Marion Rousset, Regards.fr. Les drones viennent-ils juste compléter l’arsenal militaire existant ?
Grégoire Chamayou. Ils s’inscrivent dans une longue histoire qui a vu s’accroître la portée des armes balistiques. Avec les drones armés cependant, la distance n’est pas seulement mise entre l’arme et sa cible, mais entre le militaire et son arme. Concrètement, un « opérateur » situé par exemple dans le désert du Nevada tue, par clicks interposés, des individus situés de l’autre côté de la planète. Cette nouveauté, qui radicalise des tendances existantes, tend à produire un rapport de non-réciprocité absolue : l’opérateur voit sans jamais pouvoir être vu, il touche sans jamais pouvoir être touché.
Parce qu’il est aérien, furtif, relativement individualisé dans sa frappe, le drone armé, qui se définit comme une « caméra volante équipée de missiles » est l’instrument privilégié de ce que les militaires Américains appellent la guerre comme « chasse à l’homme ». Ils ne sont plus dans une logique de combat mais de poursuite. Ceux qui utilisent les drones veulent pouvoir pourchasser leurs proies ou cibles désignées partout dans le monde, au mépris des frontières terrestres, marquées dans le sol.
La généralisation rapide de ces armes leur sert ainsi d’occasion pour réviser le droit de la guerre, pour le dynamiter. Pour pouvoir se servir de cet outil technologique au mieux de ses capacités, il leur faut abolir les limites juridiques jusqu’ici admises. Ils passent outre, par exemple, ce principe qui consiste à circonscrire l’usage des armes de guerre à des zones de conflit armé, des entités géographiques, délimitables. Les frappes de drones américains qui ont aujourd’hui lieu au Yémen ou en Somalie, hors zones de conflit armé, sont en ce sens illégales.
En quoi se distinguent-ils des bombardements aériens ?
Historiquement, les bombardements ont été pensés comme des instruments de terreur. Ils visent à terroriser l’ennemi et les populations civiles. L’avantage des drones, selon les stratèges de l’Air Force, est de « disloquer la psychologie des insurgés ». On ne peut rien faire contre ces missiles qui tombent du ciel, à moins d’être équipé de forces aériennes ou de missiles sol-air. On est impuissant. C’est l’arme d’un terrorisme d’Etat, théorisé comme tel. Le drone introduit en outre une révolution dans le regard. Il permet de combiner des fonctions de surveillance et des fonctions létales. Ça, c’est radicalement nouveau.
Ses partisans prétendent aussi que cette arme est plus précise…
Contrairement à une idée préconçue, la plupart des frappes de drones ne visent pas des individus identifiés, connus par leur nom. Pour définir les cibles, sont utilisées des techniques de surveillance et de traitement des données : images vidéos, relevés téléphoniques, cartographie des déplacements… Sur cette base, on établit des « patterns of life », des formes de vie, des profils correspondant à des motifs prédéfinis qui vous signalent comme terroriste, militant, individu suspect d’appartenir à une organisation hostile.
Avec ce principe de « veille persistante » ou de « regard permanent », les militaires américains prétendent avoir obtenu un gain dans la précision du ciblage. C’est une vaste mystification. Le droit international interdit de cibler directement des non-combattants. C’est le principe fondamental de distinction entre combattants et civils. Mais lorsque vous remplacez l’envoi de troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. Qu’est-ce qui, vu de ciel, par écran interposé, différencie un combattant sans combat d’un non combattant ? A quoi peut-on voir la différence ? A rien. Dans une telle situation, alors même que l’ennemi ne porte pas d’uniforme, distinguer les combattants des autres devient une tâche impossible. Résultat, les morts civils s’accumulent sous les frappes de drones.
Que deviennent les vertus cardinales de la guerre ?
