Dans notre Europe de la conscience homogénéisée, du consensus confus, de la raison d’État triomphante, toute idée de rupture avec l’ordre meurtrier du monde relève de l’utopie et même, plus communément, du délire. Un révolutionnaire, chez nous, est considéré au mieux comme un original sympathique, une sorte de clochard de l’esprit, un illuminé inoffensif, un marginal pittoresque, au pire comme un inquiétant trublion, un déviant, un fou. Les oligarchies du capital financier globalisé gouvernent la planète. Leur idéologie légitimatrice : un économisme rigoureux, un chauvinisme fanfaron, une doctrine des droits de l’homme à usage discriminatoire. J’exagère ? Les États-Unis, la France, la Belgique, l’Angleterre, la Suisse et bien d’autres États occidentaux abritent à l’intérieur de leurs frontières des démocraties réelles, vivantes, respectueuses des libertés et des revendications au bonheur de leurs citoyens. Mais dans leurs empires néocoloniaux, face aux peuples périphériques qu’elles dominent, ces mêmes démocraties occidentales pratiquent ce que Maurice Duverger appelle le fascisme extérieur : dans nombre de pays de l’hémisphère sud, depuis près de cinquante ans, tous les indicateurs sociaux (sauf l’indicateur démographique) sont négatifs. La sous-alimentation, la misère, l’analphabétisme, le chômage chronique, les maladies endémiques, la destruction familiale sont les conséquences directes des termes inégaux de l’échange, de la tyrannie de la dette. Les démocraties occidentales pratiquent le génocide par indifférence. Régis Debray constate : « Il faut des esclaves aux hommes libres. » [1] La fragile prospérité de l’Occident est à ce prix !
Les peuples des pays pauvres se tuent au travail pour financer le développement des pays riches. Le Sud finance le Nord, et notamment les classes dominantes des pays du Nord. Le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud est aujourd’hui le garrot de la dette.
Les flux de capitaux Sud-Nord sont excédentaires par rapport aux flux Nord-Sud. Les pays pauvres versent annuellement aux classes dirigeantes des pays riches beaucoup plus d’argent qu’ils n’en reçoivent d’elles sous forme d’investissements, de crédits de coopération, d’aide humanitaire ou d’aide dite au développement.
Point n’est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour asservir et soumettre les peuples. La dette, aujourd’hui, fait l’affaire.
La dette extérieure constitue une arme de destruction massive. Elle soumet les peuples, détruit leurs velléités d’indépendance, assure la permanence de la domination planétaire des oligarchies du capital financier.
En 2013, toutes les cinq secondes un enfant en dessous de dix ans meurt de faim. 57’000 êtres humains périssent chaque jour par la faim. Près de 1 milliard des 7 milliards d’êtres humains que nous sommes souffrent de sous-alimentation permanente et grave. Cela se passe sur une planète qui pourrait, selon la FAO, nourrir normalement (2200 kilocalories individu adulte par jour) 12 milliards d’êtres humains.
L’Afrique est le continent qui – au prorata de sa population – compte le plus grand nombre d’affamés : 36,2% en 2012. En chiffre absolu c’est l’Asie qui l’emporte dans ce dramatique décompte. Le garrot de la dette extérieure empêche les pays les plus démunis de réaliser les investissements minima dont leur agriculture a urgemment besoin.
Les 54 États d’Afrique, dont 37 sont des pays presque purement agricoles, aux terres vastes et fertiles, sous-peuplées, ont dû importer en 2012 pour 24 milliards de dollars de nourriture du fait de l’absence d’investissements dans l’agriculture. Les semences sélectionnées, les engrais minéraux, les engrais animaliers font défaut, 250 000 animaux de trait sur le continent et moins de 85 000 tracteurs. La houe et la machette restent en 2013 encore les principaux outils de production.
Seules 3,8% des terres arables au sud du Sahara sont irriguées. Le reste relève de l’agriculture de pluie, avec tous les risques meurtriers que les aléas du climat impliquent.
Le FMI administre la dette des pays pauvres.
Les mercenaires du FMI sont les sapeurs-pompiers du système financier mondial. A l’occasion, ils n’hésitent pas à se faire pyromanes…
En temps de crise aiguë, intervenant sur des places financières exotiques, ils veillent ainsi avant tout à ce qu’aucun spéculateur international ne perde sa mise initiale. The Economist, qui n’est pas exactement un brûlot d’extrême gauche, écrit : « … So when sceptics accuse rich country governments of beeing mainly concerned with bailing out western banks when financial crisis strikes in the world, they have a point » (« Quand certains esprits sceptiques accusent les gouvernements des pays riches d’être avant tout désireux d’éviter des pertes aux banques occidentales lors des crises, ils ont raison. ») [2].
Pour le maintien, la reproduction, le renforcement de cet ordre cannibale du monde, Jacques De Groote joue depuis des décennies un rôle-clé : comme directeur exécutif du FMI, directeur de la Banque mondiale, conseiller du prédateur Joseph Désiré Mobutu, etc.
De Groote est aujourd’hui devant la Cour pénale de la Confédération helvétique à Bellinzone avec six coaccusés tchèques pour, selon l’acte d’accusation du Ministère public fédéral, « blanchiment d’argent aggravé et escroquerie ».
De la carrière tumultueuse, sulfureuse, de Jacques De Groote, Éric Toussaint a fait un livre fascinant, à l’écriture brillante, à la documentation fouillée et précise.
Éric Toussaint est un auteur mondialement connu et un conseiller recherché précisément par les gouvernements nombreux qui cherchent à se défaire de leurs dettes « odieuses ». Ses ouvrages scientifiques font autorité dans le monde entier, y compris auprès du FMI et de la Banque mondiale. La bourse ou la vie. La finance contre les peuples (1998), 60 questions, 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale (2002, rééd. 2008), Banque mondiale : le coup d’État permanent. L’agenda caché du consensus de Washington (2006), La dette ou la vie (2011), etc. sont des ouvrages indispensables pour comprendre le fonctionnement du présent ordre économique planétaire mis en place par les oligarchies du capital financier.
Dans cette œuvre scientifique riche et foisonnante, Procès d’un homme exemplaire occupe une place à part. Jean-Paul Sartre, pour le travail intellectuel, établissait une distinction entre les œuvres scientifiques, analytiques, d’érudition, et les « livres d’intervention ». Dans ces derniers, le chercheur se mue en lanceur d’alerte. Procès d’un homme exemplaire est un livre d’intervention.
Au moment où j’écris ces lignes, le verdict de la Cour pénale de Bellinzone n’est pas encore connu. Il faut donc à l’égard de Jacques De Groote – et même si cela paraît difficile – respecter scrupuleusement la présomption d’innocence.
Le livre d’Éric Toussaint pose néanmoins dès à présent des questions inquiétantes. Comment un personnage comme De Groote a-t-il pu pendant plus de vingt ans poursuivre impunément au sein du FMI et de la Banque mondiale ses contestables activités ? De quelles protections, de quelles complicités a-t-il joui ?
Ce formidable livre y répond.
Jean Ziegler