La première guerre déclenchée par la gauche au pouvoir est un test majeur pour toutes les forces de gauche. Or, depuis trois semaines, c’est la paralysie qui domine. Et les avis restent trop souvent prisonniers d’un « campisme » imaginaire, comme si il n’y avait le choix qu’entre deux positions possibles : soutenir l’intervention militaire française ou faire preuve de complaisance envers les groupes djihadistes. Sortir de ce dilemme suppose d’éviter de s’enfermer dans une question telle que : « qu’aurions nous fait si nous étions au gouvernement ? ». Car cela revient à subir ce « présent permanent » tellement caractéristique de notre époque. C’est s’empêcher de comprendre que la situation actuelle est le produit d’une évolution longue et complexe, et qu’il faut d’abord saisir comment une telle situation a été créée pour pouvoir s’orienter.
Quelle est la politique de l’Etat français au dans la région ?
La présence d’intérêts stratégiques et géopolitiques multiples sont connus : Areva au Niger, Total en Mauritanie, projets DESERTEC et MEDGRID (avec Areva, Total, EDF, la CDC…) pour développer des panneaux solaires à destination de l’Union Européenne… Il s’agit pour la France et l’UE d’une région stratégique en ce qui concerne la sécurité énergétique. Et ceci dans un contexte de rivalités croissantes avec les Etats-Unis, la Chine, ce qui entraîne une militarisation de plus en plus importante de la région (notamment à travers le déploiement des manœuvres militaires organisés par les Etats-Unis), sans qu’aucune retombée ne bénéficie aux populations.
La domination économique de la France est par ailleurs confortée par le maintien du système Franc/CFA qui impose à plusieurs Etats africains (dont le Mali) une soumission monétaire : les réserves de change sont centralisés par le Trésor public français, la parité franc CFA/euro est fixe, la libre convertibilité du franc CFA et la libre circulation des capitaux entre la France et les pays africains de la zone Franc est assuré. Des représentants de la France participent même directement aux instances de direction des banques centrales de ces pays. Le maintien de la zone Franc est une aberration coloniale et un facteur du sous développement de ces pays africains qui ont encore moins progressé que d’autres.
Enfin, les interventions militaires sont une constante de la politique de l’Etat français et ont fait souvent l’objet d’un « consensus national » : interventions en Côte d’Ivoire en 2003, 2004, 2011, au Tchad en 2006 et 2008, en Centrafrique en 2006 et 2007, en Erythrée en 2008, en Libye en 2011, au Mali en 2012. Cela est rendu possible par la présence permanente de plusieurs milliers de soldats dans les trois bases à Djibouti, au Sénégal et au Gabon (sans compter les forces déployés pour des opérations temporaires), qui permet d’intervenir rapidement à tout moment à moindre coût.
L’échec de la sécurisation du Sahel
Depuis son arrivée au pouvoir, François Hollande a fait preuve d’une forte continuité dans le soutien aux différents dictateurs africains qui ont été accueillis à l’Elysée et a participé au très contesté « sommet de la Francophonie » en septembre 2012 à Kinshasa. Il y a par ailleurs une continuité forte avec les précédents gouvernements de droite dans les relations privilégiés avec des Etats aussi démocratique que l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Kazakhstan… qui représentent des enjeux économiques majeurs. Mais le problème auquel est confronté l’Etat français depuis plusieurs années dans le Sahel, c’est l’échec de la sécurisation de la région, dont l’instabilité ne cesse de s’accroître : « Conséquence des attaques d’AQMI : le renchérissement de la présence étrangère qui s’avère pourtant indispensable. Certaines activités ne pouvant quitter la région, leur maintien a pour contrepartie l’adoption de mesures de sécurité particulièrement lourdes. Tel est le cas, par exemple, de la production d’uranium, au Niger. (…) Mais ce secteur revêt aussi une importance stratégique pour la France. Areva y a opéré d’importants investissements, en particulier sur le site d’Imouraren.. Depuis plusieurs années, Areva et l’Etat nigérien ont pris conscience de la nécessité de sécuriser les activités minières dans la région. » (« La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne », rapport des sénateurs Plagnol et Loncle – mars 2012 - page 42).
Ainsi quand François Hollande affirme que « La France n’a aucun intérêt au Mali. Elle ne défend aucun calcul économique ou politique. » Cela relève évidemment du conte pour enfant. Si les intérêts économiques français au Mali même sont faibles, l’enjeu de la stabilisation de la région sahélienne est crucial pour l’Etat français.
