La droite a essayé de ne pas reconnaître le vote réalisé avec le « meilleur système électoral du monde », qualification inventée par le président états-unien Carter, qui avait loué les vertus du vote électronique, le contrôle international, les audits de l’autorité électorale indépendante. Cette transparence a été confirmée lors de la récente élection présidentielle au Venezuela par les comités d’experts et d’observateurs d’organismes internationaux. Henrique Capriles Radonski — l’adversaire du candidat chaviste Nicolas Maduro, vainqueur — n’a apporté aucune preuve de fraude tout en exigeant des vérifications qui avaient été déjà effectuées et en proposant des formes de décompte qui auraient recréé les anomalies du vieux système de vote manuel.
La faible différence du nombre de votes en faveur de Maduro (50,75 % face à 48,98 %) n’est pas tellement inhabituelle. Elle a été enregistrée lors d’autres élections vénézuéliennes (1968, 1978) et lors de plusieurs élections présidentielles aux États-Unis (Kennedy a triomphé contre Nixon par 49,7 % contre 49,6 % en 1960). Le résultat de nombreuses élections récentes (par exemple les italiennes) s’est joué à quelques milliers de voix.
Ce que Maduro n’a pas fait, c’est une fraude comme celle réalisée par Georges Bush en 2000, au travers d’une manœuvre dans le collège électoral de Floride, pour s’approprier la victoire de son rival Gore (48,4 % contre 47,9 %). Lorsque Chávez a perdu avec une faible marge en 2007, il a immédiatement reconnu sa défaite. Maduro avait anticipé, proclamant qu’avec une seule voix contre lui il rendrait le gouvernement et qu’avec la même marge en sa faveur il l’assumerait immédiatement. Lorsque les résultats définitifs ont été connus, il a simplement tenu sa promesse.
Il y a eu immédiatement une tentative putschiste, avec huit meurtres, des dizaines de blessés, des incendies de locaux chavistes et de locaux électoraux. Cette opération fasciste avait commencé au cours de la campagne électorale avec sabotages dans les usines, piratage d’ordinateurs, ruptures d’approvisionnement alimentaire, augmentation des prix des produits de base et hausse du taux d’échange du dollar sur le marché parallèle. Ils ont également fait venir depuis la Colombie des groupes paramilitaires pour impressionner les militants chavistes.
Capriles a tenté d’imposer le scénario de l’absence de pouvoir pour répéter les renversements de Lugo (Paraguay) et de Zalaya (Nicaragua). Il disposait de l’approbation de l’ambassade étatsunienne et de l’appui de la diplomatie espagnole. Ces deux pays, qui avouent avoir été les instigateurs directs du coup d’État manqué de Pedro Carmona en avril 2002, ont retardé la reconnaissance du président élu.
Mais il n’est pas facile de répéter le coup d’État en faisant face à la grande expérience de résistance que le peuple vénézuélien a accumulée. La droite a perdu les ressources financières que lui assurait son contrôle indirect de la gestion de l’entreprise pétrolière d’État, la PDVSA, et doit faire face à l’hostilité de la majorité des gouvernements sud-américains.
Mais c’est la ferme réaction de Maduro qui a été la plus importante : il a dénoncé le pacte secret proposé par Capriles. L’opposition à ce complot a été accompagnée d’une claire caractérisation de classe de son adversaire, en tant que défenseur de la bourgeoisie vénézuélienne. Les médias ont présenté ce portrait comme un cliché de propagande, ignorant précisément le contenu social du conflit en cours.
La droite s’est enhardie et elle s’est unifiée autour d’un chef. Elle fait le pari d’assiéger le gouvernement, compte sur son usure et recourt aux provocations. Elle suscitera le chaos économique, la déstabilisation politique et la pression armée. Elle a un projet qu’elle aurait appliqué avec la même intensité si la victoire de Maduro avait été plus importante.
Ce boycott ira de pair avec un travail méthodique pour imposer la demande d’une élection révocatoire d’ici trois ans. Ils feront fonctionner pleinement les médias, pour démontrer à quel point ce gouvernement — qui dépasse tous les records de transparence des élections — est autoritaire. Ils vont dénoncer les persécutions terribles des opposants, alors que ceux-ci jouissent de la plus grande liberté dans le monde de recours aux insultes.
La droite continuera à utiliser ces militaires qui ont creusé une division au sein des Forces armées. En effet, entre la haute hiérarchie et les officiers inférieurs, qui soutiennent le chavisme, se trouve une couche de vieux officiers intermédiaires, qui jouissent de privilèges et sont impliqués dans toutes sortes de négoces. Ils constituent le plus dangereux moyen de subsistance de la « boli-bourgeoisie ».
