siempre.
Les articles de ce dossier sont des témoignages directs sur les raisons de marcher de 1983 qui demeurent largement celles d’aujourd’hui. Dans un esprit opposé à celui d’une commémoration à fin d’embaumement qui conviendrait bien à nos actuels gouvernants, ils nous invitent ainsi à repartir du bon pied avec une énergie nouvelle.
La marche doit continuer
Peut-être fallait-il oublier la Marche trente ans pour réaliser à quel point elle a compté dans le cœur de ceux qui l’ont faite. Nous, les marcheurs qui marchions kilomètre après kilomètre dans les intempéries, pour transmettre notre message de paix et d’égalité, et les habitants des villes traversées et de leurs grands ensembles urbains qui nous accueillaient avec ferveur après avoir tant attendu et si bien préparé notre arrivée.
Non assurément, aucun de ceux-là n’oubliera l’automne 1983 où chacun a cru que l’union et la détermination changeraient le quotidien des immigrés et de leurs enfants si maltraités jusqu’alors. Ce message était empreint de tant de soif de justice et de dignité qu’il résonna dans la France entière et même au-delà, loin des pas des marcheurs.
Un moment structurant de notre histoire
Le 3 décembre 1983, la France vibra tellement à l’unisson que cela suscita chez tous une pensée : « rien ne sera plus jamais comme avant ». Alors, emportés par l’énergie de la Marche, on organisa les Assises de l’immigration, on mit sur place Convergence 1984 pour transformer l’essai, on tenta laborieusement de coordonner le réseau national esquissé pendant la marche, on imagina Mémoire fertile. Puis tout se délita par manque de maturité du mouvement ou parce que le rouleau compresseur de SOS Racisme écrasa notre mouvement, ou les deux…
Et voilà que trente année après, tout converge pour faire revivre cet événement si important. On pourrait d’ailleurs se demander quels sont les différents intérêts en jeu, mais pour ne nous situer que du côté de notre mouvement, je dirai que cette unanimité à vouloir célébrer cet événement montre à quel point la Marche est un moment structurant de l’histoire des luttes et un mouvement à inscrire dans l’histoire de France elle-même.
Pour autant, il ne s’agirait pas d’oublier les résistances qui eurent lieu entre-temps, notamment le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), Résistance des banlieues, les différents mouvements des sans-papiers, les différentes luttes des sans en général, les forums sociaux, les états-généraux de l’immigration… C’est bien parce que beaucoup ont continué à marcher que l’on peut se rassembler à nouveau à l’occasion du trentenaire de la marche et tirer ensemble les leçons du passé pour construire l’avenir.
L’union est une nécessité
Deux constats dans les grandes lignes. D’une part, les habitants des quartiers populaires éprouvent très fortement un sentiment de réclusion et de de discrimination en tout genre. La réalité de ségrégation et de relégation de nombreux quartiers explique ce ressenti des populations. L’exclusion massive des jeunes et moins jeunes du marché du travail obérant toute possibilité d’insertion sociale, le retour en force des propos stigmatisant les quartiers, basés sur des analyses fallacieuses, jusqu’aux discours décomplexés ouvertement racistes et/ou cherchant à justifier l’exclusion de telle ou telle population, les Roms, les musulmans… Toutes choses qui impliquent plus que jamais une remobilisation de nos forces en faveur de l’égalité des droits et de la justice sociale.
D’autre part, les tentatives de division ou de dispersion des forces, dont l’union est pourtant nécessaire pour faire avancer nos revendications. Ainsi, l’appel à la manifestation du 30 novembre, alors qu’une centaine d’organisation ont signé l’appel à la manifestation du 7 décembre du collectif « égalité des droits / justice pour toutes et tous » est plutôt malvenu, car on sait bien la difficulté à mobiliser, et disperser les forces ne fait que les faire apparaître plus faibles. SOS Racisme avait récupéré la Marche après son succès en 1984. Cette fois, ils anticipent sur l’élan de remobilisation, dans le sillage de la célébration des trente ans de la Marche.
Les plus pauvres sont ciblés
Autres divisions internes, cette fois aux populations victimes des politiques publiques. Que l’on soit blanc, noir, ou entre les deux, ce sont les conditions sociales faites aux plus pauvres qui sont notre lot commun. Fanon disait : « Ce n’est pas parce que je suis noir que je suis discriminé, mais parce que je suis discriminé que je suis noir ». On pourrait dire de même que « c’est parce que la discrimination est massive dans les quartiers relégués que l’on est (vu comme) musulman ». Les musulmans d’Arabie saoudite, les femmes voilées qui viennent dépenser leur argent dans les boutiques de luxe des Champs-Elysées, ne gênent pas les pouvoirs publics, semble-t-il.
