Rachida El Azzouzi –À Aulnay, la direction et certains syndicats parlent d’une « violence intolérable de grévistes ». Sylvain Pattieu, maître de conférences à Paris VIII, et vous venez de signer une tribune dans Le Monde dans laquelle vous dénoncez « une violence patronale ». Pourquoi ces mots ?
Vincent Gay – Il nous semblait nécessaire de témoigner de ce que nous avions vu. Nous ne nions pas un haut niveau de tension, qui peut se manifester par des agressions essentiellement verbales, signe d’une colère ouvrière légitime. Mais il faut relativiser par rapport à la violence sociale et patronale que les salariés endurent depuis des semaines. Contrairement à ce que martèlent les syndicats hostiles à la grève, la direction et certains médias, la violence, la tension et la pression qui règnent au sein de l’usine ne sont pas d’abord le fait des salariés grévistes. Elles sont dues à la gestion de la crise par l’entreprise. Depuis six mois, l’avenir des salariés est suspendu au bon vouloir de la direction de PSA. Et depuis le début de la grève, celle-ci crée une ambiance propice à l’affrontement.
En recrutant dans l’usine et dans ses autres usines des cadres chargés de surveiller les grévistes et des troupes de vigiles, qui occupent l’espace de façon très visible, dans une forme de contrôle permanent, la direction exerce une pression sur les salariés ; sans compter la présence d’huissiers censés constater les débordements. Il est certain que l’objectif est de casser la grève, de pousser les grévistes à la faute ou d’inventer des fautes. PSA, anciennement Citroën, comme d’autres entreprises, a toujours eu du mal à accepter la moindre lutte sociale, grève, occupation de l’usine. Que des ouvriers se réapproprient un espace normalement délégué à la production lui est insupportable.
En réponse à cette tribune, le délégué central CFTC PSA, Franck Don, vous accuse de manquer d’objectivité en tant que « militants d’extrême gauche expérimentés ». C’est d’ailleurs le reproche de la direction et de certains salariés à l’encontre de la CGT dont le combat serait politique et non syndical.
En tant que chercheurs et étudiants, nous ne nous réfugions pas dans une certaine neutralité. Nous assumons la part d’engagement de notre regard sur les événements. Engagement ne veut pas dire manque de rigueur. Si on étudie l’histoire des grèves du monde ouvrier, les actes qualifiés de violents, les tensions, les pressions entretenues par les différents protagonistes sont chose fréquente.
Mais aujourd’hui s’est construit tout un discours, un vocabulaire, qui laisse penser à une pacification des relations sociales. Or, la situation socio-économique des salariés n’incite pas nécessairement à un tel apaisement. Bien sûr, la grève à Aulnay n’est pas partagée par tous les salariés. Quelle grève dans l’histoire a été suivie à 100 % ? Mais elle nous semble correspondre à un moment où aucune des réponses de PSA ou du gouvernement ne respecte les droits des salariés, et en premier lieu le droit à l’emploi.
La tribune du syndicaliste de la CFTC, par ailleurs très minoritaire à PSA-Aulnay, est cependant surprenante, puisqu’il consacre un texte dans un grand quotidien à la dénonciation d’une grève et d’une révolte ouvrière, ce qui est assez éloigné d’une position syndicale classique. On peut être en désaccord sur la modalité d’action, cependant, il me semblerait assez naturel que des attaques publiques d’organisations syndicales soient d’abord tournées contre un patronat qui s’apprête à se débarrasser de plusieurs centaines de ses salariés.
Avec cette grève, les divisions syndicales au sein de l’usine réapparaissent au grand jour et ravivent les tensions. Parmi les cadres chargés de surveiller les grévistes, on retrouve des délégués du SIA, le puissant syndicat maison à la réputation sulfureuse, épidermiquement anti-grève. Il y a quelques mois pourtant, le SIA s’était engagé dans son premier vrai mouvement social contre le patronat aux côtés des autres syndicats de l’usine dont son ennemi juré de jadis, la CGT. Quelle est votre analyse sur ce syndicat ?
L’histoire du SIA reste à faire. Cependant, le conflit actuel fait sans doute ressortir quelques réflexes propres à la tradition du syndicalisme indépendant, dont le SIA reste un des derniers héritiers et dont on peut retracer rapidement l’histoire.
L’après-guerre voit la convergence de militants syndicalistes et d’une partie de la droite française, qui cherche à s’implanter dans le monde du travail afin de contrecarrer l’influence des autres courants politiques et syndicaux. Cette convergence donne naissance au syndicalisme indépendant qui connaît de multiples scissions jusqu’aux années 1960. Idéologiquement, le syndicalisme indépendant se manifeste par un anticommunisme virulent et la lutte sur le terrain syndical est donc tournée contre la CGT. Par ailleurs, il considère que l’État constitue un obstacle pour les relations au sein de l’entreprise et qu’il faut réduire massivement son budget ainsi que le poids de la fiscalité. Il préfère promouvoir des actions communes entre les syndicats et le patronat, basé sur l’association du capital et du travail.
