Près de 19.000 morts ou disparus, 150.000 résidents de la région de Fukushima contraints de fuir (la plupart d’entre eux n’ont toujours pas pu regagner leur domicile) alors que l’évaluation des dégâts environnementaux et sociaux de la catastrophe nucléaire en est toujours à ses débuts — le séisme et le tsunami de 2011 ont provoqué des ravages indicibles au Japon. Les structures de la centrale nucléaire Fukushima Daiichi ont été endommagées à la suite du tremblement de terre et les radiations ont encore aggravé sa situation désespérée. L’avenir n’est guerre réjouissant : un rapport souligne que « le niveau du césium radioactif dans les feuilles de tabac séchées récoltées dans la préfecture de Fukushima dépassent les normes de Japan Tobacco Inc. » [1], des niveaux de césium dépassant les limites ont été trouvés dans la viande de bœuf de Miyagi [2] tandis que les anomalies observées sur des papillons collectés autour du Fukushima suggèrent que le rayonnement est à l’origine des mutations [3]. Le stress et les perturbations provoqués par les répliques du séisme au cours de la première moitié de l’année 2011, l’incertitude persistante concernant la sécurité alimentaire, les radiations et les déplacements de la population révèlent les problèmes criants de la société japonaise.
Si le séisme et le tsunami sont des catastrophes naturelles, il n’y a rien de naturel dans leur impact social. La réaction désordonnée, chaotique et parfois insensible tant du gouvernement japonais que de la Tokyo Electric Power Company (Tepco) a montré à la population leurs priorités et leurs principes. La catastrophe a provoqué une crise de la classe dirigeante japonaise et a suscité des mouvements de protestation atteignant un niveau que le Japon n’a pas connu depuis des décennies. Les conséquences de la catastrophe nucléaire ont percuté une société déjà mise à rude épreuve par deux décennies de stagnation économique. Le manque de logements provoqué par l’évacuation de la population a aggravé la crise du logement, chronique et cachée. Le mouvement contre le nucléaire a ainsi une signification au-delà de ses objectifs immédiats : il a agi comme un catalyseur du mécontentement autour d’une série de questions sociales et il pourrait développer une énergie anticapitaliste bien plus large. Ce mouvement est confronté à d’énormes problèmes — d’organisation, de perspectives, d’analyse et de direction. Mais il représente une chance, que le mouvement ouvrier et la gauche n’avaient pas eu depuis les années 1960. Cette lutte bénéficie de peu d’intérêt médiatique et mérite d’être mieux connue.
Cet article décrit l’impact politique du séisme et de la catastrophe nucléaire ainsi que le mouvement de protestation émergeant et se penche sur les perspectives et quelques-uns des défis auxquels le mouvement antinucléaire au Japon est confronté. Nous avons puisé, autant que possible, dans les sources japonaises en vue de rendre audibles certaines voix du mouvement de protestation et faire partager l’intérêt passionnant de cette campagne.
Une tragédie qui aurait pu être évitée
« C’est un crime et les membres du gouvernement qui ont pris cette décision devraient être emprisonnés. » C’est ainsi que l’agriculteur Ito Noboyoshi a résumé la situation, parlant au journaliste David McNeill, un an après la catastrophe. Il vit dans le petit village d’Iitate, à quelque 40 km de la centrale de Fukushima. Les 14 et 15 mars 2011, l’irradiation y a provoqué de très graves dégâts. « Il a plu pendant les nuits et la pluie a fait descendre le rayonnement sur nous », racontait Ito à McNeill. « Le gouvernement a retardé la publication des données qui indiquaient le cheminement des rayonnements, dont la connaissance auraient permis de sauver beaucoup de gens qui ont subi cette forte exposition. Des centaines de familles avaient été évacués dans les zones les plus irradiées, sans le savoir. » [4] De telles histoires abondent.
