La française GDF-Suez, les allemandes EON et RWE, les espagnoles Gas Natural Fenosa et Iberdrola, les italiens ENI et Enel, le néerlandais Gas Terra et le suédois Vattenfallt représentent approximativement la moitié de la capacité installée dans l’Union. En leur nom, Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez, a déclaré : « Nous devons réduire le rythme auquel l’Europe installe des parcs éoliens et des panneaux solaires. Actuellement, il est insoutenable ».
Moins de renouvelables SVP
L’argumentation est la suivante : le marché est en surcapacité, la chute de la demande depuis 2008 a fait baisser les prix de gros de moitié (pas les prix aux consommateurs !), le solaire et l’éolien sont en passe de devenir compétitifs… Inutile donc de les subventionner pour rajouter encore des capacités en renouvelables, car cela réduit la rentabilité des centrales électriques au charbon et au gaz… et nucléaires.
M. Mestrallet et ses amis omettent de mentionner que, en réalité, les énergies fossiles et nucléaire sont subventionnées plus généreusement que les renouvelables. Selon la Commission Européenne, en 2011, les renouvelables ont reçu 30 milliards d’Euros de subsides, les fossiles 26 milliards et le nucléaire 35. Concernant les fossiles, il convient d’ajouter les « externalités » supportées par la collectivité (les dépenses de santé dues à la pollution, notamment), qui se montent à 40 milliards d’Euros. Au total donc : 66 milliards pour le charbon, le pétrole et le gaz ! [2]
Les géants de l’énergie fossile dénoncent le fait que l’Europe « n’a pas de politique énergétique claire, prévisible et objective, fondée sur une réglementation stable ». Pour Gérard Mestrallet, « la politique énergétique européenne va droit dans le mur » car l’approvisionnement n’est plus garanti, les émissions de CO2 sont en hausse et les factures également. Et le patron de GDF-Suez de plaider pour un « changement radical de la politique énergétique européenne ».
Cette argumentation ne tient pas debout : 1°) comment l’approvisionnement peut-il être menacé s’il y a surcapacité ? 2°) comment le fait de réduire l’offre de courant ferait-il baisser les prix aux consommateurs ? 3°) comment un coup de frein au déploiement des renouvelables permettrait-il de réduire les émissions de gaz à effet de serre ?
De quoi se plaignent-ils ?
Contrairement à ce qu’affirment les patrons de l’énergie, l’Europe a une politique énergétique « claire et prévisible ». Résumée dans le « paquet énergie-climat », elle a pour objectifs d’ici 2020 : 20% de réduction des émissions de gaz à effet de serre, 20% de hausse de l’efficience énergétique et 20% de renouvelables dans le mix énergétique (dont 10% d’agrocarburants dans les transports).
Le « paquet énergie climat » n’a pas pour but premier d’éviter une catastrophe climatique, mais d’aider l’industrie européenne à conquérir le leadership sur le marché des technologies vertes. Le calcul est le suivant : les réserves fossiles s’épuisent, l’avenir est aux renouvelables (et au nucléaire), si l’Europe assied sa suprématie dans ce domaine, elle a une chance de conquérir une position de force face à ses concurrents…
Cette politique est à combattre d’un point de vue écosocialiste. En effet, elle est à la fois socialement injuste – cadeaux aux entreprises, aux spéculateurs et aux riches, hausse des prix de l’électricité, certificats verts (ou systèmes équivalents) payés par la collectivité, hausse des prix des produits agricoles – et écologiquement inefficace, voire nuisible – fuites de carbone dues aux achats de crédits générés par le Mécanisme de Développement Propre [3], objectifs très insuffisants en matière de réduction d’émissions (il faudrait au moins 30%, et plutôt 40% d’ici 2020), accélération de la déforestation au Sud par suite de l’importation d’agrocarburants,…
Le moins qu’on puisse dire est que les géants de l’énergie ont grassement profité de la politique climatique de l’UE. Ils ont notamment reçu des quantités de droits d’émission de CO2 très supérieures à leurs émissions effectives, de sorte qu’ils ont pu vendre les excédents sur le marché du carbone. Ils ont même facturé aux consommateurs le prix de ces droits, alors que ceux-ci ne leur avaient rien coûté !
Nouvelle donne
Dès lors, pourquoi GDF, ENI, EON et les autres se rebellent-ils maintenant contre la politique européenne, au point de manifester publiquement leurs griefs ? Parce que la donne a changé. Certes, la stratégie énergétique de l’UE reste valable à long terme, car les ressources fossiles sont épuisables. Mais à court terme, le capitalisme étasunien a renversé la situation à son avantage.
