Le vieil homme au collier de barbe blanche est allongé sous un drap bleu. Il s’exprime d’une voix faible. Son regard trahit encore le désarroi. Il a la main enroulée dans un pansement de gaze. L’ambiance est lourde dans cette chambre d’hôpital de Pathan Colony, un quartier de l’ouest de Karachi, la capitale économique du Pakistan léchée par la mer d’Arabie. Mir Said Wahid a été blessé par balles. Il a miraculeusement réchappé d’une attaque quinze jours plus tôt contre l’école, située dans le quartier voisin d’Ittehad Town, où il est employé administratif.
Des inconnus ont surgi à moto, lancé deux grenades puis ils ont ouvert le feu sur l’assemblée des élèves et des professeurs, réunis ce jour-là pour la cérémonie de remise de diplômes. Le proviseur et une élève ont été tués. Une autre collégienne sera paralysée à vie. Un hasard ? L’école était mixte, mêlant garçons et filles. « Ceux qui nous ont attaqués sont contre l’éducation, contre la santé », murmure Mir Said Wahid dans un souffle. Qui sont-ils ? Il évoque un groupe venu du Sud-Waziristan, l’une des zones tribales pakistanaises situées dans le nord-ouest du pays à la frontière avec l’Afghanistan. On comprend qu’il veut parler des talibans. « Ils veulent nous ramener à l’âge des ténèbres », dit-il dans un sursaut d’indignation. Mais il ne peut plus parler très haut.
Scène devenue banale à Karachi, mégapole tentaculaire de plus de 20 millions de personnes, volcan urbain grondant d’une violence multiforme se nourrissant de conflits ethniques, d’extrémismes religieux, de crimes mafieux, de manipulations de partis politiques, de jeux troubles d’officines de renseignement... En 2012, la moyenne de morts violentes (toutes catégories confondues, y compris non politiques) par jour se situait à 8,5 personnes. Pour le premier trimestre 2013, le chiffre est passé à 10 victimes quotidiennes. Karachi s’impose désormais comme l’une des villes les plus dangereuses de la planète. « En dehors peut-être de Beyrouth, il n’y a pas de ville au monde qui réunisse autant de formes de violences », commente un diplomate en poste dans la mégapole.
L’INSÉCURITÉ ÉPARGNE LES ÉLITES ET EXPOSE LES MASSES
Cette violence ne s’impose pourtant pas d’emblée au visiteur, qui découvrira dès l’arrivée à l’aéroport un McDonald’s auquel personne n’a songé toucher. Source de 25 % du PIB du Pakistan, le poumon économique du pays continue de battre imperturbablement – le groupe français Carrefour y ouvrira son deuxième hypermarché en 2014 –, en dépit de cette insécurité qui flambe par spasmes sporadiques et se concentre sur certains quartiers. La violence de Karachi est à l’image de l’Etat du Pakistan : elle épargne ses élites et expose ses masses.
Il n’empêche. Le récent « coming out » des talibans, qui œuvraient jusque-là en sous-main, est une nouveauté à Karachi. C’est l’événement lourd qui assombrit la campagne électorale en vue des législatives du 11 mai, lesquelles étaient pourtant censées marquer un progrès historique. Pour la première fois en effet depuis la création du Pakistan, en 1947, sur les décombres de l’Empire britannique des Indes, un gouvernement civil aura achevé son mandat sans être prématurément délogé par l’armée.
Etrennée sous ces heureux auspices, la campagne n’a pas tardé à être dévoyée par l’entrée en lice des talibans du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), qu’on croyait confinés à leurs zones tribales de la ceinture pachtoune frontalière de l’Afghanistan. Ils appliquent à Karachi une stratégie déjà utilisée à Peshawar, chef-lieu de la province à dominante pachtoune de Khyber-Pakhtunkhwa : l’élimination physique des chefs des partis laïques. Deux formations sont particulièrement ciblées par leur campagne d’assassinats et d’attentats : l’Awami National Party (ANP), rival idéologique du TTP dans la communauté pachtoune, et le Muttahidda Qaumi Movement (MQM), parti représentant les réfugiés d’Inde lors de la partition de 1947 – les Mohajirs ourdophones – et jusque-là hégémonique à Karachi.
