En janvier 2012, deuxième anniversaire de sa disparition, sous l᾽égide de la IVe Internationale s᾽est tenu un séminaire d’hommage à Daniel Bensaïd. Une « réunion de travail », explique François Sabado, organisateur de la réunion et qui a dirigé ce livre, rassemblant les contributions présentées lors de ce séminaire [1].
En 2012, la perte, considérable, est présente dans son immédiateté, le temps du deuil à son début. Toutes ces contributions, dans leur diversité, en témoignent, reflétant ce que fut le rayonnement personnel exceptionnel de Daniel Bensaïd, celui de son intelligence, de son humanité, de la force se dégageant de ses multiples investissements militants et intellectuels.
Reste que la distanciation n᾽étant pas là, explorer ce double champ politique et idéologique ne peut aller sans des limites évidentes et une approche peu assurée. D᾽où parfois comme une tentation du miroir, qui est d᾽attribuer à Daniel Bensaïd ce qu᾽on a appris de lui, de ses paroles et de ses écrits, sans être bien sûr que lui-même assumerait l᾽expression qu᾽on en donne. D’où parfois également la tentation de lisser les apports de Daniel Bensaïd, ses contradictions, voire de construire des hagiographies et/ou de romancer des parties de l’histoire. Ce pourquoi nous privilégions dans le présent article un regard critique sur l᾽ouvrage [2].
Tentations hagiographiques
Le texte de François Sabado consacré à « L᾽Internationale » – où l᾽on voit se mêler en permanence le « il » de celui dont on parle, le « je » de celui qui écrit et un « nous » militant, lui-même divers car portant sur des périodes et des instances différentes – conjugue ces défauts. Prenons deux exemples, étant entendu qu’il ne s’agit pas de remettre en question l’internationalisme « spontané » de Daniel (et de sa génération) avant 1968, ni l᾽importance du rôle qu᾽il allait par la suite jouer dans la vie de la IVe Internationale.
Mais c’est romancer l’histoire que d’écrire que « le choix de la IVe Internationale, par Daniel, arrime la jeune Ligue communiste des années 1960 au courant marxiste révolutionnaire ». D’abord, la Ligue communiste a été créée à la fin des années 1960, en avril 1969, comme fusion du PCI (Parti communiste internationaliste), section française de la IVe Internationale avant 1968, et de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), créée en 1966, essentiellement sur la base de la crise de l’Union des étudiants communistes (PCF). Daniel (et quelques autres) se prononcèrent pour l’adhésion à la IVe Internationale seulement lors de la préparation du congrès de fondation de la LCR, fin 1968. Auparavant, il n’était pas membre du PCI, mais de la seule JCR. Et le PCI avait choisi de créer la JCR (et non une organisation de jeunesse affiliée au PCI), précisément parce qu᾽une partie non négligeable des militants (dont Daniel) se réclamaient certes du marxisme révolutionnaire mais refusaient alors de l’arrimer à la IVe Internationale…
Le deuxième exemple est la question des relations à décider entre le NPA en voie de création et la IVe Internationale. F. Sabado écrit que « Daniel accepte que le NPA ne soit pas lié directement à l᾽Internationale. Il accepte même que ses partisans n’existent pas en tant que courant séparé au sein du nouveau parti pour que celui-ci ait sa propre respiration, sans intervention d’un courant ou d᾽une fraction organisée » (p. 166). Le congrès de dissolution de la LCR qui précéda celui de fondation du NPA refusa à une très forte majorité la proposition du courant Unir et d᾽autres militants de créer une association des membres de la IVe Internationale au sein du NPA, pratique pourtant habituelle dans de nombreux pays où existaient des expériences de « partis larges ». D᾽où une situation quelque peu floue, les membres de l᾽ex-LCR restant membres de la IVe Internationale, mais sous des formes organisationnelles restant à définir.
Sans discuter ici du bilan de la création du NPA, force est de constater qu’elle a conduit à la disparition de la LCR, une des principales sections historiques de la IVe Internationale qui, de plus – au-delà des variations de conjoncture – était « installée » dans le paysage politique français.
