Depuis le 11 mai 1983, chaque mois, la dictature chilienne du général Pinochet a rendez-vous avec ses opposants. Ils étaient là le 14 juin, et encore le 12 juillet, et à nouveau le 11 août, malgré le quadrillage de Santiago, la capitale, par 18 000 policiers et militaires. Chaque fois, ces « journées de protestation nationale » ont été marquées par des concerts de klaxons, des ralentissements de la circulation, le tumulte des batteries de casseroles, des manifestations et des affrontements de rue avec les forces répressives. Dans l’action, bravant les intimidations, la peur se dissipe et le mouvement s’affermit, se répète, s’obstine, comme dans les mois qui ont précédé le renversement du shah en Iran. Cette montée des protestations a été préparée par des journées de lutte en décembre 1982 et en mars 1983, sortes de répétitions générales exprimant le mécontentement contre le régime.
En arrière-fond de cette protestation généralisée, il y a les effets en profondeur de la crise économique qui a explosé fin 1981. Le chômage atteint plus de 30 % de la main-d’œuvre. Il frappe massivement la jeunesse. La moitié des chômeurs le sont depuis plus de deux ans et 75 % depuis plus de douze mois. Le pouvoir d’achat de ceux qui travaillent a été réduit de 20 % au moins depuis 1970. La production de céréales a décliné, passant de 1,3 million de tonnes par an à 690 000 tonnes l’an passé, et elle ne devrait pas dépasser 350 000 tonnes cette année. Le déséquilibre du commerce extérieur est chronique et la dette approche les 20 milliards de dollars pour 11 millions d’habitants. Les faillites des petites et moyennes entreprises se multiplient et s’enchaînent.
Les tentatives de solutions économiques partielles ont finalement cédé la place à des mesures d’intervention drastiques. La dette a été centralisée entre les mains de l’État. Le Fonds monétaire international (FMI) et les banques privées internationales ont resserré l’étau de leurs conditions. Sous cette contrainte, les données du premier semestre 1983 ont été marquées par une relative stabilisation. La réduction des importations a permis un redressement de la balance commerciale ; l’indice du chômage a enregistré un léger recul, grâce aux effets plus statistiques que sociaux des plans d’aide ; la rénovation des stocks a provoqué une légère reprise dans certaines branches.
Mais, globalement, ces pressions maintiennent l’activité économique à un très bas niveau, ce qui ne permet pas de répondre fondamentalement aux exigences du FMI, mais approfondit encore les tensions entre le gouvernement et des fractions importantes de la bourgeoisie. Fin juin, le deuxième voyage d’inspection du FMI a dû constater que les buts fixés n’ont pas été atteints. Pendant le seul mois de janvier, le gouvernement a dépensé, pour soutenir le secteur des banques privées, les 600 millions de dollars prévus pour toute l’année.
C’est donc l’ensemble de ces facteurs sociaux et économiques qui expliquent l’isolement et l’affaiblissement du régime militaire.
Une opposition multiforme
Les journées de protestation inaugurées par celle du 11 mai dernier sont le résultat de la convergence de plusieurs types d’opposition au régime :
– Les organisations patronales corporatives, comme la Confédération de la production et du commerce ou la Sociedad de Fomento Fabril, qui ont condamné les accords avec le FMI, sans proposer d’alternative possible.
– Les partis bourgeois d’opposition, du centre et de la droite, comme la Démocratie chrétienne, acculés à l’action par l’intransigeance de Pinochet et l’impatience de leur base. Cette opposition vise fondamentalement à créer un climat de désobéissance civile dans la perspective d’un gouvernement civilo-militaire et d’une transition graduelle vers « un État de droit restreint ».
– Les petites et moyennes entreprises, violemment affectées par la crise et fortement endettées. C’est dans ce secteur que se rangent les camionneurs et les commerçants, dont le rôle est important à cette étape de la protestation.
– Le mouvement syndical, qui combine de plus en plus les revendications économiques et les revendications démocratiques. Écrasé après le coup d’État de septembre 1973, celui-ci s’est progressivement recomposé ces dernières années, tout en restant cependant profondément cartellisé. Les mineurs du cuivre ont joué un rôle important dans les mobilisations du printemps 1983.