Surprises et confirmations
Maduro a obtenu 7 575 506 votes et Capriles 7 302 641. En comparaison avec les résultats obtenus par Chávez en octobre dernier, Maduro perd 685.000 suffrages et son concurrent en gagne 675 000. Son résultat est inférieur à la première victoire présidentielle de Chávez (56,2 %) et aussi à la dernière (54,4 %).
Ce recul a eu d’autant plus d’impact que tout le monde attendait une différence de l’ordre de 8 à 12 % en faveur du gouvernement. Ces pronostics étaient aussi bien ceux de la droite que ceux des observateurs. Mais si on évalue ces résultats sans tenir compte des prévisions, ce qui saute aux yeux c’est la vitalité du chavisme, qui a remporté 17 des 18 élections réalisées au cours des 14 dernières années. Les votes ont eu lieu à un rythme soutenu, et alors que le vote n’est pas obligatoire, la participation lors des derniers scrutins approche les 80 %.
Il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une victoire particulière du fait de l’absence de Chávez. Le fantôme de la défaite électorale dont le sandinisme a souffert en 1990 a été écarté (12). N’importe quel politicien dans le monde serait envieux d’un parti qui triomphe pour la dix-septième fois, sans sa personnalité dominante.
Vu la légère baisse de la participation (78 % et non 80 %), il y a deux interprétations possibles des résultats. La première souligne que le chavisme n’a pas réussi à entraîner aux urnes le segment populaire qui l’avait soutenu en octobre dernier, alors que la droite a réussi à augmenter son influence. L’augmentation de l’abstention dans les quartiers pauvres plaide en faveur de cette interprétation. La seconde interprétation attribue le résultat à un déplacement des voix du camp gouvernemental vers celui de l’opposition. En tout cas, il y a un progrès de la droite et un recul du chavisme.
Ce changement indique que les conséquences électorales de la mort de Chávez ont été mal perçues. L’immense soutien émotionnel avait été considéré comme acquis, en oubliant que la perte du commandant pouvait aussi provoquer découragement et sentiment d’impuissance. Profitant de ce climat, Capriles a recouru à une incroyable usurpation en se présentant comme un remplaçant fiable du processus bolivarien.
Mais le simple enregistrement de l’oscillation électorale (forte récupération en octobre et perte symétrique en avril) ne doit pas masquer le déclin général du vote chaviste depuis 2007. Cette perte a des causes bien connues et détaillées par Maduro à la fin de la campagne électorale. Il s’agit de l’inflation montante, de la hausse du dollar, du manque de produits non fournis par le réseau officiel Mercal (1), de l’enrichissement des banquiers et des énormes profits des importateurs intermédiaires.
La corruption visible continue à l’abri des bureaucrates qui gèrent une grande partie de la structure dirigeante. Le problème endémique de l’inefficacité persiste à tous les niveaux de l’administration publique. L’explosion de la criminalité accable la population.
Dans ce scénario de difficultés, le chavisme dispose d’une marge significative pour remonter la pente avant la confrontation qu’imposera l’éventuel scrutin révocatoire. Il garde une solide majorité à l’Assemblée nationale (95 membres sur 165) et dirige 20 des 23 gouvernements régionaux.
En outre, la situation économique n’est pas catastrophique, comme le prétendent les économistes néolibéraux. Chávez a démontré maintes fois qu’on peut récupérer les votes perdus dans ce type de circonstances. Le point de départ, c’est de réviser ses erreurs sans auto-flagellation. Le besoin d’introduire des corrections est évident, mais le sens de ces changements fait beaucoup plus polémique.
Deux attitudes, deux perspectives
Radicaliser l’orientation commencée il y a 14 ans ou temporiser avec la droite sont les deux options opposées auxquelles le chavisme fait face. C’est le même dilemme auquel ont été confrontés plusieurs prédécesseurs latino-américains du processus vénézuélien. Ils ont dû choisir entre l’approfondissement ou diluer les projets révolutionnaires, nationalistes, anti-impérialistes ou réformistes.
Chávez a toujours incliné pour le premier choix, se confrontant aux partisans du statu quo. La radicalisation permettrait de renouveler les énergies d’une transformation qui a déjà épuisé sa première étape. L’alternative conservatrice, par contre, démoraliserait la masse des chavistes, sans satisfaire la droite.
La première orientation exige de dialoguer avec tous sans pactiser avec la bourgeoisie. La seconde conduit à un accord avec les ennemis au détriment de ses propres soutiens. L’audace que la révolution cubaine avait démontré est un exemple des ruptures qui ouvrent des horizons nouveaux. La fin du MNR bolivien (2) ou celle de l’APRA péruvienne (3) illustrent, au contraire, l’effondrement qui succède à la capitulation.