Ce que je souhaiterais dire à la jeune femme voilée avec qui nous avons travaillé main dans la main sur la question des discriminations à l’école le mois dernier, et qui a reproché la semaine suivante à une autre jeune femme croyante d’être une mauvaise musulmane au motif qu’elle n’était pas voilée, est qu’il y a trente ans, les femmes musulmanes ne portaient pas forcément le voile, et que sa grand-mère ne portait peut-être qu’un petit foulard sur la tête sans être une mauvaise musulmane. Respecter l’islam et les êtres dans leurs choix commencent par ne pas jeter l’opprobre sur ceux qui continuent de vivre leur foi de manière privée.
Face à ces constats, comment résister aux tentatives de divisions dont nous sommes tous les victimes est une question essentielle.
Marilaure Garcia-Mahé
Marcheuse en 1983 et auteure de En marche, roman qui met en scène deux jeunes filles parmi une dizaine de personnages clés de la Marche pour l’égalité. Romancé, son récit ne trahit jamais l’histoire (2013, Sokrys éditions, 13 euros).
(Titre et intertitres de la rédaction.)
Les femmes aux premiers rangs de la Marche
La Marche est née dans un contexte bien précis. À Radio Beur, nous recevions de nombreux témoignages sur la situation dans les quartiers. Cette radio jouissait d’une grande audience, surtout dans le public féminin en raison du programme musical et des émissions qui relataient la vie quotidienne des immigrés et de leurs enfants…
Le rôle de Radio Beur
Nous étions régulièrement sollicités pour rendre compte des événements souvent tragiques dans les cités : violences policières, crimes racistes, luttes quotidiennes sur les questions de logement ou de discriminations et mise en lumière des initiatives militantes ou festives des quartiers. C’est dans ce cadre que, Momo et moi, nous nous sommes rendus plusieurs fois dans la région lyonnaise en « reportage » pour rendre compte sur nos ondes de la grève de la faim des jeunes des Minguettes et du forum « justice pour la mort Wahid Hachichi » organisé à Vaulx-en-Velin. Nous y avons rencontré une partie des jeunes de SOS Avenir Minguettes et le père Delorme.
Dès qu’il y avait un affrontement ou un jeune mort dans les quartiers de la région parisienne, les gens venaient voir Radio Beur, et nous allions sur place pour enquêter sur les actes de violence subis par les jeunes hommes ou les affrontements avec la police, les bavures, les crimes racistes. Les jeunes nous interpellaient sur l’inégalité dans les décisions de justice : peines de prison fermes pour des vols d’autoradio et très souvent indulgence pour les meurtriers d’arabes, « tontons flingueurs » qui s’en tiraient souvent avec du sursis.
Le mouvement associatif s’organisait dans les quartiers contre les cités de transit et bidonvilles, et une volonté politique s’affirmait pour dénoncer le racisme et les discrimination et pour obtenir des droits politiques. Les jeunes aux Minguettes étaient dans un rapport violent avec la police : ils voulaient montrer à la société française qu’ils faisaient partie des réalités françaises, et qu’il fallait respecter leur intégrité physique et morale. L’été 83 avait été particulièrement meurtrier.
Le collectif parisien, plaque tournante de l’action
Au lancement de la marche, nous avons reçu une lettre de Delorme nous demandant de soutenir la Marche. À Radio Beur, nous avons été quelques-uns à soutenir tout de suite et à nous investir, en créant avec d’autres le collectif parisien composé de jeunes issus de l’immigration et indépendant des organisations politiques et antiracistes, pour bien montrer que nous voulions prendre nos affaires en main.
Ce collectif était plus politisé que le groupe des marcheurs, les relations étaient fraternelles. Cette grande confiance nous a permis de relayer leurs demandes pour l’arrivée à Paris, et nous dans le collectif, nous avions une dimension politique en définissant ce que nous entendions par égalité des droits. Au début, nous étions isolés et puis nous avons vu arriver les collectifs de banlieue au relais Ménilmontant. Bondy, Mantes-la-Jolie, Les Mureaux, Nanterre, La Courneuve, Trappes, Aulnay-sous-Bois… le mouvement s’étoffait. Des familles de victimes venaient à nos réunions et ont défilé le 3 décembre. Le collectif était devenu incontournable : nous étions parfois 40 à 50 lors des réunions.
Une marche et des collectifs où les femmes sont en pointe
Les femmes étaient très présentes (et cela ne posait aucun problème) au sein du collectif comme dans les luttes, car confrontées via leurs enfants aux violences, à l’injustice et aux discriminations. Comme c’est encore le cas aujourd’hui à Marseille, ce sont elles qui se sont regroupées en collectif. Que ce soit sur les crimes racistes, les bavures, la délinquance, la prison, la toxicomanie, ce sont les mères, les sœurs, les épouses qui se trouvaient sur le front. Elles prenaient en charge les manifs et les marches silencieuses, les parloirs en prison, les soins en cas de toxicomanies et la lutte contre les dealers, l’échec scolaire, etc.
