Est-on vraiment à Karachi ? Ou dans les zones tribales pachtounes ? Sohrab Goth, banlieue nord de Karachi, est un fief des immigrants pachtouns ayant fui la guerre en Afghanistan ou dans la ceinture tribale frontalière. Géographiquement, Karachi est très loin de la frontière afghane : plus d’un millier de kilomètres ! Mais sociologiquement, on y est. A Sohrab Goth, le bazar s’appelle « Kaboul City ». Les Pachtouns - afghans ou pakistanais - viennent y faire leurs emplettes dans un nuage de mouches tournoyant autour des carcasses de mouton qui pendent à des crochets. Des femmes en burqa bleue passent devant les étals de textile, de sandales de cuir ou d’appareils électriques.
Dehors, dans le capharnaüm des camions décorés de dessins naïfs - pics enneigés ou becs d’aigle -, la route est bordée d’immeubles de type HLM et d’engins de terrassement - de beaucoup d’engins de terrassement. Le détail a toute son importance. Sohrab Goth vit du transport et de la construction, secteurs d’activité où les Pachtouns sont en force à Karachi. Ces durs au travail exécutent les tâches que les Mohajirs, ces réfugiés venus d’Inde en 1947, au statut social plus élevé, rechignent à accomplir. Plus au sud, les quartiers proches du port sont, eux aussi, peuplés de beaucoup de Pachtouns. La raison : ces derniers - avec les Baloutches - fournissent l’essentiel de la main-d’œuvre des docks.
C’est peu dire que les colonies pachtounes ont essaimé en des endroits stratégiques à Karachi. Quand on vit à proximité du port, autour des zones industrielles et dans les noeuds de communication reliant Karachi au nord du Pakistan, on détient quelques leviers d’influence potentielle. Tant que la communauté pachtoune, qui représente aujourd’hui quelque 20 % de la population urbaine, était politiquement contrôlée par l’Awami National Party (ANP) - un parti laïque héritier du nationalisme pachtoun -, l’affaire n’avait pas de raisons d’alarmer outre mesure. Mais aujourd’hui que le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP) monte en puissance à Karachi, tirant profit des vagues de réfugiés pachtouns venus du Sud-Waziristan ou de la vallée de Swat chez qui ses combattants se sont infiltrés, l’inquiétude grandit dans les milieux libéraux du pays.
L’ENTRÉE EN LICE DES TALIBANS
Un tournant s’est opéré depuis l’été 2012. Depuis, le TTP s’est attaqué à des cibles de l’ANP, son rival idéologique chez les Pachtouns, et du Muttahida Qaumi Movement (MQM), le parti représentant les Mohajirs ourdophones, organisation également de sensibilité laïque. Cette spectaculaire entrée en lice sur la scène politico-militaire de Karachi a surpris bien des observateurs. Car les talibans avaient jusqu’alors préféré adopter un profil bas dans la cité. Ils s’étaient même rasé la barbe et coupé les cheveux pour mieux passer incognito dans les quartiers pachtouns. Karachi n’était pour eux qu’un sanctuaire permettant de lever des fonds et d’accorder soin et repos aux combattants avant que ces derniers ne repartent au front dans les zones tribales à la frontière afghane.
On savait depuis trois, quatre ans que le TTP avait fait son entrée sur le marché local du racket, lequel prospérait déjà depuis deux décennies sur fond de violences politico-mafieuses. Mais l’avis général était que le TTP ne s’afficherait pas de sitôt au grand jour sur les plans politique et militaire afin de ne pas trop attirer l’attention sur lui, sa priorité étant la sauvegarde de ce discret sanctuaire alimentant en hommes et argent un front lointain.
Or la prédiction a été démentie par l’accélération des événements. « Les talibans se sentent aujourd’hui suffisamment en confiance pour passer à une logique territoriale qu’ils avaient jusque-là évitée, décode Laurent Gayer, chargé de recherche au CNRS, affilié au CERI. Mais Karachi n’est pour eux qu’un front secondaire, tout en demeurant un important sancturaire. Cela va les retenir. » Jusqu’à quand ? Vu la valeur stratégique des colonies pachtounes de Karachi en voie de talibanisation, la question gagne en acuité. « Pour l’instant, les talibans ne veulent pas frapper Karachi à grande échelle, souligne Akhtar Baloch, un responsable de la Commission des droits de l’homme du Pakistan. Mais lorsqu’ils le décideront, cela ne sera techniquement pas un problème pour eux. »
Frédéric Bobin