Les deux perspectives sont en jeu à court terme dans la manière de lutter contre l’étouffement économique que provoquent l’inflation, la dévaluation et le déficit budgétaire. Ces calamités sont le résultat d’un sabotage capitaliste, qui multiplie les bénéfices des groupes enrichis sous la protection du pouvoir. Si ces secteurs ne sont pas pénalisés à temps, il faudra recourir à un ajustement antipopulaire que ce soit explicitement ou sournoisement.
Jusqu’à présent, le désapprovisionnement est contrecarré par une plus grande provision de marchandises dans le circuit officiel de distribution. Mais la tolérance envers les spéculateurs conduit à neutraliser cette compensation. Les nouvelles augmentations des salaires (de 35 % à 48 %) maintiennent le pouvoir d’achat, mais elles ne permettent pas de corriger le cercle vicieux créé par une inflation débridée et validé par les émissions en hausse. Il n’est pas nécessaire de « refroidir » l’économie ni de retourner au marché libre pour réduire la pénurie. Il est possible d’agir directement sur la formation des prix avec des mesures de contrôle, de fiscalisation des bénéfices et une sanction par impôt de ceux qui s’enrichissent.
L’économie tourne autour du fonds pétrolier et de la distribution de ses devises. Pendant longtemps, ont été tolérés des mécanismes de médiation bancaire, qui ont engraissé les financiers sans réduire la spéculation monétaire sur le change. Maintenant, un système d’adjudication plus transparent a été introduit, mais les grands capitalistes continuent à spéculer sur les devises. Ils obtiennent des dollars au prix officiel et les revendent sur le marché noir. Il ne s’agit pas seulement de problèmes techniques de la gestion des enchères. Il est indispensable de rendre effectif le monopole étatique du commerce extérieur pour garantir le contrôle de l’utilisation de l’excédent commercial.
Les améliorations des revenus des couches populaires sont tellement évidentes que la droite elle-même les a déjà reconnues comme un mérite du chavisme. Les politiciens de droite éludent d’expliquer pourquoi leurs gouvernements n’ont jamais essayé de faire quelque chose de semblable. Car c’est le remplacement de leurs administrations réactionnaires qui a permis de redistribuer vers le bas la rente pétrolière. Mais la fragilité de l’actuelle augmentation de la consommation sans investissements correspondants est évidente. Un véritable accroissement du pouvoir d’achat exige des avancées significatives dans l’industrialisation, en échec jusque-là, dans une économie de rente.
Sur le plan politique, les dilemmes sont également pressants. Il y a une remise en cause généralisée de la corruption et le processus ne récupérera le soutien populaire que s’il est capable de châtier ceux qui accumulent l’argent mal acquis. Maduro a prévu la création d’un corps spécial et secret dont le but est de mettre au jour les malversations. Mais une nouvelle éthique d’honnêteté exige l’intervention directe des militants chavistes et une réelle sensibilité officielle pour faciliter cette mise au jour.
L’initiative d’unifier les Missions bolivariennes — une série de programmes sociaux mis en place par le gouvernement Chávez — peut également s’avérer très utile à condition de renforcer en même temps l’action de ceux d’en bas dans les communes et les syndicats. L’annonce d’aller dans les usines et les quartiers pour construire la légitimité populaire ouvre la voie pour retrouver les électeurs perdus.
Les conditions sont favorables pour introduire ces corrections dans le climat passionnel du Venezuela. Ni l’indifférence ni le rejet de la politique, observés dans tant de pays, n’y dominent. Le nouveau pas en avant dans la conscience populaire permet de réaliser les initiatives humanistes suggérées par Maduro, par exemple pour lutter contre le problème complexe de l’insécurité. Il a appelé à la réintégration sociale de « tous les garçons qui laissent les armes » et il s’oppose à la persécution violente des marginalisés, que la droite voudrait orchestrer.
Il n’est pas simple non plus de radicaliser le processus et d’attirer en même temps une grande partie de la classe moyenne qui s’est alignée à droite. La recette classique des sociaux-démocrates, c’est le travestissement qui consiste à mettre en œuvre « ce que les gens veulent » après qu’ils ont absorbé les messages de l’idéologie dominante dont les médias les matraquent. Une telle adaptation transformerait le chavisme en un cas de plus de domestication institutionnelle.
Si l’on veut éviter un tel enterrement, il n’y a pas d’autre alternative que de faire avancer le débat idéologique commencé il y a 14 ans. Persuader et persuader encore avec de nouveaux arguments, tel est le sentier à parcourir. Le grand défi du chavisme reste de démontrer comment la droite pousse la classe moyenne à agir contre ses propres intérêts.
