1. De par l’accélération de la « globalisation » de la branche, les véhicules produits sont de plus en plus confrontés à la formation mondiale des coûts de production et des prix de vente. La mondialisation productive constitue le terreau d’une nouvelle étape de concentration du capital, d’alliances industrielles, de coopération, d’ouverture des frontières pour les constructeurs traditionnels dans les pays émergents et pour les constructeurs de ces derniers dans les vieux pays industriels. Les principaux constructeurs (à commencer par Renault) sont des groupes multinationaux empilant marques et participations au niveau mondial et répondant à un actionnariat progressivement diversifié. Les marchés financiers ne suivent plus simplement le profit consolidé mais également la performance de chaque segment théoriquement générateur de trésorerie, notifiant les centres de profit et les centres de perte. Le taux de profit domine donc toutes ces restructurations et dans les rapports de forces sociaux actuels, les actionnaires n’ont aucune raison de renoncer à leurs dividendes. Il faut pourtant noter que, dans un contexte de concurrence marchande exacerbée, les pertes accumulées par certains constructeurs ou certaines de leurs marques peuvent toujours mener à des faillites (comme aux Etats-Unis en 2009).
2. L’élargissement de la zone européenne de libre-échange et la monnaie unique et les nouvelles opportunités d’investissement en Russie ont favorisé le redéploiement des investissements au niveau continental. Les distances de transport relativement maîtrisables favorisent la rationalisation des plans industriels entre marques, entre chaînes de montage et entre sous-traitants. La notion même de « région industrielle » pour les constructeurs s’élargit dorénavant au bassin méditerranéen (Turquie, Maroc, Algérie). C’est désormais à cette échelle que se décident les investissements et la répartition des charges industrielles. Mais, la course aux nouveaux marchés, la concurrence, le rachat de marques, les gains de productivité par effet de taille ont naturellement participé à une suraccumulation de capital avec pour conséquence une surcapacité globale de production.
3. Les politiques sociales libérales menées depuis trente ans puis la crise ouverte en 2008-2009 ont modifié le marché (notamment français) et la structure de la demande finale. Les véhicules de moyenne gamme, traditionnellement sujets à de gros volumes de production ont particulièrement souffert, comme d’autres produits de moyenne gamme d’ailleurs. Le marché s’est plus reporté sur les véhicules à plus forte valeur ajoutée (haut de gamme, crossover…) et sur les petits véhicules. Cette évolution a été mal anticipée par certains constructeurs. Elle a avantagé les constructeurs allemands qui avaient déjà acquis un fort pouvoir de marché sur les véhicules haut de gamme (à fortes marges) et elle a favorisé la délocalisation des productions concernant les petites voitures, a fortiori pour les segments low-cost. Au total, la crise sociale et économique rebat les cartes de l’industrie automobile en Europe sous l’effet d’une baisse spectaculaire des ventes (-25% depuis 2005, soit 5 millions de véhicules). Le passage sous le point mort d’un certain nombre de sites industriels commande, dans une pure logique de marché, la fermeture d’un certain nombre d’entre eux et la réduction des capacités.
4. A la crise économique s’est rajouté un élément majeur d’évolution de la demande finale. Le marché automobile, comme beaucoup d’autres de la consommation de masse, est devenu mature et prend la forme d’un marché de remplacement. Dès lors le taux de croissance n’a plus rien à voir avec celui de la période précédente et sa progression dépend essentiellement de l’effet prix ou bien de mesures incitatives des Etats (primes à la casse, soutien aux véhicules peu polluants) dont la durée est fondamentalement limitée. Ce phénomène est accentué par la solidité et la fiabilité en moyenne plus longues des voitures produites.
5. La politique de l’Etat français, de mise sous perfusion de la demande par des primes diverses à l’achat, a été contre-productive. Non anticipatrice des problèmes de fond, marquée du sceau du « patriotisme industriel » et sans débat sur l’ensemble de ces changements - débat auquel les organisations syndicales auraient dû participer - elle a permis aux constructeurs de bénéficier d’un « shoot » passager sans mise à plat de leurs trajectoires industrielles et financières sur le moyen terme. Le marché a réagi par une croissance momentanée des ventes de petits véhicules souvent montés sur des chaînes situées à l’étranger. Les rapports de forces entre constructeurs européens n’ont pas changé puisque tous les gouvernements ont fait plus ou moins la même chose.