Après avoir passé des mois à prétendre que rien n’aurait pu être fait pour protéger sa centrale des effets du séisme, en octobre 2012 Tepco a été forcé d’admettre que sa direction savait qu’il était nécessaire de réaliser des travaux pour améliorer la sécurité, mais avait omis d’agir. La raison ? Les administrateurs de la compagnie craignaient que la reconnaissance des problèmes de sécurité provoque des poursuites judiciaires. Ne voulant pas inquiéter la population dans les zones où ses centrales sont situées, en révélant les infractions à la sécurité, la compagnie a choisi d’étouffer ses données. Selon les propres termes de Tepco : « Si la compagnie mettait en application un plan pour faire face à un grave accident, notre inquiétude était de susciter l’anxiété dans tout le pays et dans les communautés proches des centrales nucléaires, ce qui donnerait de l’élan au mouvement antinucléaire. » [5]
Des années durant, les enquêtes des journalistes et des militants avaient mis en garde en ce qui concerne les problèmes de sécurité des centrales nucléaires, mais les grands médias ont fait le choix de ne pas les rendre publics et de s’aligner sur la position du gouvernement et de la compagnie. Le chercheur Onda Katsunobu a publié en 2007 un livre intitulé Tepco’s Dark Empire (le sombre empire de Tepco), énumérant les failles de sécurité, les dissimulations et les actes de corruption de la compagnie. Durant quatre ans, cette enquête a été ignorée. Bien avant le séisme, il y avait beaucoup d’autres indices des dangers que l’industrie nucléaire faisait courir à la population en cas de tremblement de terre. En 1996, le livre de Fujita Yuuko, Silent Killer (le tueur silencieux), présentait les énormes dangers pour la santé auxquels Tepco exposait ses salariés, en racontant la vie de Shimahashi Noboyuki, mort de leucémie à 29 ans en raison de l’exposition aux radiations durant son travail [6]. Les patrons, qui affirment maintenant qu’ils ne pouvaient pas savoir ce qui pouvait arriver, mentent et ils le savent. Ce qui aujourd’hui est nouveau, c’est que la population le sait également.
La privatisation des profits et la socialisation des pertes par le capitalisme est confirmée au Japon de manière cruelle. Plus d’une centaine de milliers de personnes privées de logement, de nombreux salariés de Tepco exposés à des maladies potentiellement mortelles, les radiations ruinant le gagne-pain de milliers de petits paysans et tous les moyens de la vie déracinés et détruits — tout ça parce que la compagnie d’électricité privilégie ses propres intérêts à court terme contre la sécurité de la population.
A chaque nouvelle révélation sur l’incompétence et l’insouciance de Tepco, le mécontentement populaire a augmenté. Signe d’inquiétude du gouvernement japonais devant cette monté de sentiments critiques, le Parlement a ordonné pour la première fois de son histoire la réalisation d’un rapport indépendant. La commission mise en place dans ce but n’était nullement composé de radicaux et n’était pas non plus la représentation du mécontentement populaire croissant. Elle était constituée de personnalités établies, des scientifiques et des fonctionnaires afin que la classe dirigeante puisse espérer que l’affaire était « dans les mains sûres de ses pairs ». Ses conclusions, publiées en juillet 2012, sont accablantes.
La déclaration de son président, Kiyoshi Kurokawa, indique à quel point le monde officiel a été discrédité : « Le séisme et le tsunami du 11 mars 2011 étaient des catastrophes naturelles dont la magnitude a choqué le monde entier. Bien que déclenché par ces événements, l’accident survenu à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ne peut être considéré comme un désastre naturel. C’est une catastrophe provoquée par des humains — qui aurait pu être évitée et aurait dû être prévue et empêchée. Et ses effets pouvaient être atténués par une réponse humaine plus efficace (…). Notre rapport énumère une multitude d’erreurs et de négligences volontaires qui ont fait que la centrale de Fukushima n’était pas préparée aux événements du 11 mars. Il examine également les sérieuses lacunes dans la manière dont Tepco, les autorités de surveillance et le gouvernement ont réagi à l’accident. » [7]
Le rapport poursuit en tentant de dissoudre ces « négligences volontaires » dans la « culture japonaise » en général, mais les faits parlent d’eux-mêmes : la culture d’entreprise, l’atmosphère d’étouffement créé par la soumission et l’intimidation au sein des grandes entreprises, sont loin d’être une spécificité japonaise.
Négligence corporatiste et solidarité de la classe ouvrière
Au cours des jours et des semaines qui ont suivi le séisme, la survie était à l’ordre du jour. C’est au sein des réseaux formés dans ce processus que les premières étapes du mouvement de protestation ont vu le jour. Tepco pour sa part a ajouté l’insulte à l’injure : « À partir du 12 septembre — soit six mois après la fusion de son réacteur — l’entreprise a commencé à envoyer, essentiellement par la poste, un formulaire de 58 pages pour les demandes de compensation, exigeant des reçus (originaux, non des copies) pour les frais de transport et d’autres dépenses effectuées lors de l’évacuation, les relevés bancaires et fiscaux attestant le niveau des revenus avant la catastrophe et les certificats prouvant la détérioration de la santé depuis l’évacuation. Un mois plus tard Tepco n’avait reçu que 7.600 formulaires remplis — soit environ 10 % — car ils ont été considérés comme impossibles à remplir et surtout parce que la plupart des documents requis avaient été détruits par le séisme et le tsunami. » [8] Comme le militant Sakoto Kishimoto l’a dit, « Fukushima est aujourd’hui une communauté totalement disloquée et ni le gouvernement ni Tepco ne veulent en payer la note. Ils ont abandonné les gens de Fukushima à leur sort » [9].
