Le score électoral réalisé récemment par le mouvement des 5 étoiles – créé et dirigé par l’humoriste Beppe Grillo – est apparu comme une énigme pour nombre d’observateurs. Nous proposons ici de l’analyser comme une expression politique, parmi d’autres possibles, de l’atomisation du salariat, c’est-à-dire du précariat.
Il est en effet un peu court, comme on peut le lire dans l’article de notre camarade de Sinistra critica Salvatore Canavo [1], d’affirmer que Beppe Grillo « exprime la colère de la population ». Sans doute cette interprétation n’est-elle pas fausse, tant elle est générale, mais pourquoi cette colère s’est-elle exprimée sous cette formelà où, en Grèce, elle se manifeste depuis plusieurs années par d’imposantes manifestations, des journées de grève générale à répétition et l’ascension électorale de Syriza ? Pourquoi donc a-t-elle trouvé comme support politique un tel mouvement et un tel personnage, dont les commentateurs se plaisent à remarquer les contradictions politiques ? Au-delà des raisons qui tiennent à la campagne semble-t-il très réussie de Grillo, s’appuyant notamment sur un usage intensif et stratégique des réseaux sociaux, qu’est-ce que ce succès électoral exprime socialement ? En d’autres termes, si l’on renonce à penser que la force de son mouvement « flotte dans les airs » (pour parler comme Marx), sur quelle classe ou fraction de classe s’appuie-t-il ?
La résistible ascension de Beppe Grillo
On peut précisément trouver des éléments de réponse dans un livre écrit par Marx dans les années 1850, à savoir Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, aussi étonnant que cela puisse paraître étant donné le cliché d’absolue nouveauté qui est accolée au « phénomène Grillo » (et complaisamment entretenu par l’humoriste lui-même). Marx y explique que, si Louis Bonaparte (qui deviendra Napoléon III) a pu remporter un tel succès électoral le 10 décembre 1848, quand bien même il paraissait isolé dans le champ politique et dénué de toute qualité intellectuelle ou morale, c’est qu’il représentait la paysannerie parcellaire, classe qui n’en est pas une dans la mesure où ses conditions d’existence – qui isolent chaque paysan sur sa parcelle et le coupe de l’ensemble de ses congénères – l’empêchent de s’organiser collectivement de manière autonome. Ainsi rendue incapable de se représenter elle-même, c’est-à-dire de se donner une expression politique propre, cette masse d’individus choisit de placer son destin dans les mains d’un homme providentiel. Celui-ci, malgré sa médiocrité avérée, a en effet l’avantage d’être le neveu de Napoléon 1er et de bénéficier à ce titre d’un capital de sympathie auprès des paysans. Il importe d’ajouter à cela que, selon Marx, ce succès de Louis Bonaparte repose sur l’incapacité de la gauche française à nouer un lien solide entre les revendications propres à cette paysannerie et les aspirations du prolétariat révolutionnaire des villes, massacré lors des journées de juin 1848 pour avoir pris au sérieux les promesses émancipatrices de la révolution de février.
Pourquoi ce parallèle entre deux situations historiques qui semblent à première vue extrêmement différentes ? C’est qu’il y a, toute proportion gardée, un élément commun dans le mode de représentation politique à la base du succès de Grillo comme de celui de Louis Bonaparte, mais aussi dans le contexte de crise politique qui rend possible ces deux succès. Si l’a emporté en Italie un mouvement doté d’une très faible structuration politique et se prétendant au-dessus des clivages politiques et sociaux, c’est en raison de l’incapacité manifeste de la gauche et du mouvement syndical à proposer – dans cette situation historique de crise du capitalisme – un récit cohérent et unificateur des difficultés rencontrées par les franges précarisées de la population, qui sont justement au cœur de l’électoratde Grillo. Celui-ci réalise en effet 40% parmi les ouvriers (contre 21% pour le Parti démocrate) et 42% parmi les chômeurs (contre 20% pour le PD). On peut également présumer que son bon score dans le groupe hautement hétérogène socialement des indépendants (40% contre 34, 5% pour la droite) se concentre sur les fractions paupérisées de cette petite bourgeoisie, qui est encore bien représentée numériquement en Italie. Ainsi Grillo est-il parvenu à emporter la mise, sur la base d’une critique sans concessions des partis qui se succèdent depuis les années 1990 et d’un programme contradictoire – faisant une place importante aux revendications écologistes mais aussi sociales (avec par exemple la proposition d’instauration d’un salaire minimum), tout en prétendant concilier les intérêts du capital et du monde du travail, en distillant un discours anti-syndical de petit patron et en flirtant avec la xénophobie.
