Le gros débrayage contre l’ANI, Accord national interprofessionnel du 11 septembre 2013 de 900 salariés de Peugeot Mulhouse – le plus important depuis 1989 – suivi par celui du site de Peugeot Vesoul (chef-lieu du département de la Haute-Saône, région de la Franche-Comté) – où cela n’était jamais arrivé – et d’autres de la grande majorité des usines du groupe à des degrés divers d’importance, a rendu perceptible un triple phénomène plus ou moins occulté jusque-là.
• Ce débrayage, bien qu’important par la participation, par l’usine où il s’est développé, par l’impulsion qu’il a provoquée dans le groupe PSA, l’attention des autres salariés et des médias et sa signification pour la période, n’apparaîtra probablement pas dans les statistiques de grève, car ces dernières ne mesurent que les conflits de plus d’un jour.
Ce gros débrayage rend ainsi plus visible, à sa manière, des conflits du travail courts de ce type qui échappent à la statistique et à la visibilité par la faible taille des entreprises, mais qui sont déjà nombreux et qui s’ajoutant aux conflits plus longs autour des fermetures et licenciements, ne sauraient qu’augmenter avec la multiplication et la dissémination des accords ANI – entre autre – à travers la France. Ce qui témoigne non pas d’une absence, mais d’un type de conflictualité différent.
Conflictualité qui prépare peu à peu le terrain psychologique, social, politique et militant à une autre, d’un niveau qualitatif bien supérieur, qui peut éclater rapidement et de manière surprenante à partir de faits considérés comme divers à d’autres époques (arbres turcs, suicide tunisien, bébés bosniaques, foot et transports brésiliens…).
• Le caractère bref de ces conflits sur les salaires, les horaires et les conditions de travail s’explique par la pression conjuguée du chômage, des faibles salaires mais aussi par la perception diffuse qu’ont leurs auteurs de ne pas avoir à se battre simplement contre leur seul patron, mais à devoir affronter le patronat, le gouvernement et même plus généralement une « crise » capitaliste à dimension internationale.
Or, constatant qu’aucune des grandes organisations ouvrières, politiques et syndicales, ne se situe à ce niveau, ils ne peuvent que protester et pas encore s’engager dans une véritable grève, sans avoir constaté auparavant qu’ils ont le nombre et l’état-major pour cela. Mais c’est cette exploration qui est en cours actuellement. Et c’est dans ce cadre que nous devons situer notre action.
Ainsi on a pu mesurer à Peugeot Mulhouse que bien des salariés qui ont débrayé n’avaient pas une connaissance exacte des mesures avancées par le patron, mais débrayaient sur ce « bruit de fond » parce qu’ils voulaient protester contre la dégradation générale de leurs conditions de vie et travail, mais aussi contre la hausse des impôts, contre les différentes mesures récentes et plus généralement contre le gouvernement et sa politique d’austérité. Ainsi les travailleurs de Peugeot Sochaux, en particulier les jeunes, qui étaient assez nombreux à la manifestation du 10 septembre sur les retraites, scandaient-ils un slogan politique : « Hollande à la chaîne ! »
Ainsi a-t-on pu mesurer par l’importance des cortèges d’ouvriers de Peugeot le 10 septembre, à Sochaux, à Valenciennes et comme cela devait se passer à Mulhouse si le mouvement n’avait pas été déplacé au 11 septembre, que beaucoup de salariés utilisaient la journée d’action des retraites pour faire entendre leur ras-le-bol général.
On avait déjà constaté cette tendance en 2010. Elle ne peut que s’être amplifiée aujourd’hui. La mobilisation sur les retraites peut prendre ainsi un caractère tout à la fois unificateur d’un grand nombre de brefs mouvements actuels sur des sujets divers et notamment l’ANI, mais aussi celui politique de dénonciation de la politique gouvernementale. Nous devons comprendre que la situation peut alors rapidement permettre aux travailleurs les plus avancés de se situer au niveau d’une conscience nationale et internationale des conflits actuels, de leurs causes et leurs trajectoires.
• A Peugeot Vesoul, le conflit qui a été le plus important, relativement, au niveau du groupe (deux débrayages de 4 à 500 salariés pour une usine de 3000), aucun syndicat n’a appelé au mouvement. C’est un tract seul n’ayant pas d’autre objectif qu’informer, avisant les salariés du petit recul du patron après le débrayage de Mulhouse, qui a mis le feu aux poudres.
Le débrayage prévu par la CGT au 25 septembre sur le groupe a été ramené au 18 septembre sous la pression des salariés. A Peugeot-Mulhouse, alors que la CFDT et la CFTC avaient appelé au premier débrayage mais pas au second – et qu’ils s’apprêtent à signer l’accord – le slogan le plus repris lors du second débrayage, certes par un milieu restreint et proche de la CGT (120 salariés lors du second débrayage le 18 septembre), a été « les syndicats pourris, on n’en veut pas ».
Cela témoigne que même dans le désir d’unité syndicale, les ouvriers ne suivent pas tant les syndicats qu’ils les utilisent, ce qui caractérise tout particulièrement la période jusqu’au niveau politique, même si cette tendance existait déjà auparavant. Les ouvriers de Peugeot Mulhouse ont saisi l’occasion qui leur était donnée par le fait – rarissime dans cette usine – que la CFDT et la CFTC, sous la pression de leurs syndiqués et de quelques ouvrières qui s’étaient mises en grève spontanément, aient appelé à débrayer.
Ils ne se font pour autant guère d’illusions sur ces syndicats de « services ». Ainsi, ils font moins attention qu’auparavant aux revendications et aux objectifs avancés par les organisations syndicales (et politiques) dans leurs appels à la mobilisation, à propos de l’ANI comme des retraites. Ils y mettent leur propre contenu et leurs propres objectifs, ceux que leur semble nécessiter une réponse à la situation générale. Et demain, si le mouvement prend un caractère plus large, leur propre organisation, assemblée générale, coordination, etc.
Le gros débrayage de Peugeot montre une conflictualité réelle, mais invisible, un besoin non satisfait de coordination et politisation de cette conflictualité et la possibilité rapide du dépassement du cadre proposé par les dirigeants du mouvement social actuel.
Il existe un courant, un mouvement politique et social qui trace son chemin dans les esprits et se lit dans une multitude de petites luttes diverses, comme dans les phénomènes politiques généraux, certes encore souterrain, peu visible, y compris à ses propres participants, mais bien réel et destiné à s’amplifier. C’est ce mouvement que nous devons nous attacher à rendre visible et conscient pour le plus grand nombre.
Jacques Chastaing