On assiste à une crise dans l’ethos militaire. Dans la première moitié du XXe siècle encore, les vertus militaires officielles étaient la bravoure, le courage, l’esprit de sacrifice. Pour être un guerrier, il fallait être prêt à mourir. Que se passe-t-il quand on développe des armes qui interdisent absolument d’exposer les vies nationales au combat ? Cet impératif entre en contradiction avec les valeurs officielles de la guerre. Elle se prive de ses propres justifications traditionnelles et est donc obligée de se réinventer.
Cette alchimie discursive est une tâche très difficile : comment faire passer ce que des traditions millénaires ont toujours qualifié comme étant l’arme du lâche pour une arme morale ? Des philosophes qui font partie de l’effort de guerre y travaillent. Certains sont même recrutés aujourd’hui par des académies militaires américaines, ils réfléchissent main dans la main avec les forces armées pour redéfinir les vertus de cette guerre sans vertu.
Lorsque le militaire ne voit plus le regard de celui qu’il tue, cela modifie-t-il la nature de son geste ?
On sait qu’il est beaucoup plus facile de faire du mal à autrui quand on ne le voit pas, quand on ne se voit pas dans son regard. C’est ce qui arrive aux opérateurs des drones alors même que ces armes se substituent, au plan tactique, à des fonctions autrefois dévolues à l’infanterie, aux commandos, aux troupes terrestres de combat. C’est en ce sens aussi qu’on peut parler d’une perte totale de réciprocité. Ils n’aperçoivent que des silhouettes. Une critique répandue assimile l’expérience des opérateurs de drones à celle des jeux vidéo. C’est plus complexe. Ils savent qu’ils tuent pour de vrai, mais c’est un savoir partiel : ils n’ont pas accès à leurs victimes.
Entre les attentats suicides et les drones qui leur répondent, vous dites qu’il existe un jeu de miroir…
Ce sont deux armes que tout oppose. On a d’un côté des hommes de la mort nécessaire : pour que l’attentat ait lieu, il faut mourir. Et de l’autre, des hommes de la mort impossible qui ne seront jamais tués en tuant. D’un côté, mon corps est mon arme et de l’autre, mon arme est sans corps.
Ces oppositions tactiques et techniques ont aussi une dimension économique. Les « attentats suicides » sont l’arme du pauvre, de ceux qui n’ont que leur corps, les drones l’arme du riche, de ceux qui ont la technologie et le capital. Ces deux formes éthico-affectives témoignent de rapports opposés à la vie et à la mort.
Dans les nations occidentales, on considère que l’attentat suicide est le comble de l’horreur morale, tandis que toute une série de porte-parole des forces armées, de philosophes ou d’éditorialistes affirment à l’inverse qu’il est éthique d’écrabouiller des ennemis de l’autre côté de la planète, réduits à la taille d’insectes sur un écran vidéo… D’où vient une telle dissymétrie dans l’appréciation ?
D’où vient-elle ?
Ce type d’énoncé est possible parce que les grandes nations militaires du Nord visent zéro mort dans leur camp. Ce principe d’auto-préservation absolue, on l’a vu émerger au moment de la guerre au Kosovo en 1999, quand l’OTAN décide – quitte à diminuer la précision des frappes – de faire voler ses avions à une distance de sécurité qui permet aux pilotes de ne pas être victimes de tirs depuis le sol.
L’immunité du combattant national est devenue une norme : il faut préserver à n’importe quel prix les vies occidentales. Cette dissymétrie exprime une forme de nationalisme vitaliste qui considère que nos vies sont absolument sacrées tandis que les leurs sont absolument sacrifiables.
Avec ces nouvelles armes, peut-on encore parler de guerre ?
Historiquement, on a connu au moins deux formes de guerre. Celle qui se mène entre égaux dans laquelle on serait tenu de respecter un certain nombre de préceptes, de limites ou de valeurs. Et celle qui s’attaque aux inférieurs, militairement, ethniquement, racialement. L’usage des drones s’inscrit dans la continuité de ces « small wars », des guerres coloniales et impériales, asymétriques car on ne meurt que d’un côté.