L᾽ensemble du livre est marqué par un contraste entre les contributions et l’entretien que Bensaïd donna à la revue Mouvements, suite à la publication de son autobiographie Une lente impatience, tel que reproduit en fin de volume. Les premières apportent chacune ce que les auteurs estiment être leur vérité à propos d᾽une des nombreuses facettes de la personnalité riche et complexe de Daniel Bensaïd. Certaines d’ailleurs sont intéressantes et/ou discutables. Mais elles se gardent bien, à la notable exception de celle de Josette Trat, consacrée à « la question du féminisme », d᾽apporter des critiques risquant d᾽égratigner l᾽éloge. En revanche, dans l᾽interview parle un Bensaïd en pleine sincérité et lucidité à propos de ses capacités et contradictions. La forme de l᾽entretien permet de retrouver l᾽écho de son grand talent, à l᾽oral et plus encore à l᾽écrit, qui est la maîtrise d᾽un style tout personnel et brillant. Et une écriture souple et flamboyante, qui lui permet de concentrer en une formule acérée une pensée originale, mais aussi, parfois, d’escamoter une difficulté conceptuelle ou politique.
« La politique comme art stratégique »
La phrase est tirée du livre de Daniel Bensaïd, Un monde à changer (Textuel, 2003), en référence à Lénine. Au-delà de ses évolutions, c’est chez lui un élément fondateur de son rapport au marxisme [3] et pas seulement celui de la période, qui dura quelques années après 1968, qu’il caractérise de « léninisme pressé ». Une formule qu’il n’invente pas, mais emprunte explicitement à la caractérisation faite par Régis Debray du « castrisme » et du « guévarisme ». Or le livre évacue complètement le problème, hormis quelques formules toutes faites dans les contributions structurantes « Combattre et penser » de Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot et « L’Internationale » de François Sabado.
Naturellement, cela implique une approche particulière de la place de la politique. Question qu᾽Alex Callinicos, un dirigeant du SWP anglais, est le seul à traiter frontalement dans « Le temps brisé de la politique ». On peut discuter certaines de ses analyses. Mais sa remarque est pertinente comme quoi « la discordance des temps » – thème de Daniel sans cesse repris dans le livre – n’est pas une invention de Bensaïd. Ainsi on la retrouve déjà chez Althusser (Lire le capital, Maspero, 1968) pour qui le modèle d’un temps homogène et continu ne peut plus être retenu comme temps de l’histoire. En revanche chez ce dernier ces différents temps semblent autonomes, « alors que chez Bensaïd la politique est précisément l’endroit où les différentes temporalités s’entrecroisent » (p. 76).
Sans entrer dans le détail, on peut distinguer trois grandes dimensions qui ne se succèdent pas simplement chronologiquement mais se chevauchent en permanence, et ce faisant s’approfondissent.
La première (partagée par d’autres animateurs de la Ligue) est de rompre avec une vision « propagandiste » (explicable historiquement) qui a marqué le mouvement trotskyste, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Le programme devient alors l’expression « consciente » d’un processus historique « inconscient », et fonctionne de fait comme une norme. Il sert alors surtout à apprécier la façon dont les courants en rupture avec le stalinisme et la social-démocratie se rapprochent de cette norme. Dans sa contribution, Pierre Rousset y fait allusion avec sa critique d’Ernest Mandel. L’accès à la politique révolutionnaire est alors compris sur le mode de la prise de conscience d’une classe sujet de l’histoire, le prolétariat [4]. Elle est en quelque sorte le produit organique de son développement.
