« Ce sera comme une poupée que je tiendrai dans mes bras. Je vais l’aimer beaucoup même si elle est de cet homme qui m’a fait du mal, cela ne fait rien, je vais l’aimer », articule la fillette. La vidéo, diffusée mardi par la chaîne de télévision Canal 13, a déjà fait le tour du Chili. A l’image, on n’entend qu’une faible voix, celle d’une enfant, et de petites mains, jouant avec une marionnette. Violée à plusieurs reprises par son beau-père, Belen, âgée de seulement 11 ans, est aujourd’hui enceinte de trois mois et demi.
Le cas de Belen, nom donnée à la fillette pour protéger son identité, a été révélé la semaine dernière par la presse, suite à l’arrestation du beau-père de la fillette. L’homme, âgé de 32 ans, a été dénoncé par la grand-mère de la fillette, après qu’une visite médicale eut confirmé la grossesse de l’enfant. Celle-ci a déclaré vouloir garder l’enfant.
Très vite, le fait divers a viré au débat de société. « Avortement dans des cas extrêmes : oui ou non ? », titre sur son site Internet la chaîne de télévision ABC, diffusée en espagnol. Le Chili est en effet l’un des seuls Etats au monde à interdire toute forme d’avortement, partageant ce statut avec deux autres pays d’Amérique latine : le Nicaragua et le Salvador.
TAUX DE FÉCONDITÉ CHEZ LES ADOLESCENTES
L’interruption volontaire de grossesse n’a pourtant pas toujours été interdite au Chili. L’IVG n’est prohibée que depuis 1989, lorsque le général Pinochet, encore au pouvoir, fait inscrire à l’article 119 du Code sanitaire chilien qu’« aucune action ne peut être exécutée dans le but de provoquer un avortement ». Le pays a l’une des législations les plus conservatrices du continent en matière familiale. Le divorce n’y a été légalisé qu’en 2004.
Conséquence : avec 56 enfants pour 1 000 femmes âgées de 15 à 19 ans en 2011, selon les chiffres de la Banque mondiale, le Chili a aujourd’hui l’un des taux les plus élevés de fécondité chez les adolescentes. En France, il n’est que de 6 enfants pour 1 000 femmes du même âge. Entre 60 et 200 000 avortements clandestins ont lieu chaque année au Chili, soit 20% à 40 % de l’ensemble des naissances dans le pays, selon Human Right Watch. « Une prohibition aussi absolue viole les droits fondamentaux de la femme », déclare l’organisation.
La situation est jugée inacceptable par certains hommes politiques, soutenus en cela par les associations défense des femmes. « Est-ce que l’Etat a le droit d’obliger cette fillette de 11 ans à demeurer enceinte ? Pour moi, c’est de la torture ! », a déclaré lundi le sénateur Fulvio Rossi, membre du Parti Socialiste (PS) chilien lundi. « Je déplore qu’encore aujourd’hui, après tant de temps, nous devions encore montrer la nécessité pour le Chili de légiférer en faveur de l’interruption de grossesse dans certaines conditions », a déclaré l’élu de gauche.
Une position que sont loin de partager les élus conservateurs, aujourd’hui au pouvoir. Le président Sebastian Pinera, s’il a avoué s’être senti « touché » par l’histoire de fillette, n’a pas évoqué de changement de législation. « Nous devons dire que notre gouvernement défend la vie de l’enfant à naître, que nous défendons la vie, de la conception jusqu’à la mort, et que, par conséquent nous refusons tout type d’avortement », a déclaré la porte-parole de la présidence, Cécilia Pérez, ajoutant que « l’avortement thérapeutique n’avait rien de thérapeutique ».
« DÈS LES PREMIÈRES RÈGLES, L’ORGANISME EST PRÉPARÉ À ÊTRE MÈRE »...
La position du gouvernement et de la majorité rejoignent ainsi celle des puissantes associations anti-avortement du pays, et en premier lieu Siempre por la Vida (« toujours pour la vie »), la plus grande organisation anti-IVG du pays. « Ce que je comprends, c’est qu’à partir du moment où une femme vit ses premières règles (...), c’est que son organisme est préparé à être mère, et à engendrer », a même commenté le député conservateur Issa Kort sur la chaîne de télévision Rede, suscitant une vaste polémique.
« C’est une grossesse risquée, qui va probablement devenir très compliquée à mesure que le fœtus grandit, particulièrement au moment de l’accouchement », a affirmé à l’inverse Miguel Kottow, directeur du département de bioéthique à l’Ecole de santé publique de l’université du Chili, dans des propos rapportés par le Santiago Times.
La situation de l’avortement au Chili pourrait cependant changer dans les années à venir. Le journal El Espectador évoque ainsi une étude menée en 2011 par la Faculté latino-américaine de sciences sociales (Flasco), montrant que 66,7 % des Chiliens approuvaient l’avortement dans le cas d’un viol, 64,4 % dans le cas où la vie de la mère serait en danger, 64 % s’il existe une malformation du fœtus, et 58 % dans le cas d’abus des parents sur leurs enfants. Cependant, seuls 15 % des Chiliens défendent l’avortement par choix de la mère.
A la pointe de la lutte pour la dépénalisation de l’IVG, on trouve l’ancienne présidente (2006-2010) Michelle Bachelet, désignée le 30 juin candidate à la présidentielle de 2014 par la gauche. Dans une émission de télévision diffusée au mois d’avril, elle se déclare en faveur de l’avortement thérapeutique, au moins dans les cas de viols. « Le monde a avancé, et je pense qu’au Chili aussi la famille a changé », affirme la favorite du scrutin, qui a occupé de 2010 à 2013 la tête d’ONU Femmes, œuvrant pour l’égalité des sexes et les droits des femmes à travers le monde.
Bruno Meyerfeld