Mustapha Benfodil Your fatwa doesnt’ apply here est un titre qui suggère beaucoup de choses. On comprend, à première vue, que c’est un travail sur les victimes de conflits mettant en cause l’islamisme radical…
Karima Bennoune – C’est surtout un travail sur ceux et celles qui ont refusé l’intégrisme dans leur communauté, dans leur pays, qui ont essayé de donner une autre vision de ce que veut dire l’héritage ou la culture musulmane et qui ont un projet de société différent. Et cela n’est pas connu aux Etats-Unis, ce qui me fait de la peine. Je pense que j’ai fait ce travail plutôt comme militante des droits humains et surtout en tant que fille très fière de son père algérien qui a vécu cela. Et, à mon avis, la lutte contre l’intégrisme est l’une des plus importantes luttes pour les droits humains au niveau international en ce moment. Ce travail a commencé parce que je voulais que le lecteur américain puisse connaître un peu le parcours des gens, ici, et leurs luttes. Et, en l’occurrence, cet ouvrage a plusieurs buts.
En premier lieu, il s’agit très modestement d’essayer de commencer à écrire en anglais l’histoire de toutes ces luttes, pour que ce combat soit connu aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. Deuxièmement, c’est un travail de documentation. Troisièmement, c’est un travail de lutte contre les stéréotypes et, quatrièmement — et c’est peut-être le plus important — c’est une contribution pour essayer d’avoir plus de soutien pour ces personnes qui continuent à faire ce travail de résistance, que ce soit en Algérie, en Afghanistan, en Egypte ou dans les banlieues parisiennes, parce que je trouve que c’est quelque chose qui est mal compris en Occident, que ce soit du côté de la gauche ou du côté de la droite. J’ai donc essayé de faire un travail de « micro », c’est-à-dire tendre le micro aux gens qu’on n’a pas entendus aux Etats-Unis et dans le monde anglophone. En tout, j’ai interviewé 286 personnes issues de 26 pays. Cela a duré deux ans et demi.
En passant en revue la bibliographie relative à la période tragique du terrorisme dans notre pays, quelle appréciation faites-vous du travail d’écriture consacré à cette douloureuse séquence de notre histoire ?
Je dois dire d’abord qu’il y a eu de très bons écrits. Il faut absolument reconnaître le travail qui a été fait. Il faut saluer aussi le travail accompli par les journalistes. Cela m’a été très utile. Je suis allée dans une des meilleures librairies d’Alger que j’aime beaucoup, et cela m’a étonné qu’il n’y ait pas beaucoup de livres sur ce sujet. Il y en a, certes, quelques-uns, qui sont très importants et que je mentionne d’ailleurs dans ma bibliographie. Il y avait des jeunes filles avec moi, dans la librairie, et j’ai discuté un peu avec elles. Et je me suis dit : « Ces jeunes-là qui ne se souviennent heureusement pas de la décennie, si elles voulaient apprendre cette histoire, quels livres pourraient-elles consulter ? »
Comme je le disais, il existe un certain nombre d’ouvrages sur cette question, mais un grand travail reste à faire. Il faut mentionner également le travail extrêmement important que font les ONG comme SOS Disparus, Djazaïrouna et Somoud. Mais il faut dire que ces associations sont dans une situation assez compliquée. Elles n’ont pas assez de soutiens financiers, pas de moyens, pas assez de liberté d’expression. Personnellement, je crois beaucoup en la société civile, mais je trouve qu’on leur donne parfois trop de responsabilités. Ce n’est pas une alternative aux réponses nationales et on a vraiment besoin d’un travail sur le plan national pour qu’on n’oublie pas.