La réponse de la population ordinaire japonaise contraste avec cette insulte. Les syndicats et les goupes communautaires ont pris en charge la tâche d’organiser les abris et les soins lorsqu’il est devenu évident que le gouvernement n’était pas en mesure ou ne voulait pas le faire. La reconstruction prendra plusieurs années et certaines zones resteront inhabitables pour toujours, pourtant la plupart des hébergements gouvernementaux temporaires exigent que les familles les quittent au plus tard au bout de deux ans. D’autres hébergements temporaires sont dépourvues des services de base, tels l’eau ou le gaz.
Les petits syndicats radicaux, en particulier ceux qui organisent les jeunes travailleurs précaires, prennent en charge l’aide pour leurs membres et les communautés ouvrières évacuées, et organisent en même temps la critique politique de la logique dominante de la reconstruction. Iwahashi Makoto, militant du syndicat indépendant Posse, a expliqué cette stratégie lors d’une réunion syndicale tenue à Séoul l’an dernier : « La position officielle dans ce domaine c’est la “reconstruction créative”, un mot de code pour la reconstruction néolibérale et le remodelage des villes au profit du capital. Le gouvernement a imposé la dérégulation pour encourager la concurrence mondiale entre les multinationales, établissant des “zones de reconstruction” avec des avantages fiscaux et une totale déréglementation des capitaux privés dans les ports et les terres agricoles dévastés. En même temps le gouvernement n’a rien fait pour garantir le niveau de vie des gens ordinaires. Certains ont été privés de sécurité sociale et les familles ont vu leurs allocations supprimées une fois qu’elles ont été considérées comme “indépendantes” car placées dans les hébergements temporaires.
« Face à cette situation, nous pensons qu’il est important que les militants aident à la reconstruction de Sendai. Il y a des gens qui ont été abandonnés et n’ont pratiquement pas reçu d’aides de l’État. En aidant ces personnes, nous espérons que la question de la pauvreté au Japon serra perçue comme un problème général et non un incident dû au seul tremblement de terre. Car le séisme a mis en évidence les problèmes sociaux profonds, tels que les insuffisances de la sécurité sociale et du droit au logement. Les problèmes des zones sinistrées mettent en lumière les problèmes sociaux au Japon. Notre objectif premier c’est que la question de la pauvreté soit considérée comme un problème social. » [10]
L’argument d’Iwahashi selon lequel « les problèmes des zones sinistrés mettent en lumière les problèmes sociaux au Japon » est important : après deux décennies de déclin du niveau de vie, de montée du chômage et d’incertitude économique, la classe ouvrière japonaise subit cette crise de manière encore plus aiguë [11].
Les ouvriers de la construction sont confrontés à ces problèmes au plus haut point. L’industrie du bâtiment est parvenue à étouffer le syndicalisme, elle est dominée par le crime organisé, par des employeurs imposant la précarité impitoyable, et par l’atomisation des ouvriers. Tepco exploite cette situation. En juin 2011, le blog de Posse rapportait : « Le travail le plus dangereux de nettoyage après la catastrophe de Fukushima Daiichi a été réservé aux travailleurs journaliers. Ces derniers sont exposés à des très hauts niveaux de radiation en transportant l’eau des réservoirs etc. Souvent ils ne savent même pas dans quoi ils s’embarquent, car la boite d’intérim “Situation Vacant” ment effrontément sur le travail à réaliser tout en leur faisant miroiter l’espoir d’un engagement à durée indéterminée alors qu’il s’agit de contrats courts ou d’emplois occasionnels. Cela révèle les problèmes de pauvreté et les inégalités de la société. » [12]
Émergence du mouvement de protestation
Compte tenu de l’expérience de l’horreur des armes nucléaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas surprenant que le sentiment antinucléaire ait toujours été fort parmi les travailleurs au Japon. Mais les décennies de relative stabilité sociale et la croissance du niveau de vie de nombreux travailleurs — jusqu’à l’effondrement de la « bulle » économique des années 1990 — ont aidé la classe dirigeante à séparer le « mauvais » nucléaire (les armes nucléaires et le militarisme, politiquement trop « chauds » pour les dirigeants japonais, même si depuis les années 1950 ils ont été soumis à la pression américaine favorable au réarmement) du « bon » (énergie, « prospérité », puissance…). De ce fait le mouvement antinucléaire a été faible, dispersé, fracturé et marginal avant 2011.