RIVAUX, LES MOHAJIRS AU SUD ET LES PACHTOUNS AU NORD
Pour prendre la mesure de cette influence grandissante sur la cité des talibans, qui ont infiltré depuis 2009 les flux des réfugiés pachtouns fuyant les opérations de l’armée pakistanaise dans la vallée de Swat et les zones tribales de la frontière afghane, il faut aller à Kati Pahari, un quartier du nord-ouest de la ville.
En arrivant du Sud, une image spectaculaire surgit : celle d’une colline, long rempart naturel à la crête caillouteuse, littéralement tronçonnée par une route visant à désenclaver cette partie de la cité. Cette colline marquait jusqu’à présent une sorte de frontière entre deux communautés rivales, les Mohajirs au sud et les Pachtouns au nord. Le MQM et l’ANP, chacun représentant son groupe ethnique, avaient fait de cet entre-deux un champ de bataille sanglant dont l’enjeu était la conquête de fragments de territoire.
Or, depuis six mois, leur rivalité historique est supplantée par un nouveau foyer de violence : l’offensive menée au sein des Pachtouns par les talibans contre l’ANP, vieux parti issu d’un nationalisme pachtoun laïque (et jadis marxisant) aujourd’hui en perte de vitesse face à la montée de l’islam radical. L’actuelle vague d’assassinats a contraint l’ANP à fermer une quarantaine de ses bureaux, une petite révolution politique à l’échelle de Karachi. « Après être née de conflits ethniques, la violence, à Karachi, prend une forme de plus en plus religieuse », résume Zohra Yusuf, présidente de la Commission des droits de l’homme du Pakistan. Dans ce climat, le milieu des ONG devient très exposé.
Abdul Waheed pointe le doigt vers des impacts de balles sur le ciment. Drapé dans sa shalwar-kameez (tunique sur pantalon bouffant) gris-bleu, le Pachtoun joufflu et aux mèches bouclées raconte l’attaque que son bureau de Kati Pahari a essuyée durant l’été 2012. Un homme avait surgi et lâché une rafale de pistolet-mitrailleur sur la façade de son association (Bright Education Society) qui abrite une école mixte aux murs décorés des portraits de Mickey, Daisy et Donald Duck. Avant l’assaut, Abdul Waheed avait reçu des menaces. « Il est maintenant très difficile de travailler dans des conditions pareilles », grimace-t-il. Selon lui, 150 écoles gouvernementales parmi les 500 que compte le West District de Karachi - dont Kati Pahari fait partie - ont dû fermer leurs portes pour des raisons mêlant les conflits ethniques passés et la montée en puissance des talibans.
Outre l’éducation, l’ONG d’Abdul Waheed intervient dans le domaine de la santé, en particulier les campagnes de vaccination antipolio. L’affaire est devenue extrêmement sensible à Karachi. En décembre 2012, cinq vaccinateurs antipolio - dont quatre femmes - ont été tués par des inconnus à moto dans ce West District. Plusieurs groupes de talibans avaient averti que ces campagnes de vaccination n’étaient à leurs yeux qu’un complot contre l’islam. « Ils nous accusent d’être des agents des juifs », déplore Abdul Waheed.
L’ENRACINEMENT DES TALIBANS MARQUE UN TOURNANT HISTORIQUE
C’est peu dire qu’il flotte comme un air vicié dans des quartiers entiers de Karachi. L’atmosphère a radicalement changé en l’espace de six mois, un an. Avec son dense réseau de madrasas (écoles coraniques) - comptant au moins 2 000 établissements -, la grande cité portuaire était déjà un berceau de l’islam radical. L’enracinement des talibans dans le terreau ethnique et tribal pachtoun - la communauté issue des différentes vagues migratoires représente aujourd’hui autour de 20 % de la population urbaine - constitue toutefois un tournant historique. Après avoir longtemps opéré dans l’ombre - se rasant même la barbe -, ces talibans s’affichent désormais. Ils se sentent à ce point en confiance qu’ils rendent aujourd’hui une justice parallèle dans les quartiers de la ville à majorité pachtoune.
Le débat fait rage pour savoir s’il s’agit de la charia (loi coranique) ou des jirgas (assemblées traditionnelles) pachtounes qui tranchent litiges familiaux ou commerciaux, mais le fait est qu’un système échappant au droit commun s’implante au cœur même de Karachi. A croire les habitants de Kati Pahari, les châtiments se limitent à des bastonnades. Selon une source, des exécutions auraient cependant eu lieu en secret.