Les drones sont-ils compatibles avec les principes démocratiques dont se revendiquent les pays qui les utilisent ?
Il y a un énorme danger : c’est la liberté de décider de la guerre à la légère. Le philosophe Emmanuel Kant montrait que si les souverains sont seuls décideurs, ils risquent d’envoyer leurs troupes guerroyer comme on décide d’une partie de plaisir ou de chasse, dans la mesure où ils n’en payent jamais le prix. Pour limiter la guerre à sa stricte nécessité, Kant préconisait que ce soit les citoyens, par un vote républicains, qui en décident. Dans la mesure où nos vies vont être exposées à la guerre, on doit pouvoir dire oui ou non. C’était une sorte de ruse de la raison pacifiste…
Avec l’usage des drones, mais aussi avec l’emploi de troupes mercenaires ou de contracteurs privés, la guerre pourrait bien devenir une option par défaut de la politique étrangère. Dans la mesure où vos vies ne sont pas exposées, alors vous n’avez plus rien à dire ! Ce n’est pas un hasard si les projets de drones ont été théorisés à la fin de la guerre du Vietnam, alors que régnait un climat de contestation politique contre cette guerre impérialiste. Cette arme nouvelle a l’avantage, du point de vue des dirigeants, de désamorcer la critique de leur pouvoir militaire.
Depuis début 2013, des drones sont désormais contrôlés depuis la Grande-Bretagne. Une contestation émerge dans le pays…
Oui. Ils ont d’ailleurs un très beau slogan : « On ne veut pas perdre notre humanité ». C’est ce qui est en jeu. Aux Etats-Unis aussi, des mouvements anti-drones sont nés autour d’une organisation de défense des droits de l’Homme : Code Pink. Des militantes de cette ONG se sont rendues au Pakistan, ont pris contact avec des avocats qui défendent des victimes civiles des frappes. A Washington, elles ont interrompu l’audience de John Brennan pour son investiture à la tête de la CIA.
Mais certaines critiques viennent aussi de la droite, notamment des libertariens républicains, qui ont mené une « flibuste » : Rand Paul a questionné pendant une dizaine d’heures devant les parlementaires américains l’usage des drones par l’administration Obama. Ce qui leur pose problème, c’est le fait que les drones aient été utilisés pour tuer des citoyens américains à l’étranger, hors situation de légitime défense et hors cadre de droit. Toute inflation du pouvoir d’Etat suscite, chez ces conservateurs, et ici à juste titre, des réactions épidermiques.
Quelle est la position de la France ?
Dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, on vient d’annoncer son intention d’équiper la France en drones « Reaper » : des « chasseurs-tueurs » venus des Etats-Unis. Si le ministre avait annoncé qu’il envisageait d’importer les techniques de torture de la CIA, cela aurait provoqué un tollé. Dans l’Hexagone, cette nouvelle est tombée dans un silence assourdissant. Pourtant, elle mérite un débat public ! L’opinion française est mal informée sur le sujet...
Votre rôle de philosophe, c’est d’« entrer dans la mêlée » ?
Pour faire accepter cette arme auprès de l’opinion, certains philosophes américains et israéliens, qui travaillent avec les autorités militaires recyclent des éléments de langage élaborés par les marchands d’armes. Ils prétendent que les drones sont des armes « éthiques », allant même jusqu’à parler d’armes « humaines » alors qu’il n’y a plus d’humains à leur bord… Et évoquent parfois un progrès « humanitaire ». Si l’humanitaire se définit par l’impératif de prendre soin des vies humaines en détresse, comment peut-on qualifier d’humanitaire un instrument de mort ? Le sens des mots est mis sur la tête. Donc oui, contre ces détournements, il y a un enjeu à restituer à la philosophie sa fonction critique.
Marion Rousset