Très peu implanté avant Mai 1968, hormis dans quelques entreprises comme Simca ou Rhône-Poulenc, le syndicat indépendant – qui s’est unifié sous le nom de Confédération française du travail (CFT) –, connaît ensuite un léger développement, voire dans certains cas un développement très important comme à Citroën.
Ses militants multiplient les incidents et les agressions contre les autres organisations syndicales, au point que le 5 juin 1977, un gréviste, syndiqué à la CGT, est tué par balles sur un piquet de grève à Reims par un membre de la CFT. Le crime est condamné par la direction de la confédération. Celle-ci décide alors de changer de sigle pour s’appeler désormais Confédération des syndicats libres (CSL).
À Aulnay, lorsque l’usine ouvre en 1973, la direction de Citroën filtre les syndicalistes de façon à réduire au maximum l’implantation de la CGT, qui pendant presque dix ans n’aura jamais plus d’une dizaine de militants dans l’usine. La CFT/CSL, par contre, dispose d’une assise très forte et constitue un encadrement des salariés très puissant, notamment auprès des ouvriers immigrés, quasiment obligés de prendre la carte du syndicat s’ils veulent éviter les ennuis. Cette surpuissance du syndicat indépendant vole en éclats en 1982 lorsque, aux cris de « la CSL à la poubelle », les OS de l’usine mènent une grève de cinq semaines et se syndiquent massivement à la CGT, qui devient alors le premier syndicat de l’usine. (Voir à ce sujet quelques bonus du film Haya, de Claude Blanchet, sur la grande grève de 1982, diffusé durant l’été 2012 sur Mediapart).
Dans les années suivantes, la CSL et la CGT sont souvent au coude à coude. Mais la CSL, au niveau national, subit une forme de normalisation des relations sociales au sein de PSA. Considéré par certains dirigeants comme héritier d’une autre époque, le syndicat indépendant ne trouve plus grâce dans la direction du groupe, et une partie de ses équipes syndicales passent à FO, à Poissy notamment.
À Aulnay cependant, l’attachement au syndicalisme indépendant demeure et la CSL est remplacée par le SIA à la fin des années 1990. Ce changement d’époque correspond aussi à une atténuation des conflits idéologiques. La matrice anticommuniste, qui constituait le socle de la CFT/CSL, n’a plus lieu d’être et l’arrivée de nouveaux adhérents permet de renouveler l’image du syndicat. N’en demeure pas moins, aux yeux de nombreux salariés, l’image d’un syndicat patronal avec qui il vaut mieux être en bons termes si on veut avancer dans sa carrière.
L’annonce de la fermeture du site a, je crois, constitué un choc, pour le SIA, dont Aulnay reste le bastion principal, ce qui explique son engagement dans les premiers mois contre la fermeture de l’usine et son unité d’action avec la CGT. Cependant, dès que les actions ont pris un tour plus radical, le SIA a rompu cette unité, puis dénoncé la grève. Faisant le constat que l’action des salariés n’aboutissait pas au bout de quelques semaines de lutte, le SIA est revenu à une pratique plus conventionnelle de négociations à froid, dont il faudrait faire un premier bilan, mais qui semble aujourd’hui fort modeste.
La grève dure depuis plus de quatre semaines à l’usine d’Aulnay. La grande grève de 1982, que beaucoup surnomment « la libération des esclaves », avait duré quarante jours. Les revendications n’étaient pas les mêmes mais un mot revient dans la bouche des salariés d’hier à aujourd’hui : dignité. Peut-on comparer ces deux grands mouvements ?
Il y a des points de rencontre et il est certain que la mémoire de 1982 travaille les salariés. Les plus jeunes citent souvent « ceux qui ont fait 82 ». Ils incarnent une forme de résistance, de lutte et de respect. Mais les enjeux de la grève, la situation politique, économique, idéologique, le salariat, sont extrêmement différents. La majorité des salariés de l’usine aujourd’hui ne sont pas des immigrés. Ils peuvent être des fils et des filles d’immigrés, mais ils sont français et ont été scolarisés en France. Les grévistes de 1982 étaient des ouvriers spécialisés souvent illettrés, pas du tout formés, venus du Maroc ou des autres pays du Maghreb, d’Afrique noire, de Turquie ou de Yougoslavie. Ils n’avaient pas d’expériences sociale, politique au préalable.