Ce que, plus tard, Daniel va caractériser de « sociologisme » ou de « pari sociologique », il en trouve des traces chez Marx, mais aussi (plus fortement), chez Labriola, Rosa Luxembourg, le jeune Trotski, Kautsky ou Ernest Mandel. Dans Marx l’intempestif (Fayard 1995 p. 215) Daniel explique que Mandel développe une « ontologie postulée du prolétariat » dont les différenciations internes relèvent des seuls niveaux de conscience. Sous cet angle, on pourrait dire que ce dernier porte une problématique « trotsko-luxembourgiste », alors que celle de Bensaïd est plutôt « trotsko-léniniste ». Laquelle ne se réduit pas à « l’ultra-léninisme » post 1968, mais se poursuit lorsque la Ligue, au cours des années 1970, amorce non seulement un tournant vers une politique de front unique, mais réajuste sa vision du processus révolutionnaire. Et ce sous deux angles. D’abord un retour sur les expériences révolutionnaires des années 1920-1930 qui remet en cause l’érection de la Révolution russe en modèle, au profit d’une vision plus prolongée des processus révolutionnaires (Révolution allemande, Révolution espagnole...), tout en conservant l’idée de crise révolutionnaire. Ensuite en engageant des débats sur la stratégie avec des organisations d’extrême gauche contemporaines, comme Lotta continua en Italie et, surtout, en Amérique Latine, notamment avec l’ERP-PRT, qui a été la section argentine de la IVe Internationale, et le MIR chilien.
Ici Bensaïd joue un rôle très important. Et, suite à un stage de formation, il synthétise les acquis de l’élaboration de la Ligue sur ce terrain dans Stratégie et parti (La Brèche) publié en 1987. Daniel y déploie avec force la problématique d᾽« hypothèses stratégiques », opposée à celle de « modèle ». Mais personne n’en parle. Et cet oubli nous semble significatif d’une certaine problématique de présentation de Daniel et de son histoire. Avant de revenir sur le troisième moment des débats stratégiques – que nous caractérisons comme celui de la crise des références stratégiques de la Ligue –, quelques remarques sur cette question.
« Un communisme hérétique » ?
La présentation du livre parle d’un tournant « à partir des années 1980 ». On le date en général de Moi, la Révolution (Gallimard) et Walter Benjamin sentinelle messianique (Plon). Le problème est que le premier a été publié en 1989 et le second en 1990. Cela brouille les périodisations et participe du lissage de l’histoire. Dans sa contribution Michael Löwy est plus précis en parlant du tournant de 1988-1990. Et il a raison de souligner que cela se traduit par une prolixité de lectures, de publications et comme une libération de son style.
Pour autant peut-on en faire alors, comme il l’écrit, « un communiste hérétique » ? Caractérisation que semblent reprendre Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot. La formule provient d’un article commun écrit par Bensaïd et Löwy sur Blanqui. On pouvait déjà la discuter. Mais appliquée à Daniel, elle nous semble fausse car, justement, elle gomme une des spécificités de son apport : « le politique comme art stratégique » et, plus généralement son approche stratégique du marxisme. Précisons à ce propos ce qu’il faut entendre par stratégie. Pour Daniel, elle s’articule toujours avec une perspective de transformation radicale du pouvoir politique ; même si on ne pouvait se contenter d’une « destruction » de l’appareil d’État. Dès 1976, dans La Révolution et le Pouvoir (Stock), il souligne comment une certaine sous-estimation de la tradition communiste de transformation du pouvoir dans l’ensemble des relations sociales avait favorisé l’étatisation du social au détriment de la socialisation du pouvoir.
Dans le texte de Michaël Löwy, la catégorie de stratégie ainsi comprise est dissoute dans celle de prophétie, ce qui justifie la distinction entre deux catégories de livres : « des travaux théorico-politiques », comme La Discordance des Temps ou Marx l’intempestif, en 1995 ; des essais « politico-prophétiques », comme Essai de taupologie générale ( 2001) et Éloge de la résistance à l’air du temps (1998). On pourrait remarquer que Marx l’intempestif est entièrement surdéterminé par la volonté de proposer une lecture stratégique de Marx ; ou encore que dans cette nouvelle période Daniel multiplie les textes sur les débats stratégiques. On pourrait ajouter que, au tournant des années 1990, lorsqu’il devint manifeste que la période historique ouverte par Octobre 17 était close, chacun – en tout cas ceux qui continuaient à se réclamer de la « révolution » – trouva sa propre voie pour faire le point. Cela dit il ne faudrait pas que le détour par Walter Benjamin devienne un phénomène de mode et un passage obligé, ou encore que certains textes de Bensaïd présentés comme fondateurs échappent à la critique [5].