Après Fukushima, il semblait au début que rien ne pourrait changer fondamentalement. Dès le début mars il y a eu des protestations contre l’énergie nucléaire et la gestion de la catastrophe par le gouvernement. Mais les manifestations étaient petites et furent ignorées par les médias. Pourtant leur petite taille dissimulait l’importance de leur changement qualitatif. Le journaliste et militant syndicaliste Chie Matsumoto observait à la suite de la grande manifestation en juin 2012 contre la réactivation de centrales nucléaires : « Ce n’est pas la seule manifestation qui a eu lieu au Japon. Si vous regardez les manifestations précédentes au cours de l’année qui a suivi le désastre, il apparaît clairement que le peuple a commencé à agir. Il est très rare que le peuple japonais entre en action : le sentiment jusque-là dominant c’était que les protestations et les manifestations sont la spécialité de quelques-uns… et que ce n’est pas le droit du peuple. Mais depuis le désastre les manifestations sont différentes. Elles devenaient de plus en plus importantes. Elles se sont élargies à l’ensemble du pays. La dernière, devant le siège du Parlement, était probablement une des rares où les gens se sont rassemblés de manière spontanée et non à l’appel des syndicats ou de collectifs auxquels ils appartiennent. C’était une véritable démonstration de colère, de frustration face à la trahison du gouvernement, d’action collective spontanée. » [13]
Ces mobilisations ont quelque chose de commun avec le mouvement Occupy : les gens entendent parler des sit-in et des manifestations par des amis ou les réseaux sociaux (internet) et décident de faire la même chose dans leur ville. Une nouvelle génération, qui ne porte pas l’héritage des défaites et des revers qui ont frappé la gauche au Japon, a construit ces rassemblements. Beaucoup des participants prennent part ainsi à l’activité politique pour la première fois de leur vie.
Les réseaux sociaux ont joué un rôle important au début de ce processus. Puis, alors que les gens prenaient confiance en voyant combien d’autres partageaient leur point de vue et étaient prêts à descendre dans les rues, les discussions politiques ont pénétré, souvent pour la première fois, sur les lieux du travail. « J’ai découvert cette manifestations par Twitter », expliquait une femme de Kyoto interviewée au cours d’une manifestation anti-nucléaire. « Je ne peux pas discuter avec les gens avec qui je travaille ou en général autour de moi, mais, en comparaison avec l’ambiance d’avant, je crois que je peux avoir une conversation sur le fait que nous n’avons pas besoin de l’énergie nucléaire et les gens semblent d’accord. » [14]
Chaque semaine, les nouvelles révélations sur les dégâts de la catastrophe ou les pratiques inacceptables de Tepco dominaient les principaux journaux japonais et, avec eux, chaque semaine au cours du printemps et de l’été 2011 le mouvement grandissait. Ce qui a commencé comme des piquets de quelques centaines de personnes s’est développé en rassemblements hebdomadaires de plusieurs milliers. Le mouvement a monté comme une fusée, commençant à partir de rien et devenant une force qui a dominé finalement la politique japonaise des mois durant. Un sit-in et un village de tentes devant le ministère de l’Économie, du commerce et de l’industrie a duré six mois à partir de septembre 2011, et les foules de sympathisants ont régulièrement empêché les tentatives de la police de les disperser. « Les femmes de Fukushima » — un mouvement de protestation des femmes déplacées de la région irradiée — ont organisé un autre sit-in qui devint un pôle d’attraction. Les manifestations ont commencé et se poursuivent devant la résidence du Premier ministre. Les manifestations du vendredi sont passées de 300 personnes en mars 2011 à 90.000 en juillet. Le Japon, un pays réputé pour sa culture docile et apolitique, est devenu d’un coup un pays politiquement vivant.
Les personnes évacuées des régions dévastées ont joué un rôle important dans ces mobilisations hebdomadaires et ont donné confiance au mouvement, lui permettant de résister aux appels à « l’union nationale » et aux autres tentatives de dépolitisation. Lors d’une manifestation en octobre 2012, le quotidien du Parti communiste, Akahata (« Drapeau rouge ») a interviewé un des évacués de Fukushima : « Je ne savais pas avant cela à quel point les centrales nucléaires étaient dangereuses », disait-il. « Beaucoup de gens ne savent pas quel désordre peut provoquer la fusion du cœur d’un réacteur nucléaire. J’ai participé à ces rassemblements pour partager mon expérience avec d’autres. Je trouve très encourageantes les manifestations qui se déroulent devant le bureau du Premier ministre. Je suis heureux de voir que des gens qui n’ont pas été directement touchés par la catastrophe protestent également pour eux-mêmes. » [15] Inspirées par l’exemple offert par les militants de Tokyo, des manifestations plus petites sont maintenant devenues habituelles dans les zones rurales et autour de Fukushima.