Héritage et convictions
Le processus bolivarien peut servir de leçon aux vétérans de la gauche latino-américaine qui ont perdu l’esprit révolutionnaire. Si les défaillances sont examinées sans tabou, le vide laissé par la mort de Chávez pourra trouver des substituts plus collectifs.
Il ne faut pas oublier comment le gérant du changement actuel a surmonté plusieurs expériences ratées. Tout comme Fidel après l’échec de la Moncada (13), il est allé de l’avant après l’échec de son soulèvement initial. Cette fermeté l’a transformé en un leader des masses après un bref emprisonnent. Plus tard, il a su affronter le coup d’État de 2002 (14) avec la même résolution et il a employé ses dernières forces dans l’affrontement avec Capriles. Sans ce courage, Maduro ne serait pas aujourd’hui à la tête du gouvernement.
Chávez a évolué en suivant les vents de l’action révolutionnaire et c’est pour cela que ses convictions nationalistes ont glissé vers la gauche. Depuis 1999, il s’est engagé dans un cours radical qui l’a éloigné des classes dominantes et l’a lié aux classes opprimées.
Les relations confuses qu’il a établies au début avec les militaires droitiers d’Argentine (les « carpintadas ») ont conduit de nombreux analystes à le regarder comme un putschiste de plus du peloton latino-américain. La même équivoque a été suscitée par son flirt initial avec Clinton et la Troisième voie du social-libéralisme. Mais sa réaction face à l’attaque de la droite a rapidement dégagé tout doute sur ses préférences politiques. Il a opté pour une convergence avec la gauche qui a été accélérée par sa rencontre avec Fidel.
Chávez a été nourri du patriotisme radical que personnifiaient Torrijos (4) et Velazco Alvarado (5). Mais il a encouragé une participation populaire anti-impérialiste très supérieure à ces prédécesseurs. Contrairement à la trajectoire dominante du nationalisme latino-américain, il a promu la mobilisation sociale. Il a facilité la création de 100 .000 cercles bolivariens, l’occupation de PDVSA, l’organisation des réservistes et l’expansion des conseils communaux. Cette confiance envers l’activité populaire l’a éloigné du rôle classique d’arbitre d’un Perón (6) ou d’un Vargas (7). Il a délaissé le bonapartisme militaire et a introduit la plus grande démocratisation de l’histoire vénézuélienne.
Sa vague acceptation du socialisme, quand il était jeune, a abouti à un projet de réformes avancées sans les limites traditionnelles du nationalisme bourgeois. Comme il se rappelait bien la tragédie de Salvador Allende, il ne s’est pas replié face aux menaces fascistes. Au contraire, il a conçu une stratégie de contre-attaque face à la droite, allant de pair avec des essais de transformation pacifique protégée par l’armée. Son obsession de la victoire s’est développée en évaluant les défaites de tous les révolutionnaires latino-américains, depuis Zapata (8) et Sandino (9) jusqu’à Farabundo Martí (10).
La mise en pratique de cette orientation à permis à Chávez de gâcher la fête néolibérale, de faire face à l’impérialisme et de récupérer le projet socialiste. Il a commis de nombreuses erreurs, comme la livraison de dirigeants guérilleros de Colombie ou la valorisation de plusieurs dictateurs du monde arabe. Mais il inauguré un projet que ses partisans peuvent maintenant réaliser s’ils avancent vers la réalisation du socialisme.
Les dirigeants chavistes considèrent qu’ils sont embarqués dans cette construction et ils le manifestent par des discours, des proclamations et des affiches dans tout le pays. Le qualificatif appliquée à beaucoup des réalisations confirment cet espoir (entreprises socialistes, parti socialiste, santé socialiste). L’utilisation généralisée d’un concept post-capitaliste est très familière au chavisme. Elle nourrit ses rangs de militaires, intellectuels et militants formés au cours des années 1970 sous l’influence des guérillas et de diverses idéologies communistes.
Les dogmatiques disqualifient ce profil en soulignant la distance qui sépare les déclarations socialistes de leur concrétisation. Ils supposent que les deux paramètres doivent marcher au même rythme, sans expliquer pour quelles raisons ils font tant de propagande marxiste sans aucun indice de matérialisation. Proclamer l’idéal socialiste est un premier mérite, car il définit l’objectif qu’on a l’ambition d’atteindre ainsi que la distance qu’il faut parcourir pour l’atteindre.
