Notre délégation [de « solidaritéS », Sisse] a rencontré la direction du Parti des patriotes démocrates unifiés (PPDU), emmenée par son nouveau secrétaire général – après l’assassinat de Chokri Belaïd – Zied Lakhdhar, qui est, avec le Parti des travailleurs tunisiens (PTT) (ex-PCOT), l’une des deux organisations politiques les plus importantes de la gauche. Nous avons aussi rencontré une délégation de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), ainsi que le « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution », qui réunit douze partis politiques et associations, et dont le porte-parole est le principal dirigeant du PTT, Hamma Hammami.
Les deux visages de la contre-révolution
Un large accord s’est dégagé de ces échanges sur l’importance de construire le Front populaire comme alternative politique (troisième pôle) aux deux principaux partis de la contre-révolution, les libéraux de Nidaa Tunes (Appel de la Tunisie) – transfuges en large partie de l’ancien Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali – et le parti islamiste Ennahdha. Cela signifie qu’il est certes possible de conclure tel ou tel accord circonstanciel avec des éléments libéraux pour la défense des libertés et le refus de la violence politique, mais qu’il est hors de question de nouer une alliance avec Nidaa Tunes, qui impliquerait de mettre en sourdine le programme social de la révolution. Nous ne pouvons que souhaiter qu’une telle orientation soit appliquée sans fléchir dans la période à venir.
On observe une certaine connivence entre anciens bénalistes (suppôts de l’ex-dictateur) et islamistes sur le terrain de la lutte contre le mouvement social. Ainsi, les Ligues de protection de la révolution (milices soutenues par Ennahdha) ne s’en prennent-elles pas seulement à d’anciennes figures de la dictature, mais de plus en plus à l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et à la gauche. En première ligne de l’attaque contre les locaux de l’UGTT à Tunis, le 4 décembre dernier, elles sont soupçonnées d’avoir aussi joué un rôle dans la préparation de l’assassinat de Chokri Belaïd. C’est pourquoi, le mouvement ouvrier et les militant·e·s des droits humains tunisiens et internationaux doivent intensifier la mobilisation pour que toute la lumière soit faite sur les commanditaires de ce crime odieux.
Lorsque le principal actionnaire de la Société tunisienne de biscuiterie (SOTUBI), le groupe des frères Mabrouk, dont l’un est beau-fils de Ben Ali, avec la complicité d’une multinationale de l’alimentation, licencie le secrétaire général de l’UGTT dans l’entreprise (cf. page 6) pour intimider les travailleurs·euses, il bénéficie du soutien de l’appareil d’Etat (ministère de la justice), aux mains d’Ennhahda. En réalité, les recettes du FMI, que préconisent autant les libéraux que les islamistes, impliquent un plan d’ajustement structurel brutal, incompatible avec le respect des droits démocratiques et sociaux. C’est sur ce point que la contre-révolution rapproche l’ancien appareil de la dictature du parti islamiste Ennahdha, qu’il réprimait pourtant sans merci avant le 14 janvier 2011.
Unifier les révolutionnaires sur le terrain
La révolution tunisienne a soulevé une vague sociale formidable, mais sa puissance même amène aujourd’hui ses principaux ennemis à s’entendre pour lui porter des coups et endiguer son flot. Il faut être aveugle pour ne pas voir le fil conducteur qui lie entre eux les nervis salafistes qui s’en prennent aux jeunes des quartiers qui écoutent une musique « impie » ou terrorisent les femmes non voilées (très nombreuses dans le pays) – nous avons entendu plusieurs témoignages à ce propos ; les milices du pouvoir, qui agressent certes des libéraux, mais de plus en plus des manifestant·e·s de gauche, des femmes, des syndicalistes, des artistes ; l’appareil d’Etat, dont la police et les tribunaux menacent les activistes de lourdes peines (avec des accusations forgées de toutes pièces) ; les milieux bourgeois qui relèvent la tête et veulent intimider les salarié·e·s…
Face à la contre-révolution, il est urgent que les forces révolutionnaires se rassemblent. Les femmes et les militantes féministes sont déjà aux avant-postes de la résistance. Et un pas important a été réalisé, en octobre dernier, avec la constitution du Front populaire, qui défend une politique de gauche indépendante, autant des libéraux que des islamistes. Les sondages (très aléatoires) le créditent aujourd’hui de quelque 10% des suffrages, mais nul ne peut dire si les élections, dont la date n’est pas encore fixée, pourront se dérouler dans des conditions démocratiques acceptables. Dans tous les cas, il importe désormais que cette force s’incarne massivement sur le terrain, dans les quartiers, dans tout le pays, en développant un vaste réseau de comités pour porter ensemble les objectifs démocratiques et sociaux de la révolution. C’est sur ce chemin semé d’embûches qu’il nous faut soutenir aujourd’hui la révolution tunisienne.