Les manifestation de masse ont été parmi les plus grandes que le Japon a connues depuis les années 1960. Quelque 60.000 personnes se sont mobilisées à Tokyo six mois après la catastrophe. Plus de 20.000 ont défilé fin juillet 2011, malgré l’extrême chaleur et la très forte humidité. En juillet 2012, plus de 170.000 personnes ont manifesté à Tokyo, puis, au cours du même mois ils furent 200 000 pour encercler le Parlement… Comme toujours, les estimations policières et celles des organisateurs sont très différentes, mais tout le monde s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un changement qualitatif d’échelle, de quelque chose que la génération actuelle n’avait jamais connu.
Le Premier ministre Noda a tenté à un moment de disqualifier le mouvement, parlant de « beaucoup de bruit ». « Mais ces voix ne sont pas simplement un bruit », lui a répondu Hayashi Yuichi, étudiant et protestataire [16]. La classe dirigeante a, pour le moment, perdu l’initiative et elle ne fait que répondre au mouvement populaire. D’une part, Noda et son gouvernement ne parviennent pas à agir et tentent de faire comme si le mouvement de protestation ne les affectait pas, assurant que les affaires et la vie normale — avec les centrales nucléaires réactivées — peuvent continuer. Mais en même temps le mouvement menace de continuer à se propager et les protestataires occupent les rues, plus confiants en leurs forces. C’est une rupture avec l’ordre social autoritaire et répressif que le capitalisme japonais avait maintenu. Si ce mouvement rend légitime le fait de protester, qui peut savoir où cela va s’arrêter ? Comme l’a dit au New York Times Matsumoto Hajime, un des organisateurs du mouvement les plus radicaux, le pays « est sur le point de vivre quelque chose de nouveau » [17]
Ce « quelque chose de nouveau » a trouvé son expression dans le mouvement et autour de lui. Au sein du mouvement, Kenji Kunitomi, un vétéran socialiste révolutionnaire, éditeur du journal Kakehashi, explique que « la conscience anticapitaliste primaire » émerge parmi les manifestants au fur et à mesure qu’ils gagnent de l’expérience et sont inspirés par les discussions au sein du mouvement. Le mouvement tire la société vers la gauche en se développant : un sondage réalisé par Mainichi Shinbun indique que 47 % de la population est solidaire des manifestants et de leurs objectifs. Cela indique une importante évolution dans un pays où les protestataires ont été longtemps diabolisés » [18]. Le fait même que des gens se retrouvent en grand nombre en train de protester leur donne un sentiment de force : « Pour le moment il n’est pas important que nous soyons entendus ou non », expliquait au New York Times Ayuko Higashi au cours de la troisième manifestation antinucléaire. « C’est juste un pas en avant pour commencer à élever nos voix. » [19]
La majeure partie du matériel édité autour de la campagne par les organisations politiques ou des collectifs militants de la campagne se limite à la question de l’arrêt des centrales nucléaires au Japon. Mais ces textes font le lien entre la question de la sécurité, celle de qui profite de l’énergie nucléaire et celle des limites de la démocratie japonaise. « Il devient clair qui impose réellement l’agenda nucléaire » a dit un homme d’Aichi à Akhata lors d’un des manifestations du vendredi soir en septembre 2012. « Nous voulons montrer au Premier ministre Noda que la colère des gens ordinaires est plus dangereuse que Keidanren [le principal lobby des entrepreneurs japonais] ou les États-Unis. » [20] D’autres ont dit au même journal qu’ils « tremblaient de rage » alors qu’un manifestant qui protestait pour la première fois de sa vie a résumé le point de vue dominant : « Cela semble être un tournant dans notre histoire. Nous n’allons pas nous arrêter tant que toutes les centrales nucléaires n’auront pas été déclassées. »
Réponses de la classe dirigeante
Le gouvernement du Parti démocrate (PD) était faible et divisé. Depuis que son Premier ministre Hatoyama Yukio, le premier à diriger un gouvernement du PD, a été humilié par Obama et forcé d’accepter la domination états-unienne à Okinawa, le gouvernement a connu crise après crise, a eu une direction faible et n’est plus pris au sérieux tant par le grand capital que par la population. Une fraction du parti, dirigée par Ozawa, a fait scission après une augmentation des impôts. A l’image des partis sociaux-libéraux, le PD est en difficultés entre son désir de gouverner pour le capital et la baisse de sa popularité parce qu’il trahit et punit ses électeurs. [21]
Dans ce contexte, le gouvernement a eu du mal à répondre à la montée de la colère et de la peur de la population après que les secrets de Tepco ont été rendus publics. Au début il a annoncé la fin de l’énergie nucléaire pour 2030, mais au cours des jours suivants le gouvernement a changé de position, s’engageant pour le statu quo sous la pression du capital et du lobby nucléaire [22]. Alors que la répression policière contre les militants syndicaux et sociaux est une tradition et que des membres du Parti communiste ont été emprisonnés dans le passé pour avoir distribué des tracts dans les boîtes aux lettres, les actions de la police contre le mouvement antinucléaire ont été très limitées et seuls une poignée de militants ont été arrêtés. Ainsi, si le gouvernement du PD était favorable à l’énergie nucléaire et aligné sur son lobby, il ne se sentait pas capable d’affronter le mouvement. Pendant ce temps la popularité du gouvernement Noda a continué à se réduire, alors qu’il tentait une rhétorique nationaliste pour faire diversion à la crise du pays.