Les sectaires répètent également les sarcasmes cyniques contre le socialisme bolivarien émis par les critiques de droite. Ils ne se sont jamais demandé pour quelle raison le chavisme a sauvé l’idéal socialiste. Dans le passé il était très courant de revendiquer formellement cet objectif, comme une couverture démagogique de n’importe quel objectif politique. Ce déguisement était nécessaire du fait de l’impact des révolutions russe, chinoise, cubaine et vietnamienne. Aujourd’hui encore subsistent de nombreux partis libéraux, droitiers et y compris fascistes qui ont gardé leur surnom socialiste initial. Mais cette mode a été le plus souvent enterrée avec l’effondrement de l’Union soviétique.
Aucun mouvement populaire ne réclame aujourd’hui de ses dirigeants qu’ils adoptent les définitions socialistes. Ce genre de proclamation n’offre plus d’intérêt nulle part. Le prestige intellectuel et la pénétration électorale qu’elle avait suscités se sont dilués. De ce fait, il ne reste qu’une seule interprétation des raisons qui ont poussé le chavisme à reprendre le qualificatif socialiste : la conviction. Même si les incrédules ne peuvent pas le comprendre, c’est cette conviction qui guide la conduite des militants et des dirigeants embarqués dans la lutte pour l’émancipation.
Apprentissages et innovations
Tout militant latino-américain sait que la construction du socialisme exige de tenir compte de deux nouveautés contemporaines : l’URSS n’existe plus et les vieilles dictatures régionales ont été remplacées par des systèmes constitutionnels. Le processus révolutionnaire doit transiter par des sentiers plus complexes que dans le passé. L’insurrection, le foyer révolutionnaire ou la guerre populaire prolongée n’apportent plus de réponses quant à la manière d’agir sur le terrain électoral ni au défi de se doter d’alliés pour résister au harcèlement impérialiste. Pour faire face à la nouveauté du scénario, il faut innover avec la même audace que celle qu’ont eu, à leur époque, Lénine, Mao et Fidel.
Enfermés dans leur petit monde clos, les sectaires ne se posent même pas ces problèmes. Ils ne perçoivent pas les difficultés qui émergent de toute interaction avec la réalité. En octobre 2012, ils se sont opposés à la fois à Chávez et à Capriles, en présentant une candidature insignifiante (11). Cette fois, ils ont opté pour l’abstention, argumentant que Maduro et son adversaire réactionnaire, c’est « la même chose ». Ils minimisent le danger putschiste parce qu’ils considèrent que le chavisme est aussi néfaste pour le peuple que son adversaire. Avec un tel dérapage, leurs discours n’apportent qu’une note spirituelle pour colorer le panorama vénézuélien.
Il est important de comprendre les nouveaux cours de la lutte pour le socialisme. Au siècle passé, les révolutionnaires ne faisaient pas face à l’intervention compliquée dans le système électoral bourgeois. Ils agissaient dans un contexte persistant de guerres et de dictatures, sans avoir à se confronter à la lutte pour les votes. Les difficultés du travail pour la construction du socialisme sur ce terrain sont bien connues de tout militant de gauche qui a participé à une élection. Le régime constitutionnel accorde à ceux qui ont le pouvoir économique et médiatique des privilèges sidéraux, qui sont renforcés par la domination de l’idéologie conventionnelle.
Les mérites du chavisme sur ce terrain ont été immenses. Il a remporté 17 élections face aux classes dominantes. Mais il serait illusoire de supposer que cette séquence se répétera à l’infini, d’une élection à l’autre, sans souffrir d’affaiblissement et d’usure.
Il est prouvé que le socialisme ne pourra émerger d’une simple continuité de séquences électorales. Les sociaux-démocrates qui parfois avaient cru en une telle possibilité ne perdent déjà plus même une minute pour justifier ces croyances. Ils agissent simplement en acceptant les règles fixées par les classes des oppresseurs. Si nous voulons éviter une telle dégradation, il faut concevoir comment il est possible d’intégrer le suffrage périodique actuel dans une future démocratie socialiste. Cette transition requiert une forme de rupture révolutionnaire.
L’instrument potentiel de cette transformation, c’est le pouvoir populaire qui accompagne le chavisme depuis sa naissance. Ces organismes parallèles et articulés au schéma institutionnel présentent de multiples modalités de conseils, communes, cercles, syndicats et partis. Jusqu’à maintenant ils n’ont pas consolidé une forme définie et ils ont encore moins mûri un développement autonome, dans une grande mesure du fait de la tutelle imposée d’en haut. L’absence de Chávez exige maintenant de renforcer ce rôle de sujet collectif.
Les déficiences du pouvoir populaire peuvent être fatales, car c’est là que se concentrent les embryons de la construction du socialisme. Ce pouvoir est la principale garantie de la poursuite du projet révolutionnaire, face aux oscillations imprévisibles de la lutte électorale. Pour cette raison, à la fin d’une séquence électorale, il ne faut pas seulement compter les votes obtenus. Il faut également savoir à quel point on a avancé dans l’organisation de la structure populaire.
