Il convient d’éviter les explications mécaniques en termes de flux et de reflux ou en termes de simple gestion tactique (« plus efficace ») des contestations par le pouvoir. Certes celui-ci, en évitant une répression frontale, en opérant certaines concessions formelles vis-à-vis du mouvement syndical et en prenant l’initiative d’une réforme constitutionnelle et de nouvelles élections, a pu restreindre la charge explosive du M20F (le Mouvement du 20 Février).
Ce dernier, à son tour, investi par des forces organisées hétérogènes qui ne prônaient pas une rupture radicale et un affrontement global ou étaient en incapacité de le faire, n’a pu déployer une stratégie de lutte à même de transformer les rapports de forces et de cristalliser une crise politique ouverte. Mais au-delà de ces constats, la question est de savoir pourquoi il n’ y a pas eu de mouvement populaire qui déborde les organisations et d’où viennent les capacités d’ajustement du pouvoir ou, dit autrement, quels sont les « ressources de domination » qui ont permis d’absorber la plus importante contestation depuis l’indépendance. Cet élément est important et permet de prendre une distance par rapport à l’analyse qui considère la région comme un tout homogène ou une simple chaîne de dominos.
D’une manière schématique, le pouvoir présente plusieurs particularités. Il a une épaisseur historique : le « makhzen » est une forme de domination politique qui a accumulé un « savoir-faire » dans les gestions des dissidences depuis le XIXe siècle et qui a été préservé et renforcé par la colonisation. Il s’est appuyé sur une combinaison de violence et d’allégeances, imposant à la fois la crainte et la soumission. L’ensemble de la politique économique, au-delà de ses variations depuis l’indépendance, est resté structurée par les besoins de légitimation sociale et politique du pouvoir, y compris dans le processus d’intégration poussée à la mondialisation capitaliste.
Loin d’être un simple appui à la consolidation du capitalisme privé local et international et d’une prédation patrimoniale, le pouvoir a su construire un clientélisme d’Etat tentaculaire, qui traverse l’ensemble des couches sociales, mais aussi mettre en œuvre une double légitimité. Celle qui plonge ses racines dans l’univers précapitaliste, mettant en avant une sacralité religieuse et symbolique du pouvoir, mais aussi celle qui use des registres de la « modernité » derrière la consécration d’un multipartisme contrôlé et d’une façade démocratique.
Cette dernière, loin d’être un simple décor pour la dictature, est un moyen de cooptation et de renouvellement permanent des élites politiques, culturelles, civiles qui servent de médiation vis-à-vis du corps social. Ainsi contrairement à la Tunisie ou l’Égypte, où les pouvoirs avaient fait le vide autour d’eux, au Maroc, le pouvoir gouverne à la fois par ses propres moyens mais aussi à travers les partis, les syndicats, les associations. Et dans le contexte de la contestation, il a su s’appuyer à la fois sur des relais traditionnels (par exemple des confréries religieuses soufies puissantes) et sur des relais modernes pour faire « tampon », y compris l’ambassade de France !
Nous avons affaire à un Etat dont les forteresses ou les cuirasses sont multiples et à la réalité d’un pouvoir qui est à la fois au-dessus et dans la société. Sans doute les transformations sociales et l’impact combiné d’un système de prédation et des effets structurels de la crise économique, tout comme les changements en cours dans la région, sont-ils en train de bouleverser les équilibres sur lequel le pouvoir s’est construit, sur la longue durée. Mais ces transformations n’aboutissent pas encore à l’affirmation d’une nouvelle capacité de contestation hégémonique et à porter les nouvelles dynamiques de luttes à un seuil qualitatif. Même si l’on ne peut exclure des accélérations, nous sommes confrontés à un processus lent de délégitimation du pouvoir et à une érosion de ses capacités de contrôle, plutôt qu’à un scénario d’effondrement brutal et rapide.
Chawqui Lofti