L’essentiel n’est pas là, mais dans ce que masque la référence au « communisme hérétique » ou la formule « politico-prophétique » : l’écart grandissant entre le brio théorique et littéraire de Daniel et la crise d’identité stratégique dans laquelle s’installe peu à peu la Ligue.
Une crise d’identité stratégique
Par cette formule, nous ne visons pas principalement des questions comme le féminisme et l’écologie – au fil des années, elles étaient devenues des acquis de la Ligue –, mais la stratégie au sens où nous en avons parlé plus haut. La discussion couvait depuis plusieurs années, mais elle prit de l’ampleur suite à deux dossiers de débats dans Critique communiste de mars (n° 179) et de novembre (n°181) 2006 [6]. Pour le dire vite, cette stratégie, qui faisait l’identité de la Ligue, celle que Bensaïd avait synthétisée dans Stratégie et parti, avait perdu de sa fonctionnalité, non pas pour des raisons conjoncturelles, mais à cause de données structurelles façonnées par la nouvelle période historique, dont Daniel lui-même décrivait bien les effets.
Cela apparaissait d’ailleurs dans la tonalité de ses textes. Autant ses polémiques avec, par exemple, Hard et Negri ou Holloway sont pertinentes, autant on avait du mal à cerner les alternatives stratégiques concrètes qu’il proposait. De ce point de vue Éloge de la politique profane (Albin Michel, 2008) est emblématique. Si ses analyses sur l’évolution du monde et les débats en cours étaient toujours aussi brillantes et utiles, et la nécessité de reconnaître l’écart entre social et politique réitérée, le livre se contente de faire feu sur toutes les alternatives existantes. Du coup la brillance du style et l’ouverture théorique tout azimut s’accompagnent d’un raidissement politique et organisationnel. Certes, il ne faut pas faire preuve d’angélisme, la situation était complexe. Ainsi, au Brésil en 2003 Lula est élu à la présidence de la République et Daniel est obligé, à juste titre, de rompre avec la majorité du courant qu’il avait fortement contribué à construire, lorsqu’elle décide de participer à un gouvernement social-libéral.
« En France, le succès de la LCR conduit au lancement du NPA en 2009. Daniel y joue un rôle moteur (et) décide d’accompagner la percée de la nouvelle organisation en relançant la revue ContreTemps et en constituant la Société Louise Michel, cadre de débat et de réflexion pour la pensée radicale », écrivent Charles Michaloux, François Sabado et Olivier Besancenot, en ajoutant : « Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti. » (p. 15). Même si la paternité de la formule n᾽est pas établie, celle-ci est incontestablement pertinente. Toutefois, elle n’impliquait en rien, selon nous, que la LCR se juge en capacité de polariser directement autour d’elle les nouveaux courants critiques en autoproclamant le NPA, ce qui était aussi une façon de nier l’écart entre social et politique. N᾽aurait-elle pu se traduire par une bataille pour une recomposition de la gauche critique, au lieu de lui tourner le dos ? Dans ce cadre ContreTemps, qui reposait sur la place importante de Daniel dans le champ intellectuel, et définie comme revue marxiste indépendante, aurait pu être conçue comme devant aider à cette bataille ; idem pour la Société Louise Michel. En revanche il est vrai que cette entreprise de relance de ContreTemps, qui fusionnait avec Critique communiste, et de création de la Société Louise Michel témoignait de la volonté, qui s᾽avéra inégalement partagée, d᾽accompagner le lancement du NPA d᾽un espace et d᾽outils de débat et d᾽élaboration théoriques.
On connaît la suite. François Sabado parle de « crise de fondation » du NPA (p. 167). Il s’agit en fait d’une crise beaucoup plus profonde. Et il ne faudrait pas que de ce livre on retienne l᾽idée que cette fin pourrait être le point d’arrivée logique de la trajectoire politique de Daniel.
Antoine Artous, Francis Sitel