Jean Batou
Rage ouvrière à Redeyef, bassin minier de Gafsa : Solidarité !
La demande d’engrais ne cesse d’augmenter et le prix des phosphates a flambé ces derniers temps… L’un des principaux producteurs mondiaux, c’est le bassin minier de Gafsa à 350 km de Tunis où règne la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). La région a aussi été le berceau et le déclencheur de la révolution tunisienne à travers le mouvement social sans précédent qui l’a secouée en 2008, particulièrement la ville de Redeyef. Où en est-elle aujourd’hui ?
Malgré la révolution et la chute de Ben Ali, rien n’a vraiment changé dans cette région qui a toujours été l’un des cœurs vivants du mouvement ouvrier tunisien. Les quatre morts et les dizaines blessés de la véritable insurrection ouvrière de 2008 ne sont pas reconnus par le nouveau régime comme victimes au service de cette Révolution dont leur sacrifice a été l’étincelle.
Martyrs ouvriers méprisés et mal-développement perpétué
Les indemnisations et les honneurs vont à d’autres. Des blessés par balles n’ont reçu que des soins sommaires et n’ont pas les moyens de se payer les traitements médicaux qui s’imposent, les populations de la région souffrent toujours dans le dénuement, les services publics élémentaires ne sont pas ou presque pas assurés, les infrastructures publiques font défaut ou se dégradent.
Les mesures de dépollution indispensables, notamment de l’eau et des sols, comme aussi les mesures sanitaires nécessaires et les mesures indispensables de développement de la région ne sont pas prises, les emplois font toujours et encore défaut et le désespoir n’est pas loin, comme aussi la rage, liée au mépris cynique des martyrs ouvriers de la révolution tunisienne que cette situation inacceptable révèle.
Moins que jamais, les richesses du sous-sol tunisien et l’envolée du prix des phosphates, sur le marché mondial, comme celui des bénéfices de la CPG, ne profitent aux habitant·e·s de Redeyef. Une douzaine des membres de la délégation de solidaritéS au FSM a fait, les 700 km d’aller-retour, pour se rendre dans cette ville et rencontrer sur place des animateurs du mouvement social, dont le leader syndical Adnen Haji que nous avions accueilli l’an dernier à Genève.
A Redeyef, nous avons rencontré également des victimes de la féroce et sanglante répression de la dictature de Ben Ali et pu constater – de visu – les conditions de pollution et de mal-développement liées aux activités de la CPG. Nous avons entendu les témoignages d’habitant·e·s de la région et de travailleurs de la CPG qui se plaignent amèrement, non seulement de ne pas voir leurs revendications matérielles satisfaites, même partiellement, malgré la Révolution, mais même de ne pas être reconnus et de ne pas avoir d’interlocuteurs du côté des autorités du nouveau régime en place.
Reconnaissance et réparations !
Redeyef ne dispose par exemple même pas d’autorités locales et d’un conseil municipal provisoire, comme d’autres localités tunisiennes, Ennahda ayant voulu s’adjuger 50 % des postes en question en ne reconnaissant pas la légitimité, gagnée au prix du sang, des acteurs du mouvement social, la nomination de ces instances a été bloquée.