Quelle a été la politique de l’Etat français dans la crise malienne ?
Alors que des tentatives de négociations étaient engagés notamment par les gouvernements algériens et burkinabé, qui ont leurs propres intérêts, pour diviser les mouvements djihadistes et rebelles, le gouvernement français s’est clairement montré hostile à cette stratégie, qui visait à apaiser la situation au Nord Mali, mais sans régler le problème global de la stabilisation de la région sahélienne. Rien non plus n’a été fait pour permettre à l’Etat malien de régler par lui-même le problème. Le 27 juillet 2013, la CEDEAO (présidé alors par le Burkina Faso) bloque une livraison d’armes lourdes achetées par l’Etat malien qui restent stockés dans les ports de la région alors que l’armée malienne manque cruellement de matériels. Et même si la prise en charge par les Etats africains de la région présentait des risques d’extension du conflit, l’Etat français s’est imposé comme « nation cadre » et comme un pilier incontournable de l’intervention internationale.
Le rétablissement de la souveraineté du Mali, que le gouvernement français considère de toute évidence comme, de fait mis sous tutelle, a peu à voir avec les objectifs réels de l’intervention. L’objectif est la « stabilisation » durable de la région. D’où la détermination affichée par le pouvoir en place et le fait que cette intervention n’a rien d’un fait d’arme ponctuel. C’est ce que François Hollande reconnaît quand il affirme être prêt à « rester aussi longtemps que nécessaire pour que le terrorisme soit vaincu », ce qui laisse entrevoir une guerre longue, quasiment sans fin, car il n’y a pas de victoire militaire définitive contre le terrorisme
Soutenir malgré tout ?
Ces considérations, somme toute factuelles, peuvent être partagées par ceux qui défendent l’intervention française. C’est la logique du moindre mal appliquée à la politique étrangère. Or l’argument de fond qui implique de s’opposer nécessairement et activement à l’intervention militaire française, ne découle pas d’un soi disant « catéchisme anti impérialiste » ou de réflexe « pavlovien » selon une formule de Denis Sieffert dans Politis. C’est avant tout parce que l’intervention française rajoute de l’huile sur le feu et va contribuer à déstabiliser encore plus la région.
Au-delà du débat sur l’appréciation de l’action pour stopper les colonnes de rebelles qui avançaient sur Bamako début janvier, l’intervention française a de toute évidence changée de nature : il s’agit maintenant de la reconquête de l’ensemble du Mali, sans limite de temps. Or, la dynamique de l’intervention militaire, qui dépasse tous les acteurs, risque d’entraîner une régionalisation du conflit, voire un effondrement encore plus important du Mali. C’est là où les forces de gauche indépendantes du gouvernement ont une responsabilité de ne pas laisser se poursuivre cette politique de pompier pyromane. C’est sur ce point qu’il y a une bataille politique à mener et qui est la clé du positionnement par rapport à la guerre en cours. L’intervention française n’est pas la solution, elle fait partie du problème.
La France va-t-elle entrer en « guerre contre le terrorisme » ?
Au-delà des considérations générales sur les conséquences de la crise économique mondiale qui ont frappée de plein fouet les pays du Sahel, la déstabilisation actuelle du Nord Mali est le produit de la combinaison de 4 facteurs :
• l’aspiration à l’autonomie du peuple Touareg (dont 85% est situé au Mali, mais qui est aussi présent en Algérie, au Niger, en Libye, au Burkina Faso) et qui constitue un effet de long terme du découpage colonial des frontières africaines.
• Le développement de réseaux mafieux, qui captent une partie des capitaux qui se réinvestissent dans l’économie parallèles. Ces réseaux vivent sur des trafics commerciaux organisés, essentiellement de drogues (en provenance de Colombie, d’Afghanistan…), de cigarettes, d’armes… qui impliquent par ailleurs des réseaux de soutien commerciaux et politiques au sein des Etats maliens, algériens, marocains…
• Le projet politique de groupes fanatisés issus du GIA algérien qui depuis le 11 septembre 2001 essaient de s’inscrire dans le cadre du terrorisme mondial d’Al Qaida
• L’intervention d’acteurs géopolitiques comme le Qatar et l’Arabie Saoudite qui sont en rivalité pour peser sur la région et essaient d’instrumentaliser, en les finançant, différents acteurs dont certains groupes rebelles ou terroristes
C’est pour cela que réduire la crise en cours à la « guerre contre des terroristes » qu’il faut « détruire » comme dit François Hollande, c’est une reprise des poncifs néo conservateurs du choc des civilisations qui valorisent et donnent du grain à moudre aux partisans d’AQMI. C’est une logique qui a des effets dévastateurs, dans la région mais aussi en France (avec une stigmatisation accrue des musulmans). Le discours néo conservateur porté par la droite sarkozyenne, qui était largement rejeté dans la société française fait son entrée en force dans le champ médiatique et politique et affaiblit les logiques d’égalité, de solidarité, du vivre ensemble. L’enjeu, c’est aussi de ne pas participer à un possible basculement idéologique qui va travailler en profondeur la société française et qui va lourdement sur le climat politique des prochains mois. On sait que lorsqu’un pays s’engage dans la « guerre contre le terrorisme », celle-ci est permanente, sans fin, globale et finit toujours par se retourner contre la société elle-même.