L’absence de direction structurée de ces forces hétérogènes limite leur efficacité. Pourtant, le gouvernement a d’abord sous-estimé leur capacité à organiser et à coordonner réellement les journées de protestation. L’autre faiblesse de ce mouvement de protestation réside dans la structuration encore faible du mouvement syndical à la base. Si les directions syndicales ont été partie prenante des appels à la mobilisation, leurs liens avec le processus réel de réorganisation du mouvement syndical et populaire restent ténus. La grève générale du 27 juin dernier l’a encore confirmé. Les camionneurs ont fait grève massivement, mais, souvent mal informées, isolées après l’arrestation de quelques responsables syndicaux, sous la menace de la répression, les usines n’ont pas suivi le mouvement. À gauche, certains ont même vu dans cette initiative à contretemps une manœuvre des secteurs modérés pour infliger un échec au mouvement ouvrier mal préparé et créer des conditions plus propices de dialogue avec la dictature.
Quoi qu’il en soit, ce demi-échec a été reconnu, mais cela n’a pas empêché le succès de la nouvelle journée de protestation de juillet, quinze jours plus tard, et sa politisation accrue par l’arrestation préventive du dirigeant de la Démocratie chrétienne, Gabriel Valdes.
Occupant le devant de la scène, cherchant une issue à la situation avant que le mouvement de masse ne se réorganise, sensible aux pressions des bailleurs de fonds internationaux, l’opposition bourgeoise, tout comme les nouvelles autorités ecclésiastiques, se sont empressées de « distinguer la protestation pacifique légitime du vandalisme et de la violence ». Par ces déclarations, elles rendaient directement responsables les forces de gauche, plus explicitement le Parti communiste (PC) et le Mouvement de la gauche révolutionnaire (Mir), des jets de pierre, des barricades de pneus, des ébauches d’autodéfense au sein des bidonvilles. Pour une large part, cette violence élémentaire est cependant l’expression d’une exaspération sociale spontanée, de la misère et du chômage. Il n’est donc pas nécessaire de lui chercher des instigateurs occultes.
Pourtant, l’opposition bourgeoise a voulu faire du thème de la violence la ligne de démarcation entre une opposition « responsable » et la gauche « subversive ».
Parallèlement, depuis le 14 juin 1983, le grand patronat a lui aussi infléchi son attitude en acceptant les accords avec le FMI comme un mal inévitable et en se définissant comme « l’opposition économique » au gouvernement, et rien de plus. De son côté, le gouvernement faisait quelques concessions économiques à certains secteurs, en acceptant un moratoire avec renégociation de la dette pour les camionneurs, en accordant des facilités à la dette immobilière, en concédant aux mineurs – frappés en juin par le licenciement de 2 000 d’entre eux – quelques réadmissions.
Mais l’étau répressif de la dictature ne se relâchait pas pour autant. Fin juin, le couvre-feu était étendu et le contrôle des rues renforcé. Au moment de la grève du 27 juin, une censure était imposée à la presse. Le nombre d’arrestations pour le premier semestre 1983 dépassait les 3 000 personnes, contre 500 au cours du même semestre en 1981 et en 1982. La presque totalité de ces arrestations étaient des « arrestations collectives », autrement dit pendant des manifestations ou des mobilisations. Parallèlement, la répression sélective contre l’avant-garde continuait, notamment contre le Mir, durement atteint en mars.
Les solutions bourgeoises
Au début du mois d’août, les différentes hypothèses politiques se dessinaient avec plus de précision. Tout d’abord, Pinochet réaffirmait les grandes échéances découlant du référendum constitutionnel de 1980 : les partis non-marxistes seraient bien légalisés comme prévu… en 1989 ! En même temps, un civil, Onofre Jarpa, ancien président du Parti national d’extrême droite, était nommé à la tête du ministère de l’Intérieur et du gouvernement. Sa promotion était censée faciliter le dialogue avec l’opposition civile dans la perspective d’un simple aménagement du calendrier fixé par Pinochet : un Parlement serait élu dès 1986, avec une modification du régime des partis, sur la base d’un référendum amendant la Constitution.