A Redeyef, nous avons entendu et retenu deux revendications liées entre elles, l’exigence d’une contribution minimum de 20 % des bénéfices de la CPG pour le développement régional et la réponse aux besoins sociaux et environnementaux criants des habitant·e·s et des travailleurs·euses de la région et – avant toute chose – la revendication élémentaire de reconnaissance du sacrifice des martyrs du mouvement de 2008, qui passe par la mise au bénéfice des victimes du mouvement social du « décret nº 97 relatif à l’indemnisation des Martyrs de la révolution et de ses blessés » qui leur est dénié aujourd’hui par le pouvoir tunisien, avec aussi – bien sûr – les moyens matériels pour les blessés en question de recevoir les soins médicaux indispensables qui s’imposent.
Au-delà de la très modeste contribution matérielle que nous avons apportée dans ce sens à nos interlocuteurs du mouvement social à Redeyef, nous nous sommes engagés à développer une solidarité morale et matérielle avec eux en vue de ces objectifs. Nous accueillerons sans doute sous peu à Genève des représentant-e-s de ce mouvement. Nous aurons l’occasion d’en reparler.
Pierre Vanek
Notre camarade Rémy Pagani, par ailleurs Maire de Genève, est venu - sur invitation du FSM notamment - à Tunis et y à rejoint la délégation de solidaritéS, présente sur le terrain. Arrivé jeudi 28 avril au soir à l’aéroport de Tunis, les services du protocole n’ont pas eu l’occasion de lui mettre la main dessus… En effet, une demi heure plus tard, il avait rendez-vous avec le mouvement social tunisien sur l’avenue Habib Bourguiba où se célébrait un meeting à la mémoire du camarade Chokri Belaïd du Front populaire et d’Hugo Chavez.
Le Maire de Genève a pu y prendre la parole pour réaffirmer son soutien inconditionnel à la pleine réalisation des objectifs démocratiques et sociaux de la révolution tunisienne, comme aussi son exigence de vérité sur le lâche assassinat de notre camarade Chokri Belaïd.
A cette occasion il a pu rencontrer encore une fois Besma Khalfaoui, veuve de Chokri Belaïd, qu’il avait eu l’occasion de recevoir à Genève début mars et lui réaffirmer, en notre nom à tous-toutes, sa sympathie, sa solidarité et son soutien ! PV
Défense des droits syndicaux en Tunisie : la Sotubi doit réintégrer Zied Nalufy !
Zied Nalufy. C’est le nom d’un syndicaliste tunisien, retenez-le bien, on en reparlera ! Salarié de l’industrie alimentaire, militant, dirigeant des salarié·e·s dans son entreprise… il a été licencié avec effet immédiat en été 2012 au mépris de toutes les normes internationales en matière de droits humains et de droit du travail.
Sa seule « faute » en effet a été son activité syndicale au service de ses collègues, de leurs revendications et de leur mobilisation, dont il était selon les termes de l’un d’eux une véritable « locomotive ». La campagne pour sa réintégration a une valeur symbolique qui dépasse son cas personnel, et qui doit se développer, notamment en Suisse. solidaritéS entend s’y engager sérieusement dans le cadre de notre soutien à la révolution tunisienne, qui exige le respect plein et entier des droits sociaux et notamment des libertés syndicales.
Zied Nalufy, la délégation de solidaritéS l’a rencontré à Tunis, dans les locaux de l’UGTT, avec des collègues et responsables de son syndicat, en même temps que d’autres syndicalistes européens, dont – en particulier – une délégation de nos camarades d’UNIA-Genève.
Mabrouk s’en va-t-en guerre
Comme Zied Nalufy nous l’a expliqué, après la révolution s’est ouverte pour les salarié·e·s de la Société tunisienne de biscuits (Sotubi) où il travaillait une « période de rêve ». Ils·Elles ont pu s’organiser et arracher un certain nombre de concessions de leur employeur.
Et on imagine sans peine que l’actionnaire majoritaire de la Sotubi, le puissant groupe Mabrouk, actif dans la grande distribution, le secteur bancaire, les concessions automobiles et les télécoms, qui est aux mains de trois frère dont l’un était beau-fils du dictateur déchu Ben Ali, ait eu des raisons de faire (un peu) le dos rond après la révolution.