6. Un retard pris sur une gamme ou un échec dans une tentative de diversification géographique ont des conséquences rapides sur la capacité d’autofinancement et sur la tenue boursière d’un titre. Même si un nouveau modèle de véhicule ne nécessite plus « que » cinq ans de mise au point, les erreurs se payent encore très cher surtout quand les budgets à venir de R&D sont sous tension en raison de la diminution du cashflow. Dans cette situation, les synergies et les effets d’échelle mondiaux ont une portée considérable dans les rapports de forces concurrentiels. Pour exemple, le budget de R&D ou les moyens d’investissements de Volkswagen ou de Toyota sont sans commune mesure avec ce dont dispose PSA, nonobstant les dividendes versés par les uns ou les autres.
7. Dans ce contexte de forte réduction de la demande européenne, de crise américaine et d’appel d’air des marchés asiatiques, c’est l’ensemble de la branche mondiale qui est entrée en mutation depuis une longue décennie. Une phase nouvelle de sa mondialisation est en cours et devrait conduire à une vaste restructuration capitalistique éliminant les derniers vestiges de ces industries « nationales ». Pour avoir tardé dans ses alliances internationales et avoir refusé l’ouverture de son capital, PSA paye le prix cher, même si les effets sur l’emploi n’auraient guère été différents. Renault, qui n’est plus à proprement parlé un groupe « français » de par la participation croisée avec Nissan, le rachat de Dacia et de AvtoVAZ, a été plus volontariste dans son internationalisation. Mais, si sa marge se forme désormais à l’échelon mondial, elle reste à un niveau (comme pour l’essentiel en moyenne des branches industrielles) qui ne permet pas d’aligner une série d’échecs sur plusieurs modèles ou de se tromper d’orientation sur sa marque historique. Pêchant en ceci ou en cela, les deux constructeurs historiques sur le territoire français traversent donc une période très incertaine. PSA s’allie avec General Motors et discute d’un rapprochement avec la branche Opel de GM, mais cela semble un peu tard et un peu limité, avec de toute manière des effets néfastes sur l’emploi. Renault, qui bénéficie pour le moment des résultats de Nissan et de Dacia, est sous la pression d’un nouvel et nécessaire élargissement de son actionnariat (pourquoi pas un constructeur chinois ou américain ou un renforcement des parts actuelles de Daimler ?).
8. Toute la branche est affectée par des évolutions irréversibles dans le cadre actuel de l’économie de marché mondialisée. Tous les segments sont concernés : équipementiers, réseaux de distribution, pneumatiques, pièces détachées, etc. La réallocation des investissements productifs (entre autres au sein du continent européen) et les gains de productivité pour dégager le cash nécessaire à l’expansion mondiale bouleversent toute la chaîne productive. Mais, ces vagues successives de synergies et de productivité ont une limite technique et temporelle ; elles ne peuvent se déployer que par paliers et sont limitées par les débouchés. Aussi, en dépit du niveau parfois très relatif du différentiel de coût salarial, les constructeurs se retournent vers ce levier et délocalisent pour gagner quelques points de marge. La nature de la construction européenne, comme périmètre de mise en concurrence des facteurs de valorisation du capital, a largement favorisé ce mouvement.
9. Le marché européen de l’automobile ne peut espérer que deux voies de relance. La première serait une sortie de crise avec un rebond du pouvoir d’achat, une détente sur les prêts bancaires et une reprise de l’emploi. Cette option est fort peu crédible avant un moyen terme compte tenu des politiques menées et surtout de la profondeur actuelle de cette crise. La seconde serait un choc de l’offre par une révolution des motorisations. Mais l’on voit bien que l’option du « tout électrique » dépend de la capacité des Etats à investir des sommes considérables dans les infrastructures et les sources énergétiques, ce qui n’est pas à l’ordre du jour pour raison de crise. Et la pile à combustible moins contraignante reste un horizon éloigné, ce qui fait qu’au total la priorité de Renault pour le « tout électrique » reste un pari incertain. Quant aux diverses hybridations, elles ne se présentent pas actuellement comme des bouleversements potentiels de l’offre pouvant conduire à un transfert supplémentaire vers l’auto de la dépense des ménages. La crise de l’automobile européenne sera donc longue et le panorama à l’arrivée (aussi bien capitalistique, industriel ou technologique) n’aura pas grand-chose à voir avec l’existant actuel. D’ailleurs, le passage prévisible, à moyen ou long terme, d’un principe de motorisation à un autre, engloutit déjà des sommes considérables et favorise les alliances afin surtout de partager les risques. A noter aussi que la sophistication des véhicules (pour des raisons de concurrence mais aussi de développement informatique et informationnel) pourrait déboucher sur de nouvelles formes de partage de la valeur ajoutée et donc de label. Pourquoi pas demain le développement des Google-Cars ou autres ?
