Depuis des mois, l’affaire semblait entendue : Michèle Bachelet serait la prochaine présidente de la République, initiant ainsi un second mandat après quatre années du gouvernement de Sebastián Piñera, entrepreneur multimillionnaire, regroupant derrière lui droite libérale et ex-partisans du dictateur Pinochet. Finalement, Bachelet devra attendre le 15 décembre prochain et un deuxième tour pour savourer sa victoire, mais les plus de trois millions de voix qu’elle engrange (presque 47% des votes), lui donnent une longueur d’avance écrasante face à sa principale adversaire, Evelyn Matthei (25% des voix). De plus, les élections parlementaires lui offrent la majorité au sein des deux chambres du congrès.
Social-libéralisme, abstention massive et intégration du PC
Alors que la droite est au pouvoir depuis 2010, la campagne de Matthei a été un large fiasco. Après plusieurs erreurs de « castings » dans la sélection des candidats, c’est finalement cette ministre de Piñera, fille d’un général de la dictature, qui a déployé jusqu’à la lie un discours catholique ultra-conservateur. En face, Bachelet, dotée d’un budget de campagne démesuré et du large soutien des classes dominantes, est revenue des Etats-Unis (où elle dirigeait « ONU Femmes »), avec une popularité incontestée. Gommant au passage le fait qu’elle est le plus pur produit de la Concertation, coalition de sociaux-libéraux et démocrate-chrétiens, qui a dominé la vie politique pendant 20 ans (1990-2010) et approfondit le modèle néolibéral forgé en dictature (1973-1989). Les communistes ont pourtant choisi d’intégrer la coalition, rebaptisée « nouvelle majorité » pour l’occasion, et appelé à voter dés le premier tour pour Bachelet. Ils ont ainsi pu bénéficier de quelques circonscriptions leur permettant de doubler le nombre de leurs députés (avec 6 sièges). Parmi ceux-ci l’ex-dirigeante des jeunesses communistes, Karol Cariola ou encore la leader étudiante, Camila Vallejo. Mais au prix fort : malgré le mécontentement de nombreux militant-e-s, le parti redore le blason de la Concertation, jusque là dénoncée comme un instrument du capitalisme et devient une sorte de faire valoir « de gauche » du futur gouvernement au sein des syndicats (dont la CUT, dirigée par une militante communiste)…
Néanmoins, la majorité des classes populaires ne se sent pas représentée par Bachelet et un système institutionnel façonné par la dictature. Sur les quelque 13 millions d’électeurs et alors qu’une récente modification électorale a abolit le vote obligatoire, seuls 50% se sont déplacés aux urnes : un record historique ! Si certains secteurs militants ont appelé consciemment à la « grève électorale », c’est surtout l’apathie et le désenchantement qui dominent encore, dans une société marquée par l’atomisation néolibérale. C’est également ce que confirme le résultat -marginal- des candidatures à gauche. Sur les neuf candidats, deux ont tenté de mettre en avant un discours anti-néolibéral, revendiquant un programme de rupture avec le consensus établi. Marcel Claude, économiste présenté par le Parti Humaniste, et soutenu par un mouvement large regroupant notamment plusieurs petits collectifs issus de l’extrême-gauche, ne rassemble que 180.000 voix (2,8%), malgré une percée médiatique réussie. Quant à Roxana Miranda, du Parti Egalité, elle a su incarner l’irruption d’une femme combative et décidée, issu du peuple et des quartiers pauvres. Mais son discours de dignité, ouvertement anticapitaliste, n’a pas percé (1,2%).
Le spectre des luttes
Cependant, la conjoncture pourrait être agitée dans les mois qui viennent. Les années précédentes ont été celles de grandes mobilisations : luttes massives des étudiants, grèves des salariés de plusieurs secteurs, luttes écologistes et régionalistes. Il y a bien un réveil de celles et ceux « d’en bas », avec en ligne de mire l’héritage de la dictature. Bachelet a d’ailleurs dû tenir compte de l’irruption des thématiques imposées par le mouvement social. Ainsi est apparu dans son programme, le retour « graduel » à la gratuité dans les universités subventionnées par l’Etat, la reforme fiscale et la réforme de la constitution (mais sans s’engager en faveur d’une assemblée constituante), la création d’une caisse de retraite étatique ou encore le mariage pour tous. Une manière aussi d’anticiper de futures mobilisations : à tel point que les principaux représentants du patronat ont applaudi. A 40 ans du coup d’Etat, « tout changer pour ne rien changer » ? A moins qu’un troisième tour social ne vienne, à nouveau, remettre les ruptures anticapitalistes à l’ordre du jour.
Franck Gaudichaud depuis Santiago du Chili