Mais, forts de leurs bonnes relations avec le nouveau gouvernement islamiste, dont les principes néolibéraux sont solides, les Mabrouk ont apparemment décidé de « remettre les pendules à l’heure » par une épreuve de force avec les travailleurs·euses de la Sotubi et leur syndicat.
Cette bataille ils l’ont engagée avec la bénédiction de l’autre actionnaire (minoritaire à 49 %) de la Sotubi, la société transnationale Mondelez, créée en 2012 lorsque l’ancien Kraft Foods s’est séparé de sa branche de snacks.
Mondelez-Kraft complice
Mondelez est le groupe qui fabrique en Suisse… notre chocolat Toblerone « national ». La société dit d’elle-même, sur son site, qu’elle veut : « Offrir des moments délicieux de bonheur aux consommateurs, à nos employés et aux communautés du monde entier.? » Pourtant, la société n’apporte aucun bonheur à ses employé·e·s de l’usine de Tunis de la Sotubi, qui fabrique nombre de produits Mondelez comme les TUC, ainsi que les biscuits Saida.
En effet, l’usine en question, où travaillait Zied Nalufy, emploie 1600 salarié·e·s, dont une écrasante majorité de 80 % sont des femmes. Or durant l’été 2012, lorsque les négociations en vue d’un accord collectif entre la Sotubi et le syndicat FGAT-UGTT se sont trouvées dans l’impasse, l’entreprise a accru la pression sur les négociateurs syndicaux.
Ainsi, lorsqu’un représentant syndical a été suspendu pendant trois jours, le syndicat local a organisé une réunion de ses membres. C’est suite à celle-ci que Zied Nalufy, le secrétaire général du syndicat, a fait l’objet de mesures disciplinaires et a été licencié sans autre forme de procès le 10 juillet. Un cas flagrant de répression antisyndicale inacceptable !
Le renvoi du secrétaire général du syndicat a été suivi de la suspension, le 13 août, du secrétaire général adjoint Karim Amdoumi et, suite à d’énormes pressions de la direction, les autres dirigeants syndicaux ont été amenés à démissionner du conseil syndical de l’entreprise…
En grève pour leurs droits
La lutte contre cette répression antisyndicale a passé par trois jours de grève dans l’usine, représentant un lourd sacrifice et des risques importants pour les travailleurs·euses qui se sont engagés dans cette épreuve de force. Or si la réintégration du secrétaire général adjoint du syndicat a été obtenue, Zied Nalufy quant à lui n’a toujours pas été réintégré et la direction refuse d’engager de vraies négociations.
Pendant ce temps, la transnationale Mondelez joue les Ponce Pilate et prétend n’avoir « aucune responsabilité »… du fait de sa participation minoritaire à la Sotubi et oppose une fin de non-recevoir, assorties de dérobades et de mensonges, aux protestations du mouvement syndical international à travers l’Union Internationale des Travailleurs de l’Alimentation (UITA) qui met en cause le groupe pour sa politique antisyndicale et contraire aux normes internationales à la Sotubi en Tunisie, mais aussi en Egypte dans leur usine Cadbury à Alexandrie.
Que faire ?
Nous sommes sortis de la discussion avec nos camarades et collègues tunisiens avec une ferme résolution de contribuer à la lutte pour la réintégration de Zied Nalufy. Chacun·e de nos lecteurs·trices peut, pour commencer et de suite, se rendre sur le site de campagne screamdelez.org et via celui-ci adresser un message aux dirigeants de Mondelez pour protester contre ces violations des droits des travailleurs·euses, on peut aussi faire parvenir par ce biais des messages de soutien aux dits travailleurs·euses.
Mais cela ne suffira pas, charge à nous, de profiter de notre présence à Genève – quartier général de l’OIT notamment – pour alimenter la campagne internationale, tout en développant une mobilisation en Suisse. On pourrait aussi – pourquoi pas – pour faire entendre raison à Mondelez, faire le lien entre sa politique antisyndicale et l’un des produits phares du groupe : « notre » Toblerone helvétique. A suivre donc…
Pierre Vanek