10. La fin de l’ère pétrole ou du moins la raréfaction de celui-ci et sa cherté sont souvent évoquées pour expliquer la crise en cours et à venir. Si du point de vue environnemental, la pollution automobile ne fait pas de doute, il n’est pas établi que le monde va « manquer de pétrole » à un horizon industriel mesurable. Quand le prix du baril est élevé, le seuil de rentabilité est abaissé. Bon nombre de gisements jugés autrefois comme non rentables peuvent alors être mis en production. De même, il devient possible de prolonger la production de gisements dont les coûts redeviennent compétitifs. On peut aussi avoir recours à de nouvelles technologies plus onéreuses mais plus sophistiquées pour mettre en production mais surtout pour augmenter les taux de récupération et fournir ainsi d’importantes réserves additionnelles. L’augmentation du prix du baril permet ainsi d’augmenter les réserves par l’accès à de nouveaux gisements et par l’obtention de gains de production. Un effet indirect réside aussi dans la demande des consommateurs : un prix élevé des hydrocarbures a tendance à freiner la consommation au profit d’autres énergies notamment des énergies renouvelables. Cette baisse de la demande repousse mécaniquement l’échéance de la « fin du pétrole ». La recherche effrénée d’une nouvelle motorisation par les constructeurs répond plus à une opportunité marketing, liée à la conscience écologique progressive d’une partie des populations qu’à l’anticipation d’un assèchement pétrolier.
11. La Chine n’est pas seulement un nouveau marché « sur lequel il faut être ». Le nombre actuel de constructeurs chinois ne peut que fondre et donner naissance à de nouvelles puissances. Les mécanismes classiques du capital vont mener ce processus en usant des aides financières massives de l’Etat chinois, d’acquisition de technologies avancées des constructeurs japonais, européens ou américains, d‘alliances gagnant-gagnant avec ces derniers par ouverture du capital et opportunités nouvelles sur les marchés respectifs de chacun. Le « modèle » Renault-Nissan (qui date de 1999) pourrait être une des formes possibles d’évolution de l’industrie automobile chinoise. Quelles qu’en soient les formes, compte tenu de l’ampleur de ce marché, un tel mouvement de concentration et d’alliances aurait de conséquences mondiales sur la structure de la branche.
12. La dimension européenne propre de cette mutation indique bien qu’une partie des problèmes actuels provient de la construction spécifique (politique, économique et sociale) de cet espace. Le montage libre-échangiste n’est pas fait pour anticiper pareil bouleversement, il est fait pour que simplement « les plus forts survivent ». Il n’empêche qu’à cette échelle, seul le périmètre européen est désormais susceptible de permettre une politique industrielle, sociale et écologique cohérente, de soutenir, de réorganiser, de planifier, de développer une branche comme celle-ci. Seule une « autre Europe » peut en être la clef, dont la nouvelle rationalité ne reposerait plus sur le paradigme de la « création de valeur pour l’actionnaire ». Sans cela, le sort de dizaines de milliers de salariés restera hélas objectivement suspendu aux « victoires » ou aux « défaites » de la marque pour laquelle ils travaillent. Pour autant, les arbitrages resteront complexes dès lors qu’il s’agit d’être plus rationnel et plus économe que l’Europe actuelle en moyens à l’échelle continentale et planétaire. Le retour nostalgique à l’industrie automobile « nationale » n’est ni possible ni souhaitable. L’analyse exhaustive des bouleversements de la branche automobile mondiale dénude les fils de la mutation générale du capitalisme, dont la mécanique et les contradictions sont parfois assez éloignées de ce qui se dit ou se fait sur un site industriel ou chez une marque particulière. Ne pas intégrer toutes ces dimensions dans une stratégie de riposte sociale pourrait mener les organisations de salariés à l’impuissance.
Claude Gabriel