Vouloir mener un combat contre le terrorisme - qui ne constitue en rien évidemment un projet d’émancipation - suppose d’abord de ne pas reproduire une vision essentialiste de « l’Islam politique » comme le fait par exemple Samir Amin dans une contribution profondément manichéenne [1] où le monde se divise entre « l’hydre islamiste » et les autres... Comme si Al Qaeda, l’AKP turque, les Frères musulmans égyptiens relevaient au fond de même racine et de la même vision de la société. Dans cette logique en noir et blanc, il est par ailleurs difficile de comprendre que le gouvernement mauritanien qui a obtenu des succès réels dans la lutte contre AQMI l’a fait au nom du « djihad contre le djihad d’AQMI ».
AQMI, au-delà des fantasmes
Qu’est ce qu’AQMI ? Le même rapport du Sénat – peu suspect de complaisance - a creusé la question : « L’origine sociale des hommes d’AQMI est généralement très modeste. L’enrôlement dans les groupes terroristes est favorisé par l’exclusion, le chômage et la frustration face à l’enrichissement de certains qui contraste avec les difficultés qu’éprouve la majorité. Par opposition à des élites jugées corrompues et inefficaces, la mouvance terroriste peut trouver un terreau favorable à l’endoctrinement et au recrutement de nouveaux combattants. Même les plus diplômés, lorsque leur avenir apparaît compromis par l’absence de perspectives, peuvent être tentés de choisir la voie du jihad et la dimension « héroïque » qu’elle revêt. De surcroît, l’attrait de la nébuleuse terroriste a bénéficié, au cours des années 2000, de l’impact du conflit au Proche-Orient et de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. » (« La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne », rapport des sénateurs Plagnol et Loncle – mars 2012 page 59)
Combien de forces compte AQMI ? Entre 500 et 1000 personnes qui partagent une vision du monde moyenâgeuse et nihiliste qu’il faut combattre. A combien étaient ils évalués au Mali au début de l’année 2012 ? Environ quelques centaines de personnes selon le rapport Plagnol et Loncle… Quelques centaines : c’est la taille d’une micro secte religieuse. C’est cette poignée de fanatiques, qui ont réussi à polariser les quelques milliers de combattants Touaregs qui ont fuit la Lybie. Les pratiques violentes et les régressions sociales qu’ils imposent suscitent un large rejet dans la population. Mais cela n’explique pas comment AQMI s’est enracinée dans le Nord du Mali ? Citons encore nos Sénateurs : « AQMI achète de tout aux commerçants locaux : du carburant, des pneus, des pièces de rechange, des céréales, de la farine, du sucre, du thé, voire même des armes… . Comment, dans ces conditions, des territoires confrontés à un fort sous-développement et à une pauvreté extrême auraient-ils pu résister à l’attrait suscité par AQMI ? D’autant plus que ce dernier, au-delà d’être un client riche et fidèle, a su profiter de l’absence de toute structure publique pour occuper un terrain laissé à l’abandon par des Etats défaillants et, ainsi, s’enraciner durablement. Aujourd’hui, des familles entières vivent de l’argent sale d’AQMI. (…) en montrant qu’il est possible de gagner beaucoup d’argent en peu de temps par le biais de rançons de plus en plus élevées, AQMI a fait des émules et n’a aucun mal à sous-traiter l’enlèvement d’otages à des groupes locaux. » (« La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne », rapport des sénateurs Plagnol et Loncle – mars 2012 page 41).
