« Une fois de trop » pour le social-libéralisme en France ? A juste titre Edwy Plenel s’alarma dans Médiapart. En espérant le réveil de la gauche de gouvernement tout en redoutant que la chute dans l’abîme soit déjà certaine. Il y a fait le rappel des alternances passées, depuis 81, et de leurs fins toujours désespérantes, avec une gauche meurtrie (et idéologiquement chaque fois plus défaite), une droite revancharde, quand ce ne fut pas un désastreux 21 avril 2002. Et on vient reprocher à Mélenchon de miser sur l’échec alors que celui-ci est tout simplement inévitable avec les politiques suivies !
Bis et ter repetita ? Oui. Mais pas seulement. Cette fois-ci sera « la fois de trop » car ces politiques ne se contentent pas de se mouler dans le cadre général de la contre révolution néolibérale, business as usual. Elles se poursuivent alors que la crise multiforme ouverte en 2008 a bouleversé la donne. Et que l’Europe, désormais maillon faible de la chaîne des grands pays capitalistes, a décidé de mener partout, de manière coordonnée, des politiques austéritaires. Dont les effets, catastrophiques pour les populations, se font déjà sentir brutalement et n’engageront aucune issue positive avant longtemps (10 ans au moins a annoncé Merkel).
Comme on le voit déjà dans le Sud et l’Est de l’Europe, il s’agit de détruire à la racine tous les compromis sociaux hérités des années d’après-guerre. Périsse le dit « modèle européen » pourvu que se sauvent marchés, banques et grand capitalistes. Face à la violence des coups reçus, dans la crainte de ceux à venir (qui le seront encore plus) et avec l’espoir caché qu’on pourra sinon les éviter du moins qu’ils seront détournés sur le voisin, c’est l’attentisme qui domine largement en France pour l’instant.
Les secteurs dont on veut la mort immédiate se battent la peur au ventre et la détermination complète : mais trop seuls. On plaint les Grecs, les Espagnols, les Portugais, les Italiens et on espère encore qu’il sera possible d’échapper à un sort aussi rude. Mais il n’y a aucun doute à avoir sur la masse des désillusions qui s’accumulent, du mépris qui s’installe pour une caste politique aux ordres, de la prise de conscience approfondie que rien n’est possible par les mécanismes de compromis qui pouvaient faire illusion jusque-là.
Si, comme c’est probable, les politiques d’austérité continuent d’enfoncer le pays dans la crise, avec le cercle vicieux de la stagnation, donc du chômage ; donc des déficits qui explosent en même temps que les riches voient envoler leurs profits. Et que s’affirme l’arrogance sans limite des privilégiés et des « experts » de tout type squattant les tribunes médiatiques. Si donc ceci, malheureusement, se confirme et s’accentue, alors oui, ce sera « la fois de trop ». Et toutes celles et ceux qui auront gardé un millimètre de liens et de complaisance avec ce système seront rejetés avec la même force, même si c’est parfois injuste.
Regardez l’état du Pasok grec, mais aussi la glissade accélérée du PSOE en Espagne, les difficultés des socialistes portugais. Et maintenant, le résultat des élections italiennes. Une mise en cause saignante de la politique d’austérité merkelienne du « professore » Monti, adoubé par tout ce que l’Europe compte de bien-pensants. Une gifle pour le centre gauche de Bersani qui perd 28% de voix. Une insulte à l’entendement et à la morale que le retour de Berlusconi, à qui il a suffi de prendre ses distances avec une austérité honnie pour faire bonne figure, tout en perdant quand même dans les 50% de voix.
Le résultat de la liste « révolution civile » consacre l’effondrement de cette partie de la gauche radicale si influente naguère. Mais ce n’est nullement son « gauchisme » qui a été sanctionné. Même si elle a pu obtenir le soutien de personnalités du Front de Gauche français, les deux coalitions ont peu à voir. En Italie, elle comportait la présence de deux partis centristes (dont le Modem n’est pas loin), avec celui du juge Di Pietro qui avait voté la confiance à Monti en 2011. Plus une série de partis s’apprêtant ouvertement à gouverner avec Bersani, et donc dans le cadre de la poursuite de l’essentiel de la politique de Monti, continûment soutenue d’ailleurs par le centre gauche.
Les électeurs ne s’y sont pas trompés. Une large fraction a rejeté la politique libérale propulsée par Merkel et la Commission Européenne, mais aussi tous ceux qui, de près ou de loin, gardaient des liens avec cette politique comme avec « le système » en général. Ils l’ont fait surtout en votant Grillo. Un Ovni politique, avec une double tare originaire. Un verticalisme d’autant plus fort qu’il est nié, les choix décisifs étant aux mains d’une toute petite camarilla. Et un flirt détestable avec les xénophobes. Plus une ambiguïté pour le moins dans l’attaque des syndicats. Et encore une vague idée de collaboration capital/travail par achat d’actions destinée à éliminer les conflits. Mais il y avait aussi dans le programme avancé la fin des interventions militaires à l’étranger, une batterie spectaculaire de mesures contre la professionnalisation de la politique, contre la corruption et la fraude fiscale, des mesures radicales en faveur de la transition énergétique (le mouvement annonce que ses élus participeront aux manifestations environnementales), un salaire minimum à 1000 euros (il n’existe pas en Italie), la réduction massive du temps de travail, la dénonciation d’une partie de la dette et sa renégociation. Pas étonnant qu’une large part des activistes des divers mouvements sociaux aient rallié sa campagne.
Comme disent mes camarades italiens de Sinistra Critica, on aurait pu avoir Syriza et on a Grillo. Mais, de toute façon, était et demeure en jeu un rejet profond du système institutionnel comme des politiques communes au centre droit et au centre gauche. En France, pour peu que le FG saisisse la portée de ce vote en termes de volonté profonde de rupture, une issue à la Syriza est certainement possible. Et tellement souhaitable. Sinon, nous savons tous bien mesurer le risque. Il n’y aura pas de Grillo, mais il peut y avoir Le Pen.
Samy Johsua