Chávez a toujours su à quel point il est nécessaire d’être préparé pour affronter les classes dominantes décidées à défendre leurs privilèges par la force. Il n’avait pas l’illusion qu’il suffirait d’empêcher la désignation d’un Pinochet à la tête de l’armée pour éviter le drame dont le Chili a souffert en 1973. Les structures populaires défensives sont indispensables pour conditionner le comportement des forces armées dans les moments critiques. L’attitude de cette institution dépend dans une large mesure de la capacité populaire d’agir de manière directe et organisée contre les fascistes.
L’évolution surprenante de l’histoire a réintroduit la lutte pour le socialisme dans un pays producteur du pétrole. Ce scénario était inimaginable pour les marxistes du XXe siècle, habitués à localiser les processus révolutionnaires dans les pays manquant de ressources. Le Venezuela est le contraire de ce modèle. Il n’affronte aucune des restrictions qui, par exemple, tourmentent Cuba.
La combinaison du plan et du marché, requise pour une transition au socialisme, sera très différente dans un pays exportateur de combustible que celle exigée dans une économie manquant de devises. Il y a certaines mesures communes à tout projet anticapitaliste (nationalisation des banques, des ressources naturelles et du commerce extérieur).
Mais, du fait de l’étatisation du pétrole, le plus grand défi qu’affronte le Venezuela c’est la gestion de cette ressource et non l’extension ultérieure de la propriété publique. Il est vital de changer la matrice productive avec l’expansion industrielle et de réduire les importations des biens de consommation. Le succès économique du chavisme sera mesuré sur ce terrain.
Mouvements sociaux de l’ALBA
La victoire de Maduro est une coupe amère pour la diplomatie étatsunienne, qui désire échapper à la critique chaviste de tous ses abus. Ces dénonciations obscurcissent le virage tactique d’Obama, visant à atténuer l’image belliciste de la première puissance. Le triomphe bolivarien oblige les États-Unis à perfectionner le maquillage de ses invasions, de ses assassinats sélectifs et des tortures à Guantanamo.
La présence d’un continuateur de Chávez à la tête d’une économie pétrolière représente en outre un grave problème pour l’empire, qui a toujours considéré le brut vénézuélien comme sa propre production. Il lui est intolérable que son principal fournisseur latino-américain manie de façon souveraine les quotas de production et accorde des contrats à long terme à la Chine.
Au bout de quatorze années, les États-Unis n’ont pas pu renverser le processus bolivarien. Cet échec est aussi le fruit de la capacité de l’Amérique latine à empêcher la répétition de la saignée perpétrée au Moyen-Orient et en Afrique. La très grande importance de cette réalisation n’a pas été suffisamment mise en valeur. Si la région souffrait de massacres ethniques, de guerres sectaires ou de massacres séparatistes, aujourd’hui nous ne pourrions que discuter de comment émerger de ces tragédies.
Le Venezuela a besoin de prendre appui sur un bloc géopolitique pour compenser la pression de l’empire. Cuba n’avait pu bénéficier d’un tel environnement au cours des années 1960. Même avec plusieurs gouvernements droitiers en leur sein, l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), la Communauté des États latino-américains et caraïbes (CELAC) et les autres organismes peuvent accomplir ce rôle protecteur. Mais ce qui s’est produit avec le président Lugo au Paraguay démontre qu’une telle protection ne remplace pas la décision interne de faire face au putschisme.
Le Venezuela n’est pas un membre de plus de l’alliance sud-américaine et son gouvernement présente un profil différent de n’importe quelle administration de centre-gauche. Cette singularité a réapparu au cours de l’élection du premier successeur de Chávez.
Maduro est un « président ouvrier » très différent de Lula, tant par son militantisme socialiste que par la distance maintenue face à la social-démocratie. Jusqu’à présent il n’a pas eu recours au discours amical face aux puissants. Au contraire, il a fait face au « bourgeois Capriles qui ne connaît pas la vie d’un travailleur ». Va-t-il persister ou diluera-t-il ce message ?
L’attitude de Maduro contraste également avec l’indifférence envers l’objectif du socialisme qui prédomine chez les présidents progressistes. Certains dirigeants — comme Cristina Kirchner — sont même ouvertement hostiles à cet idéal. Elle oppose le drapeau rouge à l’étendard bleu et blanc, comme si c’étaient des symboles en conflit.
