La savante équation du textile tient à une règle : le « coût à la ligne » de production. Dans les ateliers d’Anne-Laure, cadre française d’un groupe textile bangladais, à Dacca, chaque ligne (24 machines à coudre) coûte 800 dollars (615 euros) par jour. Avec cela, elle fabrique 1 000 tee-shirts. Soit 80 cents pièce, auxquels il faut ajouter le coton (250 grammes, 1 dollar environ). Mais dans d’autres usines, dit-elle, ce coût tombe à 400 dollars, voire moins.
Comment ? En rognant sur la sécurité et les salaires. Au bout du système, les marques occidentales s’assurent des marges qui font rêver - ou peur : « Elles les multiplient par 5, dit Anne-Laure. Un tee-shirt livré 2 euros est revendu 10. Pour le prêt-à-porter low-cost, c’est moins : 2,5 fois. Pour le luxe, 10 fois. »
Même s’il faut déduire de ces marges les coûts de marketing, il y a de l’espace pour augmenter le salaire minimum, 30 euros par mois. D’autant que la masse salariale ne représente que 20 à 40% du coût de production. « Il est temps que les marques payent plus, affirme Kalpona Akhter, du Centre pour la solidarité des travailleurs du Bangladesh. Le Dr Muhammad Yunus [Nobel de la paix 2006, ndlr] propose qu’elles payent chaque article 50 cents de plus. C’est une excellente idée. Cela ferait un énorme changement sur les salaires. » Mais Anne-Laure fronce les sourcils : « Toute augmentation doit s’accompagner d’une amélioration de productivité. » Sinon, gare à la concurrence : « Il y a déjà moins cher, au Vietnam ou au Cambodge », assure Kate, responsable à Dacca du bureau d’une marque européenne. « Même le Portugal devient concurrentiel, avec des salaires en dessous des 500 euros », dit Anne-Laure.
« Coup de pub ». L’effondrement, le 24 avril, du Rana Plaza, qui abritait cinq usines de textile (1 229 morts), oblige pourtant le patronat bangladais à améliorer la sécurité et les salaires. Dans le cas contraire, les Etats-Unis et l’Europe ont menacé de retirer le « système généralisé de préférence » grâce auquel les produits bangladais bénéficient de droits de douane nuls ou atténués. Côté sécurité, l’accorddu 23 mai, par lequel 39 marques occidentales s’engagent à financer des améliorations, est un premier pas.
« C’est surtout un coup de pub, relativise Anne-Laure. Le cas de conscience va durer deux semaines. » Et les géants du secteur occultent ainsi leur responsabilité. Kate dit recevoir des demandes de clients européens « style « la pièce à 2 euros », alors que c’est juste le coût du tissu ! » Aux fournisseurs de se débrouiller. Avec la crise, les marques veulent toujours moins cher. « Certains fabricants, ici, acceptent n’importe quel prix dans l’espoir de futures commandes, déplore Anne-Laure. Puis ils sous-traitent à des usines de 30 personnes. »
Le boom du textile dans ce pays à 6% de croissance annuelle tient à ce bourgeonnement de nouveaux venus qui démarrent petit, en cassant les prix et en négligeant la sécurité. « Ici, on est toujours au Far West », prévient Alonzo Suson (Centre américain de solidarité, à Dacca). Les fabricants ont une seule obsession : honorer les livraisons.
Les ouvriers travaillent huit heures par jour, auxquelles s’ajoutent souvent quatre heures supplémentaires, plus un jour le week-end. Et il suffit de se promener dans une usine réputée « potable » pour apprécier les conditions toutes relatives de sécurité : les allées sont encombrées de ballots de tissu - des matières inflammables - qui empêchent le passage, la boîte « premiers secours » est vide, et l’éventuelle évacuation de 1 500 employés par deux escaliers étroits desservant sept étages fait peur rien que d’y penser. Après le Rana Plaza, Kate a reçu un mail de ses chefs en Europe lui demandant : « Qu’est-ce qu’on fait ? Des audits ? » Elle va en effectuer, mais elle reste sceptique : « C’est moins pour améliorer les conditions de travail que pour éviter les taches sur l’image des entreprises occidentales. » Et elle connaît les limites : « Tous les documents sont faux, et on ne voit pas l’envers du décor. »
Désamour. L’accord du 23 mai prévoit la création d’un fonds pour financer des audits indépendants, confiés à l’agence allemande GIZ : en quoi seront-ils plus efficaces que l’actuel autocontrôle des entreprises ? « Les marques ont déjà leurs propres auditeurs, rappelle Suson. Et quand ils arrivent, les patrons locaux sont prévenus. Ce jour-là, tout est nickel. » Kate s’interroge : « Et si une usine est dans le rouge, on l’aide à s’améliorer ou on la balaye ? »
Selon l’accord, les marques occidentales doivent financer les mises aux normes. Mais ne seront-elles pas tentées alors d’aller ailleurs ? Leur désamour avec le Bangladesh est né bien avant le Rana Plaza, en raison de l’instabilité politique croissante qui règne dans le pays : depuis début 2013, il y a eu trente-deux jours de grève générale organisés par l’opposition.
MICHEL HENRY Envoyé spécial à Dacca (Bangladesh)