D’autres représentants de l’establishment ont tenté de monter dans le dernier wagon du mouvement. L’ancien Premier ministre Hatoyama a fait son apparition dans les manifestations, indiquant aux foules que « nous devons chérir ce flux de démocratie nouvelle que vous créez… Nous pouvons voir là quelle est la distance entre la voix populaire et le bureau du Premier ministre. En tant qu’ancien Premier ministre, je tiens à transmettre immédiatement votre message au bureau du Premier Ministre » [23]. Il est clair que Hatoyama et bien d’autres voient dans ce mouvement de protestation une chance pour se refaire une santé politique et reconstruire leur base électorale. Mais le mouvement se laissera-t-il coopter ?
Portrait du mouvement
« La tradition des générations mortes pèse comme un cauchemar sur l’esprit des vivantes » [24], écrivait Marx. Pour le mouvement ouvrier japonais, ce cauchemar était l’héritage des défaites des années 1970. Ce n’est pas le lieu ici pour revenir sur cette histoire, mais certains rappels sont indispensables pour comprendre le mouvement actuel. La dure répression des années 1930 et 1940, suivie des purges anticommunistes inspirées par les États-Unis, avait laissé la « nouvelle gauche » des années 1960 dépourvue de traditions, de continuité et de liens avec le mouvement ouvrier qui lui auraient permis de garder un sens de la réalité. En conséquence — et de manière tragique — le grand soulèvement de la jeunesse a été gaspillé au cours des années 1970, lorsque les militants favorables au socialisme ont sombré dans l’ultra-gauche (et parfois dans le terrorisme), dans la guerre entre organisations d’extrême gauche et dans la glorification de la violence. La croissance de la répression étatique a produit dans la gauche une culture de confrontation et les groupes se prétendant socialistes se sont engagés dans l’affrontement, les uns avec les autres, ce qui, à la fin des années 1980, a provoqué la mort de plus de cent militants, tués par d’autres socialistes. Les restes de ces groupes voyous et sectaires existent encore et leurs singeries ont discrédité à la fois les protestations et la politique socialiste dans l’esprit de secteurs importants de la classe ouvrière japonaise. Cet héritage d’amertume et de regrets pèse encore très fortement aujourd’hui.
De ce fait certains aspects les plus radicaux du mouvement japonais de protestation peuvent apparaître, aux yeux d’observateurs occidentaux, moins audacieux qu’ils ne sont en réalité : il n’y a pas eu d’affrontements d’ampleur, pas d’émeutes comparables à celles des étudiants britanniques de Miliband Tower ou des travailleurs grecs engagés dans des batailles rangées avec les forces de la police. Mais, dans le cas du Japon, le fait que les travailleurs ordinaires descendent dans la rue indique un saut qualitatif dans la conscience populaire. C’est le caractère massif de ces manifestations qui a une signification : si l’on ne peut pas encore parler d’une radicalisation massive au Japon, le pays connaît actuellement un processus de politisation généralisée. « D’habitude, je ne vais pas aux manifestations mais, parce que c’était contre le nucléaire, j’ai pensé que je pouvais venir, juste pour voir », disait une femme aux organisateurs de la manifestation de Kyoto » [25]. En rendant normale la participation à des protestations, ce mouvement peut se répandre dans d’autres domaines. Le journal socialiste révolutionnaire « Kakehashi » a noté une série de thèmes politiques généraux que ce mouvement a déjà soulevés. Il cite un étudiant qui participait à l’immense rassemblement devant le Parlement : « Nous voulons que le gouvernement nous dise, à nous, les enfants, la vérité. Nous voulons avoir le droit de décider que faire des centrales nucléaires. » [26]
La « tradition des générations mortes » pèse bien sûr toujours sur ce mouvement. De nombreux organisateurs des manifestations ont tenu à souligner le caractère apolitique de leur mouvement, demandant aux gens de ne pas apporter les bannières ou d’autres signes d’organisations aux manifestations antinucléaires. Des organisateurs ont également dépassé leur rôle en soulignant leurs relations amicales avec la police, s’inclinant devant les policiers et les remerciant pour leur dur travail à la fin des manifestations [27]. Et même si que la très grande majorité des manifestants étaient des travailleurs, ce furent les célébrités, des citoyens personnalités éminentes et des personnalités des classes moyennes — et non les syndicalistes — qui ont été mis en avant dans ces manifestations et dans les comptes rendus médiatiques.