L’Alliance démocratique, coalition constituée par la Démocratie chrétienne, les principales forces bourgeoises d’opposition et le Parti socialiste, répliquait aussitôt en réclamant la démission de Pinochet, la formation d’un gouvernement de transition civilo-militaire de dix-huit mois, la convocation pendant cette période d’une Assemblée chargée de rédiger une nouvelle Constitution. La viabilité d’une telle formule dépend pour une bonne part de la capacité de l’opposition bourgeoise à gagner la confiance de secteurs de l’armée, à les détacher du général Pinochet et à s’assurer leur collaboration. Cette issue est envisagée favorablement dans la presse américaine, et le général d’aviation Leigh, l’un des promoteurs du coup d’État de 1973, démissionnaire de ses fonctions depuis 1978, pourrait servir de trait d’union entre civils et militaires dans une telle opération.
L’autre point faible du projet de rechange bourgeois, c’est la situation d’extrême division du Parti socialiste en plusieurs fractions publiques. S’il importe, pour rendre possible le dialogue avec les militaires, d’exclure de la coalition d’opposition le Parti communiste et le Mir, sous prétexte d’exclure les forces qui prônent la lutte armée, il importe tout autant de s’assurer la présence d’un PS suffisamment solide pour servir de pont avec le mouvement populaire renaissant. C’est la condition d’une nouvelle répartition des forces politiques évitant que ne se répète aussitôt la polarisation des années 1960, entre la Démocratie chrétienne et les partis bourgeois d’un côté, les anciennes composantes de l’Unité populaire (PC, PS et chrétiens de gauche) de l’autre.
En effet, s’il s’est officiellement prononcé pour la lutte armée, le Parti communiste ne semble guère être allé au-delà d’actions symboliques, tandis qu’il consacrait l’essentiel de ses forces à reprendre racine dans le mouvement social en voie de recomposition. Tout en continuant à frapper à la porte de la coalition d’Alliance démocratique et à courtiser la Démocratie chrétienne, il soigne les rapports de forces réels et a constitué avec des courants du Parti socialiste, le Mir, le Mouvement d’action populaire unifié (Mapu), la gauche chrétienne, un regroupement autour d’un programme démocratique et populaire.
Dans ce contexte de grandes manœuvres politiques, la journée de protestation du 11 août a été, quelques jours après la nomination d’Onofre Jarpa, la plus meurtrière depuis mai. Certaines unités militaires avaient reçu l’ordre de « tirer au ventre », et les perquisitions dans les « poblaciones » (quartiers populaires) ont été d’une extrême brutalité. Bilan : plusieurs dizaines de morts du côté des manifestants.
Promesses d’ouverture et répression
Le régime veut en même temps réaffirmer sa fermeté et tenter de retrouver une base sociale qui lui fait de plus en plus défaut. C’est pourquoi ce bain de sang a aussitôt été suivi de nouvelles promesses de Pinochet (grands travaux, reboisement, création de 80 000 emplois) et de l’annonce que les initiatives de protestation du mois de septembre seraient tolérées à la condition que les organisateurs en assurent l’ordre et la discipline. C’est une concession mais, en même temps, un défi à l’opposition bourgeoise de démontrer sa capacité à tenir tête aux secteurs populaires les plus radicalisés dans le cours de la mobilisation anti-dictatoriale. Cette ouverture en trompe-l’œil vise donc à nourrir les divisions dans les rangs de l’opposition et prépare des prétextes pour en appeler à un sursaut « unitaire » de l’armée, dans la croisade contre le « chaos » entreprise il y a dix ans avec le coup d’État militaire contre le gouvernement d’Allende.
La seule façon de déjouer ces pièges, c’est de renforcer l’unité et l’ampleur des mobilisations de masse dans le but principal de chasser Pinochet, qui est aujourd’hui la clef de voûte de la dictature et le premier verrou contre le rétablissement des libertés démocratiques. Seule la réorganisation unitaire du mouvement ouvrier, indépendamment de tous les appareils politiques bourgeois, peut fournir au mouvement pour le renversement du tyran une direction et une colonne vertébrale solides.
Dix ans de dictature, de misère et de meurtres, c’en est plus que trop.
Daniel Jebrac (Daniel Bensaïd)