Derrière l’écran de fumée, l’absence de démocratie interne
Reste que ces contradictions, dans l’état actuel de confusionnisme politique et de déshérence de la gauche anticapitaliste, lui ont permis d’« attraper » les voix d’une partie conséquente de ceux et celles qui sont victimes de la crise sans fin du capitalisme. En effet, dans l’incapacité de se doter d’une expression politique propre, en raison du climat de guerre de chacun contre tous qu’est parvenu à instaurer le néolibéralisme (à travers le chômage de masse, la précarisation généralisée, le néo-management, etc.), les millions de travailleurs/ses italien-ne-s atomisé-e-s ont choisi de remettre leur destin dans les mains d’un tribun prétendant s’élever, par la simple force du verbe, au-dessus des classes en lutte et de partis décrédibilisés, mettant pour cela à profit son capital de sympathie acquis dans la sphère du spectacle. Derrière l’éloge de la démocratie « participative », qui serait permise par l’horizontalité des réseaux sociaux et des médias numériques, on trouve un mouvement extrêmement vertical dans lequel l’essentiel des décisions échappent aux adhérents du mouvement car elles sont prises par une poignée de dirigeants, qui n’ont aucunement été élus au terme d’une discussion démocratique traversant le mouvement, et en dernier ressort par deux hommes : Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio. L’apologie de l’horizontalité fait ainsi écran à la position du difficile problème des formes démocratiques dans une organisation politique, et masque – dans le cas du « mouvement des 5 étoiles », qui n’est pour l’heure qu’une coquille vide – l’absence de toute démocratie réelle.
La stratégie de communication élaborée et mise en œuvre par Grillo et Casaleggio a ainsi rencontré les illusions, dont il faut noter qu’elles demeurent très répandues dans le mouvement altermondialiste et au-delà, selon lesquelles la démocratie réelle s’opposerait à toute forme de structuration et interdirait tout moment de centralisation. On ne peut que renvoyer sur ce point à ce qu’écrivait Daniel Bensaïd en avril 2008, en réponse à une lettre de Raoul-Marc Jennar, l’interpellant sur la question du « centralisme démocratique » : « la démocratie et une certaine centralisation nécessaire, non seulement ne sont pas antinomiques (comme on le croit trop souvent), mais complémentaires. Elles sont en réalité la condition l’une de l’autre. […] D’une part, parce qu’il importe, en démocratie, que la discussion ait un enjeu, qu’elle aboutisse à une décision qui engage les participants, sans quoi elle se limite à un simple bavardage de comptoir ou à un échange d’opinion après lequel chacun rentre dans son quant à soi. D’autre part, parce que faire ensemble ce qu’on a décidé est la seule manière d’en éprouver la justesse ou d’en corriger les erreurs. C’est un principe élémentaire de responsabilité, et il est impossible de tirer collectivement le bilan d’orientations que l’on n’a même pas essayé d’appliquer collectivement, chacun se renvoyant alors la responsabilité des échecs. Enfin, parce que la politique est une question de rapports de forces, et pas seulement de pédagogie, et qu’il faut pouvoir dans certains cas (pas toujours) peser de toutes ses forces sur un point pour faire bouger les lignes. Ce d’autant que nous vivons dans une société soumise à des rapports de domination matériels et idéologique, dans laquelle la lutte se livre à armes (très) inégales ». [2]
La responsabilité de la gauche radicale
Mais pour que s’affirme le succès politique et électoral de Grillo, il fallait encore que la gauche italienne – en particulier Rifondazione communista, qui a porté jusqu’au début des années 2000 l’espoir de changement de millions de militants, de travailleurs et de jeunes radicalisés-e-s – ait achevé de perdre tout crédit auprès de tous ceux et toutes celles qui aspirent à transformer l’ordre existant, et réduit ainsi à néant le capital de radicalité qui s’était notamment manifesté à Gênes en 2001. Outre le fait que Rifondazione ait soutenu pendant des années des gouvernements néolibéraux qui ont progressivement brisé tous les acquis du mouvement ouvrier italien et entraîné au passage l’Etat italien dans des guerres impérialistes (Afghanistan, Irak), ce parti a choisi lors de ces élections de rendre invisible toute réponse anticapitaliste à la crise en s’insérant dans une coalition – nommée « Révolution civile » – le plaçant à la remorque de partis du centre et d’un personnage, le juge anti-corruption Di Pietro, dont la radicalité l’avait amené à… voter la confiance à Mario Monti, l’ordonnateur de la politique d’austérité mise en œuvre dans l’Italie des dernières années. Le résultat en a été d’une limpidité absolue et constitue une sanction sans appel de la stratégie politique combinant « mouvementisme » et soumission politique au social-libéralisme : là où le mouvement de Grillo a recueilli 25,5% des votes (et 108 élus), la liste « Révolution civile » n’a obtenu que 2,2% (et donc aucun élu) [3].
Ainsi le succès de B. Grillo doit-il être compris au croisement de l’état du champ politique italien, qui se caractérise en particulier par la disparition progressive de la gauche radicale en tant que force politique autonome, et de l’état du monde du travail, déstructuré par les stratégies patronales d’atomisation de la main-d’œuvre, dont les effets se sont avérés d’autant plus puissants que les directions syndicalesn’ont pas échappé, en Italie plus qu’en France, aux logiques de collaboration de classe consistant à négocier les reculs, c’est-à-dire à marchander les conditions dans lesquelles est abandonné l’essentiel des conquêtes ouvrières qui ont marqué le 20e siècle [4].
Ugo Palheta