L’état de nos connaissances sur le court siècle indochinois du passé de l’Asie du sud-est continentale aide-t-il à penser la dynamique planétaire que l’on commence à appeler vers 1850 « mondialisation » et ses différentes modalités historiques : cycles, espaces englobés, formes politiques, dimensions matérielles et idéelles ? Aide-t-il à en mesurer les degrés de réalité d’une conjoncture à l’autre ?
Indéniablement, du moins si l’on est attentif au fait que dès le milieu du XIX ème siècle, l’Indochine des Français a été imaginée rationnellement par nombre de ses promoteurs, y compris les libéraux avant même qu’ils ne se rallient au colonialisme, d’abord et avant tout comme la configuration asiatique centrale d’une projection mondiale de l’ensemble « France » et que cet imaginaire est resté récurrent jusqu’au milieu du siècle suivant. Dans cette représentation ont coexisté la vision mondialiste d’une régénération de l’Orient extrême par sa rencontre avec l’Occident - ce devait être l’un des thèmes inépuisables du discours colonial officiel - et celle, vite dominante, de l’indigène, être inférieur à civiliser. En raison aussi de la place déterminante qui, contrairement au cliché courant (l’Indochine, une colonie parmi d’autres...), fut celle de l’Indochine dans le domaine colonial français et dans son système triangulaire de flux multiples - hommes, capitaux, marchandises, innovations, biens immatériels - sur l’axe Marseille - Saigon - Hong Kong - Shanghai. Une place assez voisine - mais d’échelle plus réduite - de celle de l’ensemble Malaisie / Singapour dans le système mondial britannique ou des Indes néerlandaises dans le système hollandais. A ces divers titres et en dépit de son rattachement douanier (aménagé cependant) à la métropole, l’Indochine coloniale fut bien, comme ses homologues birmane et malaise, une structure de mise en connexion d’histoires séparées, d’accrochage de l’Asie du sud-est péninsulaire au processus de mondialisation parti de l’hémisphère occidental au XVe siècle.
Indéniablement encore pour une seconde raison. En Indochine comme en bien d’autres terres, la colonisation réalise le transfert de l’Etat moderne, l’autre composante fondamentale de ce processus. Essentiellement le transfert de ses formes coercitives, souvent violentes, à l’occasion terroristes, que codifièrent les prescriptions « différentialistes » et discriminantes du droit colonial et que légitimait le double discours raciste de la « civilisation » / déshumanisation du colonisé, métissé d’emprunts à l’éthique de la sociabilité des Vietnamiens ou des Khmers. Formes coercitives sans lesquelles il n’était pas de prise de possession possible d’un espace social d’une rare diversité, ni d’assujettissement - il fut toujours inachevé et inégal -des paysanneries indochinoises à la lourde machine d’extraction fiscale, aux logiques exogènes (de l’économie de traite à un début d’industrialisation) du capitalisme colonial, aux modernisations limitées ( scientifique, médicale et scolaire) qui en étaient les corollaires obligés, comme au modèle colonial d’exploitation du travail ouvrier (prolétariat intermittent, protection sociale inexistante jusqu’en 1936, considérable différentiel des salaires par rapport à la France, coolies-trade etc...). Ni non plus de rupture des anciennes attaches extérieures des sociétés de la péninsule, en particulier avec la civilisation chinoise dont les élites se pensaient, elles aussi, investies d’un mandat civilisateur et d’une fonction de mise en ordre du monde.
Indéniablement enfin par suite des effets « mondialisateurs », imprévus ou indésirables de la construction indochinoise. L’Indochine ne fut pas immuable. En dépit de ses rigueurs et de sa relative efficacité, le régime colonial eut ses limites. Contraint à la constante recherche d’un partenariat, fort inégalitaire bien sûr, avec les élites colonisées - partenaires qui ne furent pas pour autant des fantoches -, il lui fallut très tôt l’institutionnaliser dans un système d’assemblées embryonnaire de style occidental et s’essayer, au moins jusqu’à son ébranlement irréversible dans les années 1930, au difficile exercice d’un réformisme colonial. La colonisation fut, pour une part, investie par les colonisés bien avant qu’ils n’entreprennent de la détruire. En même temps, à peine militairement soumise, l’Indochine fut perméable aux mouvements du monde. La situation coloniale y fut génératrice de métissages et de déracinements multiples, sans compter que sur ses marges furent à l’œuvre, avec un succès plus considérable qu’on ne le croit, des groupes de passeurs culturels et de non-conformistes des deux bords. Très tôt les vaincus s’approprient, de manière critique, par l’intermédiaire de leurs élites dissidentes, l’Occident, au sens le plus vaste du terme, et, par delà, la totalité du monde tel qu’ils sont en mesure de l’appréhender. Leurs grandes références libératrices sont externes : la Chine en révolution, l’Union soviétique, Moscou, qui en sortent à peine, le Japon apparemment régénéré, vainqueur de 1905 et de 1940, et, paradoxalement, la patrie des dominateurs, la France qui repousse mais Paris qui fascine. Dès le début du XXe siècle, d’infimes minorités d’exilés - mais ce n’est pas le nombre qui compte - des Vietnamiens surtout (mais on ne doit pas négliger les autres), y explorent de l’intérieur l’Occident et avec lui la nation moderne, la démocratie, la révolution. Par leur médiation, les colonisés d’Indochine sont donc happés dans le brassage des êtres, des mœurs et des imaginaires, dans la mêlée planétaire, dans la trame de ses rapports de force, de ses luttes politiques et bientôt militaires. Les Français n’y pourront rien : par une ruse de l’histoire, en dépit de la volonté de ses états-majors, l’Indochine qu’ils avaient construite aura été pour les colonisés une voie d’accès au monde, la situation coloniale aura créé parmi ces derniers l’attente diffuse de la nation moderne, de la liberté et de la démocratie.
Toutes données de significations contraires dont l’onde choc de la décolonisation, ce lointain prologue de notre mondialisation, partie au moment décisif, en 1945, de l’Asie indienne, indonésienne, indochinoise - où devaient faire naufrage les colonisations européennes et où, à bien des égards, a commencé d’émerger le monde d’aujourd’hui - n’a pas infirmé les effets de long terme.
A ces divers titres, à l’angle indochinois de l’Asie, la colonisation ambiguë aura bien été, selon la formule de Braudel, « un recouvrement de civilisations ». Il incite à replacer la mondialisation contemporaine dans la très longue durée, à en réexaminer les cheminements et les ressorts initiaux, à décoder de manière inhabituelle le temps des colonies. A l’envisager comme le cruel et interminable palier des ruptures décisives, simultanément accélératrices et retardatrices qui, tous comptes faits, ont dégagé les voies du monde globalisé d’aujourd’hui qu’il nous est assigné de vivre pour l’éternité. Et aussi comme un héritage sans testament, que l’on ne peut à vrai dire concevoir qu’à la condition d’en penser en actes le dépassement.