Il y a par exemple un travail très intéressant sur la Shoah qui a été fait aux Etats-Unis. Ce qu’ils ont fait de mieux, c’est qu’ils ont sauvegardé les histoires individuelles. Si vous allez au musée de la Shoah, à Washington, vous trouverez plus de 1000 heures d’enregistrement dans leurs archives et, en plus, ils ont ce qu’ils appellent « Survivors Registry » où chaque personne qui a survécu à la Shoah peut enregistrer une vidéo de deux heures pour laisser son témoignage. Des équipes sont formées par le musée, qui partent en Europe de l’Est et ailleurs, pour recueillir des témoignages et constituer une base de données qui est mise sur internet. Cela signifie que cette histoire ne sera jamais perdue. Je pense que c’est ce genre de choses qu’il faut faire ici. Il faut engager un travail d’enregistrement, d’écriture, d’écoute. J’adore ces paroles de la poétesse américaine Maya Angelou qui dit : « History, despite its wrenching pain/ Cannot be unlived, but if faced/ With courage, need not be lived again. » Cela veut dire : « L’histoire, si douloureuse soit-elle, ne peut pas être effacée, on ne peut pas éviter le fait qu’on ait vécu cela. Mais si on l’affronte avec courage, on peut être sûr qu’on ne va pas la revivre une seconde fois. »
Nous avons le sentiment que les victimes et leurs familles ont été abandonnées, que les autorités aussi bien que la société ont décidé de tourner la page. Quelle est la situation des victimes que vous avez interviewées ?
D’abord, je dois souligner que je ne parle pas pour ces gens, j’essaie simplement de rapporter ce que j’ai entendu. Ce qui m’a choqué, c’est la situation matérielle de beaucoup de ces victimes et, pour moi, c’est une autre forme d’oubli. Certains ne bénéficient pas des soins médicaux dont ils ont besoin. Par exemple, j’ai rencontré une victime d’un tir de « heb-heb » qui se trouve dans une situation extrêmement précaire. Cela m’a choqué parce que pour moi, les victimes des années 1990 sont des héros et des héroïnes qu’on devrait porter aux nues. Ce n’est pas du tout le cas. Je pense qu’on est dans ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano appelle « l’amnésie obligatoire ».
Une amnésie thérapeutique…
Imposée. Déjà, à cause de la loi sur la réconciliation nationale. Pour certains, c’était dur de se raconter. Mais d’autres m’ont dit : « On veut s’en souvenir. » Et il m’a semblé qu’on ne leur demandait pas beaucoup de raconter ces histoires.
Je veux aussi souligner que si mon travail est focalisé sur l’intégrisme comme idéologie et sur ceux qui ont lutté contre cette idéologie, il était important pour moi de montrer aussi les exactions qui ont été commises dans la lutte contre l’intégrisme. Les luttes anti-intégristes que je soutiens, ce sont les bibliothèques, les pièces de théâtre, les réseaux de femmes et non pas les exactions. Je ne veux pas être utilisée pour justifier des choses injustifiables.
Quel a été le plus difficile pour vous dans cette enquête ?
Pour moi, il était important d’avoir des voix qui viennent des lignes de front et, pour cela, j’ai fait beaucoup de terrain. J’ai été au Pakistan, en Afghanistan, au Mali, entre autres. Mais bien sûr, cela ne donne pas une vision globale de tout ce qui s’y est passé. Il faut dire qu’il y a plusieurs lignes de front. Ici, il était significatif de commencer par les victimes de la Mitidja. C’est ainsi que je suis partie à Blida, à Sidi Moussa. Il fallait s’intéresser aussi à ceux qui ont organisé la résistance, qui ont fait des manifestations contre le terrorisme et ces actions n’ont pas été suffisamment documentées. Pour moi, la base, c’est la voix des victimes elles-mêmes. Et je souligne « elles-mêmes » en pensant particulièrement aux femmes, parce que partout où j’ai été, la résistance des femmes, des féministes, a été fondamentale. Quand je demandais par où il fallait commencer, partout on me répondait : avec les femmes. J’étais au Niger en 2010 et on me disait : « Chaque pas en avant pour les femmes est un recul pour l’intégrisme. »
Ces récits de femmes, chez nous, sont-ils suffisamment mis en valeur d’après vous, ou bien sont-ils passés sous silence, marginalisés ?
C’est quelque chose dont on parle peu, ou alors sur un plan très général. Pourtant, les femmes ont commencé à lutter ici bien avant la montée de l’intégrisme. Si on n’a pas assez parlé du terrorisme tout court, il y a certains terrorismes dont on a encore moins parlé, par exemple les milliers de viols durant les années 1990. Un travail documentaire très important a été fait par les féministes algériennes sur les viols, mais il reste beaucoup de travail à faire dans ce domaine. Il s’agit là d’un sujet dont il était encore plus difficile d’en parler. J’ai été choquée de découvrir qu’il n’y a presque rien sur ces viols en anglais. Cela m’a beaucoup touchée parce que c’étaient des atrocités inimaginables et on les a oubliées. Même quand on regarde les grandes organisations des droits humains, dans mes recherches, je n’ai pas trouvé un seul rapport focalisé sur les viols durant les années 1990.