À cette époque, l’association des mères victimes de crimes racistes et sécuritaires faisait régulièrement des marches place Vendôme [lieu du ministère de la Justice] pour demander justice pour leurs enfants quand leurs meurtriers ne prenaient que six mois avec sursis… Seuls les médias sont surpris, les gens qui connaissent les quartiers savent que les femmes dans les quartiers sont souvent des mères courage qui prennent à bras le corps les problèmes.
Il suffit d’aller voir les cortèges du DAL aujourd’hui place de la République ou suite aux émeutes de 2005 pour mesurer le poids et le rôle des femmes. Ce sont elles aussi qui se sont le plus engagées en politique, via les conseils municipaux, certes à des postes souvent modestes, mais ce sont elles qui gardent souvent de la cohésion dans les quartiers et qui animent toute vie sociale.
Kaïssa Titous
Militante du collectif jeunes qui a organisé l’arrivée à Paris de la Marche le 3 décembre 1983. Puis présidente de Radio Beur et membre du bureau national de SOS Racisme, avant de quitter cette association avec fracas. Elle a également été directrice de campagne du candidat Juquin lors des présidentielles de 1988.
1983-2013 : LCR-JCR, NPA, 30 ans au cœur du combat antiraciste
1983. C’est sans hésitation aucune et loin de toute schizophrénie entre engagement antiraciste et militantisme révolutionnaire que les militantEs des JCR et de la LCR se sont engagéEs dans le soutien à la Marche pour l’égalité et contre le racisme organisée à l’initiative de jeunes des Minguettes.
Ainsi, à Paris, ce sont au moins six ou sept militantEs, de toutes origines (algérienne, vietnamienne, kanak, espagnole, italienne ou hexagonale), qui participent régulièrement aux activités du collectif parisien qui prépare dès septembre-octobre 1983 l’arrivée de la marche.
Les militantEs de province ne sont pas en reste. Le réseau national que constituent les fédérations locales de la LCR, ainsi que la présence des militantEs révolutionnaires dans la plupart des organisations antiracistes (FASTI, MRAP, LDH, associations de travailleurs immigrés) et syndicales (CGT, CFDT, FEN) va jouer un rôle majeur dans la popularisation de la Marche à travers tout le pays.
Gouvernements de gauche ou de droite, on ne transige pas !
Dès sa fondation, soucieuse de ne pas se cantonner à un discours abstrait sur la solidarité de classe entre travailleurs français et immigrés, la LCR (créée après la dissolution de la Ligue communiste au lendemain de la manifestation antinazie du 21 juin 1973) s’engage dans les différentes structures qui incarnent le mouvement antiraciste et va porter inlassablement les revendications concrètes émanant de celui-ci.
Après la marche de 1983, la LCR et les JCR continueront de contribuer tant aux luttes locales qu’aux initiatives nationales comme les marches de 1984 (en particulier Convergence 84). À partir de 1985, les militantEs de la LCR s’investiront également sans compter dans le développement de SOS Racisme, ce qui n’est pas été sans débats internes parfois tendus.
La période 1983-2013 a été marquée au plan politique par de nombreuses situations dites d’alternance ou de cohabitation. La LCR n’a jamais été de ceux dont l’ardeur s’affaiblissait brutalement du jour au lendemain par le simple fait qu’un gouvernement de gauche remplaçait un gouvernement de droite sans que rien ne change.
Contre toutes les formes de racisme
Soutien à la grève des éboueurs en 1982 (une des premières grèves importante de l’ère Mitterrand), défense des travailleurs de Talbot à Poissy en 1983 contre les insultes de Pierre Mauroy, des sans-papiers en lutte pour leur régularisation contre Jean-Louis Debré (comme à l’église Saint-Bernard en 1996), lutte contre le couvre-feu imposé par Sarkozy lors de la révolte des banlieues en 2005, soutien actuel aux sans-papierEs et aux Roms traquéEs par Manuel Valls, aux luttes des quartiers, combat continu contre la montée du FN… La LCR hier et le NPA aujourd’hui, maintiennent le cap : lutter contre le racisme et pour la solidarité entre travailleurEs français et immigrés, combat inséparable de la lutte contre le capitalisme et pour l’émancipation des travailleurs.
Car, pour la LCR puis le NPA, le combat contre le racisme est bien plus qu’une simple posture morale ou une simple défense de revendications partielles. C’est d’abord parce que le racisme, le sexisme et autres discriminations sont parmi les instruments les plus puissants et les plus insidieux de la domination capitaliste, que le NPA, qui lutte pour mettre fin à toutes les oppressions et à l’exploitation, est résolument engagé dans la lutte contre toutes les formes de racisme. Et, pour le combattre résolument, il faut s’attaquer à ses causes profondes.
Aujourd’hui, cela signifie qu’au lieu de ramper devant les dirigeants du CAC40, comme le fait le gouvernement Hollande, il faut s’attaquer aux intérêts du patronat et à sa soif de profits qui plongent des millions de gens dans la précarité, le chômage, la misère et le désarroi créant ainsi le terreau de la haine.
Mohamed Kerkache
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Dossier réalisé par la commission quartiers populaires du NPA