On viole en République démocratique du Congo (RDC). Des femmes, des petites filles et depuis peu des bébés. On viole collectivement, en public, pour démolir et pour terroriser. Pendant des jours, parfois pendant des mois, avant de tirer une balle dans les vagins ou de les lacérer à coups de lames de rasoir, de les remplir de sel, de caoutchouc brûlé ou de soude caustique, d’y déverser du fuel et d’y mettre le feu. « L’enfer se trouve dans le Kivu », résume une femme, le regard fixe, hanté par des images d’horreur qu’elle n’a encore osé décrire qu’à son « sauveur », le docteur Denis Mukwege, directeur de l’hôpital de Panzi, à Bukavu.
Dans le huis-clos de son bureau situé dans ce chef-lieu de la province du Sud-Kivu, à l’est de la RDC, ce médecin gynécologue recueille, depuis quatorze ans, les pires histoires qu’on puisse imaginer. La première fois, en 1999, devant une jeune femme dont l’appareil génital avait été déchiqueté par des balles tirées dans son vagin, il a cru qu’il s’agissait de l’œuvre d’un fou. Mais les femmes ainsi martyrisées ont afflué vers son hôpital, confrontant les soignants à des questions médicales jusque-là inédites. Plus de 40 000 femmes violées ont été opérées à Panzi depuis lors, sur les 500 000 victimes répertoriées en RDC depuis 1996. « Rien à voir avec des agissements individuels, ou un fait culturel congolais ! affirme le médecin. Les viols sont planifiés, organisés, mis en scène. Ils correspondent à une stratégie visant à traumatiser les familles et détruire les communautés, provoquer l’exode des populations vers les villes et permettre à d’autres de s’approprier les ressources naturelles du pays. C’est une arme de guerre. Formidablement efficace. »
UN DES PLUS GRANDS SPÉCIALISTES DES TRAITEMENTS DE TORTURES SEXUELLES
Devenu l’un des plus grands spécialistes des traitements de tortures sexuelles alors que sa vocation était d’aider à mettre au monde des enfants, le Dr Mukwege, 58 ans, a, pendant des années, pratiqué dix à douze opérations par jour, formé du personnel médical, décentralisé des unités de soin afin que les femmes puissent trouver secours près de chez elles. Et puis, constatant la généralisation des viols, pratiqués par à peu près tous les groupes armés – rebelles hutu et combattants maï-maï, soldats rwandais, insurgés du M23 et forces congolaises – il a alerté les ONG, la Maison Blanche, le Conseil de l’Europe, les chancelleries. Il s’est exprimé à la tribune de l’ONU, a brandi des chiffres, des photos, des témoignages.
Rien de décisif n’a suivi, hormis quelques récompenses et dotations qui ont consolidé son hôpital. Hormis, aussi, cette tentative d’assassinat dont il a été l’objet à l’automne 2012, l’obligeant à fuir temporairement la RDC. Au désespoir des femmes du Sud-Kivu qui ont proposé de se relayer nuit et jour pour lui fournir la protection que le gouvernement congolais n’a jamais assurée.
Il n’a pas tardé à revenir : « Impossible d’abandonner ces femmes à leurs souffrances. » Et il est là, massif, charismatique, le regard triste, le sourire et les gestes pleins de douceur, arpentant les couloirs de l’hôpital dans lequel il vit désormais. Il est là, plus préoccupé que jamais devant la recrudescence des viols, et soucieux que ses visiteurs du jour – ce 8 juillet, Valérie Trierweiler, compagne de François Hollande, ambassadrice de la Fondation France Libertés et Yamina Benguigui, ministre déléguée à la Francophonie, qui l’avaient l’une et l’autre reçu à Paris – soient à leur tour ses relais auprès de la communauté internationale. « Combien de femmes violées faudra-t-il pour qu’elle sorte de son inaction ? Combien d’enfants ? Jusqu’où l’horreur ? » Il y a moins de trois semaines, une petite fille de 18 mois lui a été apportée, l’appareil génital explosé. Neuf bébés sont arrivés dans le même état depuis janvier, 36 enfants de moins de 10 ans. « Je n’avais pas encore vu ça », lâche-t-il.
« JE VOUS EN SUPPLIE : NE NOUS LAISSEZ PAS TOMBER ! »
Dans une petite salle de l’établissement, il fait venir l’une après l’autre trois femmes qui, lentement, douloureusement, avec l’aide d’une femme médecin, racontent aux deux visiteuses la tragédie de quatre générations.
La première a une quinzaine d’années, marche à l’aide d’une béquille faite d’une branche d’arbre, et tient dans ses bras sa petite fille, issue d’un viol survenu trois ans plus tôt, enlevée il y a quelques semaines et retrouvée au petit matin, abandonnée dans le cimetière de son village, le sexe entièrement défoncé. « Le poing du docteur pouvait entrer dans l’enfant. » Occasion pour le médecin d’évoquer les fistules, cette perforation de la membrane qui sépare le vagin de l’appareil urinaire ou digestif et provoque l’incontinence de nombreuses victimes, rejetées comme des pestiférées, contraintes de quitter familles et villages.
La deuxième victime a 30 ans, le regard vide. Elle a été violée par des milices hutues surgies de la forêt et vient d’apprendre qu’elle est atteinte du sida. La troisième a 60 ans et exprime sa révolte : « Mes vêtements cachent tant de choses dont j’ai honte de parler ! » Avant de crier son désir de paix : « On n’a besoin ni d’argent ni de pitié, la terre du Congo est riche, je suis prête à la travailler à mains nues. Mais il nous faut la paix ! A chaque heure du jour ou de la nuit, nous pouvons être violées, quand on va prendre de l’eau, ramasser du bois, sur le chemin vers l’hôpital comme sur celui du retour, tout juste réparées par le docteur Mukwege. Nos enfants sont à jamais détraqués. Je vous en supplie : ne nous laissez pas tomber ! »
En élevant le docteur Mukwege au rang d’officier de la Légion d’honneur, Mme Benguigui, arrivée avec 2 tonnes de médicaments et une dotation de 200 000 euros, a insisté sur l’engagement de la France à faire traduire en justice les coupables, ce que tentent déjà de faire des avocates, attachées à l’hôpital de Panzi. Espoir ténu mais réel.
Quant aux milliers de casques bleus de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en RDC (Monusco) à laquelle la récente résolution 2 080 de l’ONU donne de nouveaux pouvoirs d’intervention pour protéger les civils, ils restent, pour la population, synonymes d’inefficacité absolue. « »Tu es comme la Monusco« est devenue une expression insultante en Swahili », raconte une jeune médecin. Cela signifie : ’Tu n’es qu’un bon à rien !’"
Annick Cojean (Bukavu, RDC, envoyée spéciale)