L’une des caractéristiques les plus négatives de la contre-réforme de l’éducation introduite par le gouvernement du Parti Populaire (PP) de Mariano Rajoy est qu’elle reproduit et diffuse une « philosophie » ayant comme noyau dur la prétendue augmentation du « capital humain » des élèves. L’objectif d’adapter le système éducatif aux besoins relatifs à la qualification de la force de travail d’une économie est, en tant que tel, raisonnable et souhaitable. Mais l’approche adoptée dans ces réformes se caractérise par une conception très réductionniste qui met cet objectif au centre de ses propositions.
Cette « réforme » part de l’idée que, pour avoir de la « valeur pour l’économie », les élèves doivent acquérir non seulement des connaissances, mais de même une attitude au travail susceptible d’augmenter la production et a productivité. Les élèves ne sont donc considérés que comme de futurs acteurs productifs devant être aptes à s »insérer dans la machine productive du pays. Ainsi, une autre caractéristique de telles « réformes » est l’importance accordée à la discipline (avec des relents autoritaires) et à l’uniformisation, preuve en est la valeur accordée aux tests [ce qui renvoie au système d’évaluation introduit dans les entreprises].
L’importance des domaines tels que les « Humanités » [histoire, histoire des civilisations, langues dites anciennes, littérature…] et dans une certaine mesure aussi les « sciences sociales » – qui ne sont pas considérées comme contribuant directement à la productivité et à la valorisation du capital – tend par conséquent à diminuer dans le curriculum scolaire. Dans cette conception, la fonction fondamentale de l’éducation est de servir l’économie, catégorie qui sert à occulter les traits économico-politiques du système présent, qui se fonde non pas sur le mérite (comme le proclame à tort la narration néolibérale) mais sur les rapports de pouvoir de classe et de genre qui le fondent et qu’il reproduit.
L’éducation ne devrait pourtant pas être, en priorité, un instrument pour atteindre un objectif économique. Au contraire, c’est un projet socio-économique qui devrait servir de tremplin et d’exigence afin de faciliter et de promouvoir la qualité de vie des citoyens et citoyennes, de leur capacité de décision, ce qui nécessite le plein développement de l’être humain, en tant qu’individu et en tant que citoyen. Le système éducatif devrait participer à accroître le potentiel de créativité que possède tout être humain.
La vision économiciste susmentionnée est aussi porteuse d’une vision de classe de l’éducation, dans laquelle on estime que l’éducation publique doit former des travailleurs travailleuses productifs et disciplinés, alors que le système d’éducation privé (dans laquelle la majorité des dirigeants du gouvernement présidé par Rajoy envoient leurs enfants) doit accomplir sa mission de formation des élites gouvernantes, sous la supervision spirituelle de l’Eglise. En effet, la majorité des écoles privées sont gérées par les institutions liées à l’Eglise catholique. Les faveurs que manifestent les « réformes » à l’égard de l’école privée reproduisent cette vision classiste de l’éducation.
Des preuves démontent les présupposés de la réforme
Il n’y a pas beaucoup de preuves empiriques qui puissent confirmer que le fait de mettre l’accent sur l’accroissement du « capital humain » de la société enrichirait la citoyenneté tout en augmentant sa productivité.
Examinons les chiffres. Dans une excellente étude effectuée dans le cadre du programme de Politiques publiques de l’Université John Hopkins, à Baltimore, l’économiste John Schmitt – du Center for Economic and Policy Research, de Washington – a monté comment, aux Etats-Unis, il n’y avait jamais eu un niveau éducatif aussi élevé que maintenant. Il montre que le pourcentage de la population bénéficiant d’une formation supérieure (au sens large) n’a jamais été aussi élevé (30%) et celui ayant un niveau inférieur de formation aussi bas (9%). L’augmentation relative du premier groupe et la baisse du deuxième ont été spectaculaires au cours des quarante dernières années. Mais plus important que cette évolution des deux pôles a été l’augmentation notable du niveau éducatif de la grande majorité de la population. Un indice en est le suivant : presque 60% de la population utilise un ordinateur à son poste de travail.
Mais, malgré cela, les salaires horaires (ce que le travailleur gagne par heure) ont diminué pour la grande majorité des hommes et n’ont que peu augmenté pour la majorité des femmes (dont le niveau initial était beaucoup plus bas que celui des hommes) au cours des dernières quarante années (1973-2009).
Une autre donnée présentée par John Schmitt portait sur la croissance remarquable de la productivité, qui ne s’est cependant pas répercutée sur une augmentation parallèle des revenus de la classe travailleuse qui constitue la majorité de la population aux Etats-Unis, dont le niveau d’éducation a, par ailleurs, augmenté considérablement. (Dans ce pays, le terme « classe moyenne » est principalement utilisé pour définir la classe travailleuse).
En réalité, les « réformes » néolibérales, largement répandues depuis les deux mandats du président Reagan [janvier 1981-janvier 1989], ont eu un impact négatif sur le bien-être des classes populaires. Elles ont dû s’endetter pour maintenir leur niveau de vie, ce qui est à l’origine de l’énorme endettement de la population états-unienne. L’augmentation du niveau des revenus financiers et de la richesse s’est concentrée sur un secteur très minoritaire de la population, dont le niveau de revenu et de fortune, très élevé, n’a rien à faire ni avec le mérite ni avec l’éducation.
Une dernière observation. Rien de ce qui précède ne devrait être interprété comme allant dans le sens de nier l’importance de l’éducation pour l’efficacité économique d’un pays. La plupart des pays scandinaves sont de bons exemples de la valeur que peut avoir le système éducatif dans des économies considérées comme efficaces. L’école finlandaise est par exemple une référence dans le monde éducatif.
Mais la fonction primordiale de l’éducation – outre un apprentissage de qualité des connaissances de base : lire, compter, raisonner – est de former des citoyens, ayant une capacité créatrice et décisionnelle effective dans la gestion d’ensemble d’un pays, ce qui implique aussi des changements structurels. Or, ces fonctions ne sont pas respectées lorsque l’éducation est envisagée avant tout comme ayant une finalité économique étroite derrière laquelle se cache la reproduction de la société de classes et d’inégalité de genre, facteurs qui entravent de manière efficace la créativité potentielle de la majorité de la population. (Traduction et édition A l’Encontre)
Vicenç Navarro