Le verdict était attendu depuis quarante-deux ans. Ghulam Azam a été condamné, lundi 15 juillet, à quatre-vingt-dix ans d’emprisonnement pour avoir organisé des milices et planifié les atrocités commises contre ceux qui se sont battus, en 1971, pour l’indépendance du Bangladesh. Les neuf mois de guerre avec l’armée pakistanaise ont fait entre 500 000 et 3 millions de morts. Ghulam Azam, âgé de 91 ans, a été reconnu coupable d’incitation au meurtre et de complicité de génocide par le Tribunal international des crimes (ICT), créé en 2010 à Dacca. Il a échappé à la peine capitale en raison de son âge et de sa santé, ont précisé les juges.
Le patriarche, figure de la vie politique bangladaise, était à la tête du plus grand parti islamiste du pays, le Jamaat-e-Islami, jusqu’en 2000. Cette formation a été décrite, dans le jugement rendu lundi, comme une « organisation criminelle » qui devait être écartée de la vie publique. Dans les heures qui ont suivi le verdict, des affrontements ont eu lieu entre des militants et la police, faisant trois morts.
Le camp laïc adverse, qui espérait la peine de mort pour Ghulam Azam, a également exprimé sa déception et a manifesté dans les rues de Dacca. Dans un éditorial publié mardi, le quotidien Daily Star est l’un des rares à espérer que le verdict fasse « tomber le rideau sur l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire du pays ». Loin d’apaiser la société bangladaise, les procès des crimes de guerre ont, au contraire, ravivé les tensions et les blessures héritées de l’indépendance. Le combat a changé de nature, mais la ligne de fracture reste la même : elle oppose les laïcs aux islamistes.
DES PREUVES SUJETTES À CAUTION
Pour que le « rideau tombe » sur les atrocités commises pendant la guerre d’indépendance, encore faudrait-il que la justice soit rendue en toute impartialité. Or depuis sa création, en 2010, l’ICT ne cesse d’être contesté. Il n’a d’« international » que son intitulé, n’étant supervisé par aucune institution internationale. Les procureurs et les juges qui y ont été nommés sont considérés comme des proches du pouvoir en place.
Des juristes du monde entier regrettent que cette cour n’ait pu bénéficier de l’expertise accumulée lors de procès similaires sur d’autres continents. Mais, dans la foulée de sa victoire, en 2008, la Ligue Awami du Bangladesh (sociale-démocrate), issue du mouvement indépendantiste, a privilégié la rapidité des procès à leur équité. De l’avis des observateurs étrangers, leur préparation a été bâclée. Les procureurs n’ont eu que quelques mois pour rassembler les preuves, et certaines d’entre elles sont sujettes à caution. « Les témoignages indirects ont été considérés comme recevables, de même que les articles de presse de l’époque, qui étaient biaisés et fondés sur des rumeurs. Les preuves ont été acceptées sans les replacer dans le contexte de l’époque », regrette un observateur étranger sous le couvert de l’anonymat.
L’impartialité des procès a été sérieusement remise en cause après les révélations, en 2012 par le magazine The Economist, d’échanges de courriers électroniques entre le président d’un tribunal, des membres du gouvernement et un avocat de l’accusation. Ces correspondances indiquent clairement la pression exercée par le gouvernement sur l’ICT. « Un procès sous influence politique peut difficilement apaiser les consciences du pays. Une occasion historique de réconcilier le pays avec sa mémoire a été manquée », constate une autre juriste étrangère.
« CE PROCÈS A SERVI DE CATHARSIS »
Malgré tous ces écueils, des témoignages seront au moins sortis du silence de plomb de ces quarante dernières années. Pour la première fois au Bangladesh, on a parlé publiquement des « bébés de la guerre » mis au monde par certaines des 250 000 Bangladaises violées, et dont beaucoup furent adoptés à l’étranger. Les victimes de viol ont replongé dans leurs souvenirs douloureux et sont venues témoigner à huis clos, prenant le risque d’être répudiées par leurs familles ou leurs époux.
Pour la première fois, ceux qui luttaient contre l’indépendance et pour le rattachement du Bangladesh au Pakistan, au nom de l’islam, ont reconnu les atrocités de 1971, sans toutefois admettre leur responsabilité. La mémoire des heures sombres du pays s’est donc éclaircie. « Aucun procès ne peut être parfait. Mais nous avions besoin de soulager nos mémoires. Ce procès a servi de catharsis », insiste Mofidul Hoque, l’un des directeurs du Musée de la guerre d’indépendance, situé à Dacca.
Les procès des criminels de guerre sont loin d’être terminés. Cinq ont été condamnés à la peine de mort ou à la prison à perpétuité, dont deux par contumace. Huit autres attendent d’être jugés. Tous font partie de l’opposition. Mais si la Ligue Awami perd les élections prévues début 2014, ses partisans pourraient se retrouver à leur tour sur le banc des accusés pour d’autres crimes de guerre. Les procureurs d’aujourd’hui pourraient devenir les accusés de demain. La guerre de 1971 n’a pas fini de gangrener la vie politique du Bangladesh.
Julien Bouissou