Le chavisme a transformé le panorama de la gauche latino-américaine et a réhabilité la lutte continentale pour le socialisme. Mais il n’existe pas encore d’organisme permettant la confluence de cette action. La nouvelle articulation des mouvements sociaux de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), conçue pour rassembler les organisations à l’échelle régionale, pourrait accomplir ce rôle. Mais pour ce faire, elle devrait réunir les groupements construits d’en bas et autonomes des gouvernements.
Une telle confluence serait exempte des restrictions qui entourent l’action gouvernementale. Sa fonction ne serait pas de consolider les accords géopolitiques, les associations étatiques, les alliances ou les conventions économiques. Elle en prendrait en charge les priorités des mouvements sociaux et pourrait élever la voix sur les sujets conflictuels. Dans une ALBA des peuples il y aurait l’espace pour la solidarité avec Haïti sans envoi de troupes, pour s’en prendre aux transnationales de n’importe quelle puissance secondaire et pour mettre en cause les fantaisies d’un « capitalisme régulé ».
Les mouvements sociaux de l’ALBA ont l’occasion de combler le vide laissé par le déclin du Forum social de Porto Alegre. Ils pourraient avancer vers le dépassement de cette expérience en adoptant un profil de luttes qui avait été éludé. Le moment est opportun et la brèche commence à s’élargir en vue de convertir le rêve de Bolivar en une émancipation socialiste. ■
Claudio Katz
Notes
1. Celui organisé par la mission Mercal (comme MERCado de ALimentos, Marché d’aliments), un programme de distribution de nourriture subventionnée, créé le 24 avril 2003, qui dépend du Ministère de l’Alimentation. Le réseau est constitué de supermarchés (« Mercales »), superettes (« Mercalitos ») et espaces de vente temporaires, de taille plus importante, organisés sur la voie publique (« Megamercales »).
2. Le Mouvement national révolutionnaire (MNR) bolivien a remporté les élections en 1951. Une junte militaire, sollicitée par l’oligarchie minière, s’est alors emparée du pouvoir, provoquant une insurrection populaire qui forma le 11 avril 1952 un gouvernement provisoire dirigé par les ouvriers des mines, qui rendit le pouvoir à Victor Paz Estenssoro, dirigeant du MNR. Ce dernier a introduit le suffrage universel, nationalisé les mines, réalisé une réforme agraire, dissout l’armée remplacée par les milices ouvrières et paysannes. Une centrale syndicale, la COB, fut créée en avril 1952. Mais le MNR ne poursuivit pas jusqu’au bout le processus révolutionnaire, permettant à la bourgeoisie de se restabiliser et en 1964 une junte militaire renverse Paz Estenssoro. En 1969 un gouvernement est cependant forcé par le mouvement ouvrier de nationaliser les hydrocarbures. Alarmés par les mobilisations populaires, les militaires et le MNR placent Hugo Banzer à la présidence en 1971. Il reprivatise les hydrocarbures avec le soutien du MNR…
3. L’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) est un parti politique fondé par Victor Haya de la Torre en 1924 à Mexico, dont la section péruvienne — la seule qui subsiste — a été fondée en 1930. Il se donnait alors pour but la lutte contre l’impérialisme, l’unité politique de l’Amérique latine, la nationalisation des terres et des grandes entreprises, l’internationalisation du canal de Panama et la solidarité des peuples et des classes opprimées du monde entier. Pour participer au Front démocratique national, Haya de la Torre abandonna ses revendications d’expropriation. Le FDN remporte les élections en 1945, mais son gouvernement déçoit la population qui se soulève à Callao en 1948 (sous la direction de la minorité locale de l’APRA). Le gouvernement utilisa l’armée, mis hors la loi l’APRA, puis fut renversé par un coup d’État militaire. L’APRA ne pourra remporter à nouveau les élections qu’en 1979, mais ce sera un autre parti, nullement révolutionnaire…
4. Omar Torrijos (1929-1981), général, dictateur du Panama de 1968 à 1981. Il a instauré une politique d’éducation, de création d’emplois, de redistribution des terres agricoles et d’importants travaux publics tout en faisant du Panama un centre bancaire international. Il est à l’origine de la négociation du traité de 1977 qui a finalement donné la pleine souveraineté du Panama sur la zone du Canal de Panama.
5. Velazco Alvarado (1910-1971), président du Pérou de 1968 à 1975 à la suite d’un coup d’État. Il nationalise le secteur pétrolier, restreint la liberté de la presse, lance une réforme agraire visant à éliminer les grandes haciendas et nationalise les secteurs clés de l’économie (pêcheries, mines, télécommunications, énergie et pétrole, regroupés dans des conglomérats administrés par l’État). Le taux de change et le commerce extérieur sont étroitement contrôlés. Il établit un partenariat avec l’URSS et Cuba.