L’autre grande différence porte sur les revendications. En 1982, elles étaient centrées sur des questions de dignité et de reconnaissance de la valeur de leur travail. Il s’agissait pour les ouvriers immigrés qui constituaient le gros des troupes d’obtenir la liberté syndicale et une hausse des salaires (400 francs d’augmentation), mais d’abord et avant tout de ne plus être considérés comme des ouvriers de seconde zone, d’être reconnus comme des être humains, comme n’importe quel travailleur de France. Aujourd’hui, la dignité est davantage dans le refus de se laisser tondre la laine sur le dos, subir sans réagir. Être digne, c’est résister à la fatalité économique qu’on leur assène chaque jour dans les discours patronaux et dans les médias. Aucun salarié n’a d’intérêt à voir le site disparaître et tout le monde se sent concerné par les primes, le reclassement, la formation.
Par ailleurs, en 1982, le mouvement était porté par un grand espoir, en partie créé par la victoire de François Mitterrand. Aujourd’hui, si la grève permet de relever la tête, l’espoir est plus difficile à appréhender chez ces salariés.
Vos travaux de recherche portent sur les travailleurs immigrés dans les usines de PSA d’Aulnay et de Poissy sur la période 1960-1984. Pourquoi avoir privilégié cette période et ce terrain ?
Le point de départ a été de revenir sur une dimension trop souvent oubliée dans les discours publics sur l’immigration, à savoir que la présence des immigrés en France est d’abord due à leur qualité de travailleurs. C’est à ce titre qu’on les a fait venir en France, et qu’on continue encore à les faire venir, par exemple sur les chantiers du BTP ou, concernant les migrantes, dans le travail des soins à la personne. Il me semblait donc important de revenir sur l’histoire des travailleurs immigrés, à la fois dans la façon dont ils ont contribué au développement industriel de la France, et en m’intéressant aussi à ce qui se passe pour eux à la fin des Trente Glorieuses, en particulier quand l’industrie automobile est confrontée à de profondes restructurations et des licenciements massifs.
Il s’agit donc de réfléchir à l’articulation des évolutions du monde du travail et aux politiques migratoires qui accompagnent ces transformations, depuis les conventions signées avec les pays d’émigration pour faire venir de la main-d’œuvre au début des années 1960, jusqu’aux mesures d’incitation au retour à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Par ailleurs, le choix de ces usines est lié au fait qu’elles ont été l’objet de peu de recherches d’histoire sociale, qu’elles se caractérisent par des modes de gestion de la main-d’œuvre liés notamment au poids du syndicalisme indépendant, assez différents de ce qui pouvait par exemple exister chez Renault. Enfin, la période 1982-84, et les conflits durs qui se déroulent alors, me semblent illustrer les enjeux du devenir de l’immigration de travail tels qu’ils se posent alors, et plus largement de l’avenir du groupe ouvrier.
Implantée dans le département le plus pauvre d’Île-de-France, l’usine PSA d’Aulnay raconte aussi l’histoire de la gauche et de sa relation à la banlieue et à l’immigration. Nombre de jeunes salariés de l’usine vivent et viennent de “la cité”, des quartiers populaires d’Île-de-France. Pour eux, cette grève, c’est non seulement le combat de la dernière chance, mais aussi le baroud de la dignité dans une usine où les tensions socio-raciales restent très fortes.
Le combat de la dernière chance, cela reste à voir, on ne pourra le dire que dans quelques années. Cela dit, l’existence d’unités industrielles dans un tel département, malgré la dureté du travail ouvrier, constitue pour une partie des populations qui vit dans les quartiers populaires un débouché professionnel possible. Souvent dans des conditions difficiles, précaires, avec une place importante de l’intérim, mais un débouché quand même. On peut effectivement voir dans l’histoire de ce salariat une part de l’histoire de la gauche avec l’immigration et plus largement avec les classes populaires. Par ailleurs, toutes les injonctions à l’intégration, qui hantent les discours politiques depuis les années 1980, sonnent d’une étrange façon quand on constate le chômage dans ces quartiers populaires, l’absence d’avenir professionnel, la relégation dans les emplois les plus précaires.
Dans le contexte actuel, il n’est pas étonnant de voir jouer le chacun pour soi, voire la lutte de chacun contre tous. Mais la grève actuelle montre que l’idée de se défendre collectivement n’est pas désuète. En 1982, les OS immigrés ont su lutter pour leur dignité. Aujourd’hui, les salariés de PSA sont pour une partie d’entre eux et des ouvriers et des jeunes de cité, selon l’expression médiatique consacrée. Ces deux figures ne sont pas antinomiques, et le rap de Kash Leone AKA, Ça peut plus durer, illustre à merveille cette double culture, ouvrière et de cité. La dignité, c’est peut-être aussi ça, assumer cette identité banlieusarde et populaire, sans devoir la subir à travers les discours médiatiques dominants, et pouvoir la dire publiquement, par le rap et par la grève.