Grâce à l’exploitation débridée des gaz de schiste, aux schistes bitumineux importés du Canada, aux nouvelles technologies d’extraction pétrolière et à l’éthanol de maïs, les USA sont redevenus une puissance énergétique. Leur dépendance au pétrole importé du Proche-Orient a diminué radicalement, ils sont devenus en 2010 le premier producteur mondial de gaz – devant la Russie, et pourraient même devenir d’ici 2030 le premier producteur de pétrole – devant l’Arabie saoudite !
Selon l’Agence Internationale de l’Energie, la facture de gaz des entreprises américaines ne représenterait, à consommation égale, qu’un tiers de celle de leurs concurrentes européennes. Quant à leur facture d’électricité, elle serait deux fois plus faible qu’en France et qu’au Royaume-Uni et trois fois moins importante qu’au Japon [4].
Ces chiffres sont contestables : selon une analyse de Reporterre, la baisse du prix du gaz n’est en réalité que de l’ordre de 30%. Même pas suffisante pour compenser la hausse de celui du charbon. « Au mieux, l’exploitation des gaz non-conventionnels a permis de limiter la hausse globale du prix de l’énergie » [5], conclut Reporterre.
L’avantage compétitif, en particulier pour certains secteurs industriels (chimie, pétrochimie et métallurgie) est cependant significatif. C’est pourquoi le patronat européen plaide pour que l’Union supprime toutes les entraves à l’exploitation du gaz de schiste. Le Conseil Européen de l’Industrie Chimique est particulièrement mobilisé sur le sujet [6]. GDF-Suez investit dans la prospection du gaz de schiste en Grande-Bretagne, et cible la Pologne ainsi que l’Allemagne [7].
Manipuler l’opinion
Pourquoi ces grands patrons recourent-ils à une conférence de presse, alors qu’ils ont leurs entrées auprès de la Commission et des gouvernements ? Parce qu’une lutte de concurrence les oppose aux capitalistes des secteurs verts. Dans ce contexte, les « PDG fossiles » veulent améliorer leur rapport de forces en manipulant l’opinion publique. Autour de deux promesses : la baisse des prix et la création d’emplois. Ces deux promesses sont fallacieuses.
En ce qui les prix du gaz, il convient de souligner que sa baisse aux Etats-Unis n’a bénéficié qu’aux entreprises. Les particuliers ne paient pas moins cher qu’avant, et subissent tous les inconvénients de la pollution de l’eau, de l’air et de la destruction des paysages.
Comme l’emploi a augmenté outre-Atlantique par suite de la relance de l’économie, les « PDG fossiles » tentent de rallier les organisations syndicales : « L’absence d’une bonne politique énergétique empêche l’industrie européenne de réaliser son potentiel comme source de croissance et d’emploi ».
Et les syndicats ?
Les organisations de travailleur-euse-s se laisseront attirer dans ce piège ? Ce n’est malheureusement pas exclu. Si les syndicats polonais sont opposés au gaz de schiste (pour des raisons ambiguës), en France, la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC se sont accordées avec le MEDEF pour estimer que les réflexions en cours sur la politique énergétique « ne sauraient exclure le gaz de schiste » [8]…
Une vraie transition vers les renouvelables créera infiniment plus d’emplois que la relance capitaliste qui découlerait éventuellement (c’est loin d’être acquis !) de la nouvelle politique énergétique exigée par les patrons du complexe industriel fossile. Mais cette vraie transition nécessite un plan articulant une série de réformes de structures anticapitalistes : expropriation du secteur de l’énergie et de celui de la finance, suppression des productions inutiles et nuisibles avec reconversion des salarié-e-s, plan public d’isolation des logements, agriculture paysanne organique au lieu de l’agrobusiness, développement des transports publics, réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, etc.
Or, en dépit de leurs professions de foi en faveur du développement durable et de la « transition juste », les directions des organisations syndicales, un peu partout en Europe, acceptent en pratique de discuter de la politique énergétique… dans le cadre du débat sur l’amélioration de la compétitivité de l’économie… Disons-le tout net : poursuivre dans cette voie reviendrait à se faire les complices du système capitaliste au moment où celui-ci menace la planète d’une catastrophe climatique de très grande ampleur, aux conséquences sociales terribles.
Daniel Tanuro