Le mouvement antinucléaire est dominé par deux coalitions principales :
• Sayonara Genpatsu Issenmannin Akushon (Au revoir l’énergie nucléaire — 10 millions de personnes agissent), un large regroupement des groupes de campagne plus anciens, des intellectuels et des écrivains, dont Kenzaburo Oe est la figure la plus connue ;
• La Coalition métropolitaine contre le nucléaire, une formation plus jeune et plus récente.
Bien que cette dernière coalition ait une image plus radicale et plus d’énergie juvénile, les deux ont contribué aux mobilisations de masse et elles s’appuient sur des forces sociales comparables ainsi que sur des sentiments similaires.
Les distinctions politiques entre les deux mouvements donnent des indices sur la manière dont cette lutte peut se développer et sur les forces sociales et politiques qui y agissent. Le grand rassemblement à Yoyogi Uehara, organisé entre autres par Kenzaburo Oe, était sensiblement plus âgé que ne l’ont été les rassemblements de nuit les vendredi devant le siège du Premier ministre. Il y a plusieurs strates dans ces mouvements. Sayonara Genpatsu Issenmannin Akushon rassemble un bon nombre de la génération des années 1960 et de la « vieille » nouvelle gauche, alors que la Coalition métropolitaine contre le nucléaire — et, au delà, les groupes non alignés naissants — focalisent les jeunes groupes de militants ouverts sur divers programmes et analyses politiques. Le majorité de ces derniers n’ont jamais été impliqués dans les protestations auparavant.
L’aversion de ce mouvement pour la politique pourrait devenir un problème dans le futur. Comme le gouvernement poursuit ses plans visant à remettre en marche les réacteurs nucléaires et affirmer l’industrie nucléaire comme partie intégrante du capitalisme japonais, les questions de stratégie, de politique et d’analyses deviennent urgentes. Il y a un fossé politique énorme entre les désirs politiques que le mouvement antinucléaire met en avant et les forces organisées capables de faire que ces désirs prennent forme. Durant quelques années de la décennie précédente le Parti communiste japonais a connu un boom d’adhésions et de sympathie au sein de la jeunesse et semblait pouvoir vivre un renouveau générationnel, mais cela ne c’est pas traduit en un succès électoral et, par ailleurs, sa politique et ses structures restent insensibles et moribondes [28].
Il est trop tôt pour écarter la possibilité d’une percée organisationnelle issue de ce mouvement, bien qu’il présente certainement une opportunité pour les militants socialistes de s’adresse à un auditoire beaucoup plus grand que dans le passé et bien plus dynamique que durant une longue période précédente. Il y a un véritable sentiment qu’il s’agit d’un moment à saisir. Le manifestant Naoki Okada a dit à « Mainichi Shinbun » lors d’une des manifestations du vendredi : « Si nous voulons nous débarrasser d’eux, c’est maintenant le moment… Il n’a fallu que quelques mois pour que le Japon réduise à zéro les réacteurs opérationnels, alors pourquoi devrions-nous les redémarrer ? (…) J’ai voulu frapper maintenant, lorsque tout le monde est déterminé, pour ne pas laisser passer cette occasion de l’unité. » [29]
Certains leaders du mouvement sont déjà conscients de ses limites et essayent de les surmonter. La clarification politique devient possible lorsque les militants sentent leur puissance potentielle. Ainsi Amiyama Karin s’est d’abord fait connaître au Japon en tant que chanteuse punk ultra nationaliste et droitière, puis au cours des dernières années elle s’est radicalisée à gauche et elle est maintenant la porte-parole d’un groupe anti-nucléaire. Sa nouvelle orientation politique a été exprimée clairement dans un discours qu’elle a prononcé lors d’un rassemblement massif : « La manière dont les médias parlent de nous a changé. Une nouvelle conscience de la démocratie directe a émergé. Il est temps de changer l’histoire… Depuis la fin mars nous avons organisé des veillées hebdomadaires chaque vendredi devant le siège du Premier ministre. Le nombre des participants s’est accru et maintenant c’est un mouvement social. Nous gagnons du terrain… » [30]
Le défi pour la gauche socialiste japonaise c’est de se construire sur la base de cette « détermination unifiée pour ne pas laisser passer cette chance ».