Non loin de Kati Pahari, Lyari offre une autre facette du volcan de Karachi. Lyari, c’est une autre histoire, une autre légende noire, un autre champ clos de haines et de rages. Un véhicule de police est garé à l’entrée du quartier, mais à l’entrée seulement. La police n’entre pas à Lyari, l’un des nombreux no go areas (« zones inaccessibles ») de la cité. Cet entrelacement compact de venelles bordées d’échoppes est le fief de l’Aman Committee (« comité de la paix »), une organisation de Baloutches que leurs adversaires - mais aussi les analystes indépendants - présentent comme la vitrine politique de gangs de « bandits ».
A l’instar des Pachtouns, les Baloutches se sont longtemps affrontés aux Mohajirs (réfugiés d’Inde), la communauté dominante qui représente plus de la moitié de la population urbaine. Ce sont ces gros bras de Lyari qui avaient fourni le service d’ordre de Benazir Bhutto lors de son retour à Karachi à l’automne 2007. Ils étaient en quelque sorte la branche armée locale du Parti du peuple pakistanais (PPP) du clan Bhutto. Mais ce dernier a dû renvoyer l’ascenseur. Aujourd’hui, tous les candidats aux élections du 11 mai adoubés par le PPP à Lyari sont issus de cet Aman Committee (officiellement dissous mais continuant à opérer de facto), assurant ainsi une légitimité électorale à un groupe issu d’activités douteuses.
« LYARI LA BALOUTCHE »
Mieux, l’Aman Committee bénéficie du soutien implicite de l’armée - et ce bien que la police soit indésirable à Lyari ! - pour des raisons hautement stratégiques. Ce qui importe avant tout aux militaires, c’est que « Lyari la Baloutche » ne soit pas un point d’entrée à Karachi des séparatistes venant du Baloutchistan voisin, une province en proie à une insurrection sécessionniste contre Islamabad. Lyari, proche du port de Karachi et du quartier d’affaires, pourrait se prêter idéalement à une opération de déstabilisation de l’ensemble de la cité. L’armée a habilement désamorcé le danger en amenant les chefs de Lyari dans ses filets.
Résultat : l’Aman Committee présente aujourd’hui d’impeccables garanties patriotiques afin qu’on lui laisse toute liberté dans la mise en coupe réglée du quartier. « L’unité du Pakistan est nécessaire au salut de la nation », proclame Uzair Baloch, dirigeant de l’Aman Committee. A l’issue de l’entretien, le chef baloutche s’est levé, découvrant un pistolet dissimulé sous sa cuisse. Puis il s’est rendu à une réunion électorale dans une arrière-cour nichée au creux d’une venelle. Son 4 × 4 blindé était accompagné d’un essaim de motos chevauchées par des jeunes nerveux, agitant les bras pour écarter les passants. La scène en disait long sur l’autorité exercée par Uzair Baloch sur son bastion, Lyari, cet édifiant cas d’école de la géopolitique de Karachi.
Les talibans débarquent donc en terrain fertile. Ils viennent se glisser dans une culture de la violence parrainée à haut niveau, et que le MQM, l’ANP et le PPP avaient contribué à forger bien avant eux. Ils s’insèrent, tout aussi gourmands que les autres, dans des pratiques de prédation des ressources (le foncier, l’eau) et de racket mafieux déjà florissantes. L’une des raisons de la montée de la violence à Karachi, analyse Laurent Gayer, chargé de recherche au CNRS affilié au CERI, à Paris, c’est « la dérégulation du marché de la protection et la concurrence de plus en plus acharnée dans l’économie informelle » qu’illustre la montée en puissance des talibans. Cette « dérégulation » va-t-elle finir par miner une économie locale qui avait jusqu’alors démontré sa résilience ?
« Depuis trois ans, il y a eu à Karachi environ 200 enlèvements d’hommes d’affaires assortis de demandes de rançon, estime Atiq Mir, président de la Fédération des chambres de commerce et d’industrie du Pakistan. Du coup, un nombre croissant d’entre eux émigrent. Ils partent s’installer au Canada, en Australie ou dans les pays du Golfe. » La résilience de Karachi a ses limites. Et, derrière, celle du Pakistan aussi.
Frédéric Bobin, journaliste au Monde.fr