6. Juan Perón (1895-1974), président d’Argentine (1946-1955 et 1973-1974). Ministre du travail et des affaires sociales dans le gouvernement militaire issu du coup d’État de 1943, il est écarté, puis emprisonné en 1945 pour sa politique en faveur des ouvriers, mais libéré à la suite de manifestations monstres organisées par le syndicat CGT. Élu président en 1946, malgré l’opposition des États-Unis et de la majorité des partis politiques (dont les socialistes et les communistes), il promulgue une « Déclaration des droits du travailleur » en février 1947. Il a nationalisé les banques et les chemins de fer, introduit le dimanche férié, développé les travaux publics pour des écoles et des hôpitaux. En politique internationale il cherchait des relations équivalentes avec l’URSS et les États-Unis, au nom de la « grande Argentine ». Renversé en 1955 par un putsch militaire.
7. Getúlio Vargas (1882-1954), chef d’État du Brésil (1930-1945 et 1951-1954) a mené une politique opposée à la domination des propriétaires terriens et favorable à la bourgeoisie et petite-bourgeoisie citadine, à l’industrialisation, à la centralisation du pays. Lors de sa seconde présidence, il nationalisa le pétrole et augmenta de 100 % le salaire minimum. Poussé à la démission par l’armée, opposée à lui depuis l’augmentation des salaires, il s’est suicidé le 24 août 1954.
5. Salvador Allende (1908-1973), médecin et militant socialiste, président de la République du Chili de 1970 au 11 septembre 1973, à la tête d’un gouvernement de l’Unité populaire (PS, PC, Parti radical, Action populaire indépendante, Mouvement d’action populaire unitaire). Il exproprie les mines du cuivre, poursuit la réforme agraire, nationalise 9 banques sur 10, augmente les salaires de 40 à 60 %, bloque les prix, réforme le système de santé, établit un impôt sur les bénéfices, décrète le moratoire de la dette. Des structures ouvrière indépendantes — les « cordones industriales » — apparaissent. Le 29 juin 1973 un premier coup d’État militaire tenté par un régiment blindé ne réussit pas. Le 23 août, Allende tente d’amadouer l’armée, en nommant le général Pinochet au poste de commandant en chef. Le 11 septembre ce dernier réussit un coup d’État.
8. Emiliano Zapata (1879-1919) a été un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1911. A la tête de l’Armée de libération du Sud il contrôle l’État de Morelos et tente d’y réaliser la redistribution d’une partie des terres, usurpées par les grands propriétaires. Il a été assassiné en 1919.
9. Augusto Sandino (1895-1934), leader de la guérilla nicaraguayenne qui, de 1927 à 1934, lutta contre le gouvernement d’Adolfo Diaz, installé en 1909 par les États-Unis et défendu par les marines. Négociant la paix avec le nouveau président Sacasa, après le départ des troupes étatsuniennes, il est assassiné en 1934 par la Garde nationale commandée par Anastasio Somoza (qui se fera élire président en 1936).
10. Augustin Farabundo Martí (1893-1932), révolutionnaire salvadorien, fondateur du PC centro-américain en 1925 et du PC salvadorien en 1930, secrétaire d’Augusto Sandino lors de son exil au Nicarague, organisateur du soulèvement populaire au Salvador en 1932 que le gouvernement Martinez noya dans le sang, il a été arrêté et fusillé le 1 février 1932.
11. Orlando Chirino, travailleur de PVDSA, dirigeant syndical reconnu, a été candidat du Parti pour le socialisme et la liberté (section vénézuélienne de l’UIT-CI, se réclamant de la tradition de Nahuel Moreno) et obtint 4 144 votes (0,03 %).
12. En février 1990, les sandinistes sont battus à des élections. Violeta Chamorro, candidate de l’opposition, est élue. Plusieurs dirigeants sandinistes sont opposés à ces élections qui se tiennent sous le chantage à la terreur de la contra et des États-Unis. Mais la majorité du FSLN ne veut pas revenir sur ses promesses, quitte à perdre le pouvoir.
13. Le 26 juillet, Fidel Castro et 130 à 155 hommes lancent une attaque contre la caserne de Moncada à Santiago de Cuba. C’est un échec et Castro est arrêté (-> 1955). Naissance du Mouvement du 26 juillet.
14. Entre le 11 et le 13 avril 2002, un coup d’État de Pedro Carmona, soutenu directement par le patronat vénézuélien et indirectement par les États-Unis et l’Espagne, manque de renverser le président Chavez qui est arrêté. Avec le soutien de Fidel Castro, une gigantesque mobilisation populaire oppose une riposte massive et y fait échec, avec des secteurs des forces armées qui défendent Chavez.