Qui doit recueillir en priorité ces récits ? Comment envisagez-vous le rôle de l’Etat dans ce travail de mémoire sachant que la charte pour la paix et la réconciliation nationale rend difficile un tel travail ?
Cela doit se faire à tous les niveaux. Il faut déjà accroître la recherche universitaire, scientifique, ici et ailleurs. Il y a aussi les ONG qui doivent rassembler tous ces témoignages. Je pense qu’il faut créer, au niveau national, un centre d’études sur les années 1990. Il faut un travail systématique, comme cela a été fait pour le musée de la Shoah. Il faut organiser tout cela. Il y a aussi un grand effort à faire du côté du gouvernement. Il est ridicule qu’on se retrouve dans une situation telle qu’il ne serait pas légal de dire certaines choses. Cela me fait penser au cri d’indignation d’une femme blessée lors d’une attaque terroriste et qui était paralysée ; elle m’a dit : « Moi, je dis d’un terroriste que c’est un terroriste et s’il veut venir m’égorger, qu’il vienne ! De toute façon, ce n’est pas une vie que j’ai là ! »
Donc il faut revoir juridiquement comment créer l’espace pour ce débat. On peut faire pression pour changer la vision dominante ou la culture officielle. On se retrouve dans une situation paradoxale où une certaine amnésie officielle est imposée dans une société, où toute personne âgée de plus de 15 ans n’a pas oublié. Il y a donc un décalage entre ces deux attitudes et c’est ça qu’il faut réconcilier. Je comprends qu’il y ait des difficultés pour ouvrir un tel débat. Mais on ne peut pas l’éviter. Si on l’élude, cela ne veut pas dire que les faits n’existent plus. Cela peut ressurgir sous d’autres formes. C’est un travail de mémoire, mais c’est aussi une question urgente d’aujourd’hui. Même si ce n’est pas le même contexte, les pays voisins comme le Mali ou la Tunisie ont besoin de savoir ce que les gens ont vécu ici pour ne pas avoir à le revivre.
Vous revenez du Mali justement, un pays qui est au cœur d’une brûlante actualité. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la situation dans ce pays et sur la résistance de la population, notamment au Nord-Mali ?
La situation des droits humains dans le nord du Mali sous occupation islamiste est bien grave : des cas d’amputations, des lapidations, des flagellations presque quotidiennes, des histoires de viols individuels et collectifs, des mariages forcés avec plusieurs terroristes contraignant même des mineures, des « procès islamiques » simplement pour avoir fumé une cigarette... A cela s’ajoutent toutes sortes d’interdictions : porter un pantalon, écouter ou jouer de la musique, se parler dans la rue pour un homme et une femme, sortir sans voile « réglementaire », se baigner dans les fleuves, avoir des classes mixtes à l’école… Bref, le Nord-Mali est confronté à une situation humanitaire très grave avec une économie en ruine. Malgré cela, les gens luttent contre cette soi-disant application de la charia.
Les femmes ont manifesté à Tombouctou, les jeunes à Gao. Certes, il n’y a plus de manifs maintenant, mais les gens résistent au quotidien. Les enseignants continuent à dispenser leurs cours à Gao parce qu’ils savent que cela donne de l’espoir aux autres. Des militants font un remarquable travail humanitaire à l’image de ce que fait Cri de Cœur. Il y a aussi les déplacés et autres ressortissants du Nord-Mali qui essaient de faire passer leur message à Bamako en multipliant conférences et ateliers. Tous ces gens ont besoin de solidarité et de soutien. La situation au nord du Mali n’est pas seulement une question de stratégie régionale ou internationale.
C’est une atteinte aux droits humains les plus fondamentaux. J’espère que les Algériens vont se solidariser davantage avec les réfugiés maliens qui sont ici, qui sont livrés à la misère et à l’isolement. Ils doivent aussi exprimer leur soutien à la population civile qui est sur place. Qui mieux que les Algériens pour comprendre ce que cela représente, eux qui ont survécu à la décennie noire !
Mustapha Benfodil