Avancées idéologiques
Les liens entre la crise économique et la crise environnementale constituent une des manières d’y parvenir. Selon Iwahashu Makoto du syndicat indépendant Posse, la catastrophe a provoqué une rupture avec les idées favorables à la classe dominante et donne aux idéaux anticapitalistes la chance d’une meilleure audience : « La catastrophe a provoqué des dommages incalculables, mais elle nous offre aussi une opportunité. Jusqu’à présent l’idée de la “responsabilité de chacun“ était dominante au Japon. Autrement dit, l’assistance sociale n’était pas considérée comme le résultat de la pauvreté, mais comme le problèmes des pauvres eux-mêmes et de leurs propres choix. Environ 2,05 millions de personnes bénéficient d’une aide sociale actuellement — c’est un record. Cependant, ce n’est pas considéré comme le résultat de la pauvreté structurelle par la société. Même ceux qui reçoivent l’aide sociale ont intériorisé l’idée que c’était de leur faute. Le dénigrement des bénéficiaires se poursuit même après le séisme. Notre point de départ doit être la lutte contre cette idée hégémonique qui imprègne la société japonaise.
« Si ce genre de prise de conscience se développe, nous serons en mesure de tirer profit de la situation politique produite par le tremblement de terre. Pour la première fois au Japon, tout le monde peut se rendre compte qu’un grand nombre de gens ont été paupérisés du fait des circonstances indépendantes de leur volonté et non du fait de leurs propres agissements. Ces gens sont des victimes. Mais tout extraordinaire qu’il est été, le séisme n’est pas le seul facteur qui a plongé les gens dans la pauvreté. Il a mis en lumière les problèmes structurels plus profonds du capitalisme japonais.
« En abordant les questions des victimes, nous construisons actuellement un mouvement pour exiger un niveau de vie digne. Nous voulons lier cette question avec la lutte contre le néolibéralisme et le capitalisme. Nous pensons que la résolution des problèmes des zones atteintes par la catastrophe constitue un aspect important de la lutte contre l’hégémonie actuelle de l’idéologie antisociale fondée sur l’idée que ce sont les pauvres qui sont responsables de leur situation. » [31]
Des signes indiquent qu’un critique sociale plus large commence à se manifester. L’hebdomadaire socialiste révolutionnaire Kakehashi a caractérisé la manifestation d’octobre 2012 dans le Park Hibiya comme un pas en avant pour le changement et pour « une politique de dignité » [32].
Que faire ?
Nous ne sommes pas en mesure, de l’extérieur, de donner des conseils tactiques à nos amis et camarades militant dans le mouvement antinucléaire japonais. Ce mouvement mobilise une génération nouvelle qui construit sa propre tradition en cherchant ses propres questions et ses propres réponses. Les vieilles leçons doivent être partiellement réapprises. C’est en expérimentant la construction du mouvement qu’une génération nouvelle pourra prendre confiance de défier l’autorité et le pouvoir existants.
Les enjeux sont importants. La contamination de la région de Fukushima a provoqué des déplacements de la population, des destructions matérielles et des dommages sanitaires pour les travailleurs pour des nombreuses années, voire des décennies. Pourtant, la classe dominante japonaise a clairement affirmé qu’elle veut maintenir l’industrie nucléaire. Tepco, qui restera dans l’histoire pour son non-respect des normes de la sécurité, n’a donné aucune indication sérieuse qu’elle compte agir autrement. Tous les problèmes du capitalisme japonais demeurent. C’est donc un mouvement qui doit gagner.
Ce que les militants hors du Japon peuvent voir, c’est la renaissance au sein de la gauche japonaise d’une bataille idéologique. Ils doivent y prendre part. Le mouvement a ouvert un espace de débats sur toutes sortes de questions — à commencer par les limites de l’idéologie dominante de la « responsabilité » jusqu’à la centralité potentielle de la clase ouvrière. Il a inspiré les militants âgés pour qu’ils renouent avec les nouvelles forces sociales et avec les jeunes travailleurs.
Une lente impatience
Les vétérans, comme Kenji Kunitomi et ses camarades de la Ligue communiste révolutionnaire et du Conseil national des travailleurs internationalistes, qui ont maintenu une tradition de l’auto-émancipation de la classe ouvrière et traversé la répression des années 1970, les désastres sectaires des années 1980 et le vide politique des années 1990, font maintenant partie d’un mouvement mobilisant des dizaines de milliers de personnes qui n’avaient jamais été actifs auparavant.
Les défis sont devant eux. Le mouvement devra affronter une opposition sérieuse de la classe dirigeante et devra dépasser ses ambiguïtés et ses confusions politiques au cours de la confrontation. Nous aurons beaucoup à apprendre de cette expérience.
Un des manifestants, interrogé par « Akahata » devant le siège du Premier Ministre, a clairement expliqué ce qui nous attend : « Si nous ralentissons — a-t-il dit — nous n’arriverons pas à atteindre notre but. » [33]
Dougal McNeil