La nécessité de s’opposer à la guerre dépasse l’enjeu du Mali
C’est le paradoxe de la situation. AQMI depuis son développement dans les années 2000 n’avait jamais réussi à dépasser la zone d’action du Sahel, au grand désarroi de ses parrains d’Al Qaeda, Oussama Ben Laden et Al Zarkaoui, qui comptaient sur ce groupe pour fédérer les djihadistes de l’ensemble du Maghreb pour étendre leur action terroriste en Europe. Faute de réussir cela, AQMI, en perte de vitesse suite au démantèlement d’Al Qaeda, s’est limité aux prises d’otages d’Occidentaux et l’annulation du Paris Dakar. Mais, le voici maintenant propulsé comme « l’ennemi public numéro 1 », le nouvel « axe du mal », ce qui en fait un point de focalisation de tous les groupes terroristes du continent, avec un risque d’extension international. « Ils viennent pour la grande bataille que nous leur offrons sur un plateau » constate le spécialiste Jean Pierre Filiu. Revenons une dernière fois à nos Sénateurs dont les phrases résonnent comme un pronostic lucide : « Aussi, le piège pour la France serait-il, aujourd’hui, de répondre aux provocations et de favoriser une escalade. Une présence accrue et un déploiement massif des forces françaises sur le terrain satisferaient AQMI car cela permettrait de magnifier sa confrontation contre les « croisés » plutôt que contres les armées des pays musulmans. Composée de fanatiques meurtriers mus par une haine tenace, AQMI représente un danger réel. Et cette menace doit être combattue. Mais cette lutte doit être menée avec raison en s’appuyant sur les Etats de la région et en s’assurant de ne pas aggraver l’instabilité d’une zone sahélienne déjà très vulnérable. En tout état de cause, combattre AQMI ouvertement et uniquement par les armes ne serait pas une réponse appropriée et s’inscrirait dans la logique d’affrontement de civilisations que cette organisation terroriste entend promouvoir. » (« La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne », rapport des sénateurs Plagnol et Loncle – mars 2012 - page 45)
Voilà pourquoi, croire que malgré toutes les critiques qu’on peut faire, l’intervention française devrait être soutenue et que, son succès rejoindrait les intérêts des peuples de la région et du peuple malien revient à se masquer les problèmes globaux auxquels nous sommes confrontés. Cette intervention va contribuer un peu plus à déstabiliser la région, porte en elle de futurs conflits, alimente le terrorisme et prépare de nouvelles souffrances pour les peuples (sans compter les victimes directes, civils et militaires que les bombardements français ont causées, ce qui fait l’objet d’un silence médiatique total).
L’intervention française doit s’arrêter
La première bataille consiste à ne pas se laisser enfermer dans le positionnement simplificateur par rapport à l’intervention militaire en cours (du genre « vous êtes contre l’intervention donc vous êtes pour que Tombouctou reste aux mains de terroristes sanguinaires ? ») et à dégager des espaces de réflexion. Mener cette bataille est nécessaire mais pas suffisant, porter des propositions, montrer qu’une autre politique est possible qui propose des solutions en respectant la souveraineté du peuple malien et qui permet de réparer les dégâts causés par la politique néocoloniale menée par l’Etat français. C’est ce qu’il faudrait porter à travers des initiatives rassemblant forces politiques de gauches, syndicales et associatives.
Il n’ya pas de formule miracle, de revendication simple, qui permette de résoudre une situation aussi complexe. Mais il y a des propositions qui sont possibles et audibles aujourd’hui. La première étant que l’intervention militaire française doit maintenant s’arrêter, que les bombardements doivent cesser, qu’un plan de retrait des troupes françaises doit être annoncé. Ensuite qu’une solution viable qui améliore la situation du Mali et lui rende sa souveraineté ne peut être que globale et doit traiter en même temps les différents aspects : assurer une transition de la situation militaire, prendre les mesures qui permettent au Mali de recouvrer sa souveraineté économique, traiter la question des aspirations du peuple Touareg dans un cadre qui implique l’ensemble des pays de la région et qui doit aussi trouver les moyens de traiter les trafics mafieux. Cela suppose de remettre en cause des intérêts établis, y compris au sein des institutions et des grandes entreprises françaises, mais ce serait aussi un puissant catalyseur des énergies des peuples qui aspirent à prendre leur avenir en main. Ce serait un travail de long terme, mais c’est ce qu’un gouvernement de gauche qui voudrait en finir réellement avec la politique néocoloniale de la France aurait du mettre en œuvre depuis longtemps.
François Calaret (BN de la Gauche Unitaire) – 2 février 2013