« Il faut nous organiser pour récupérer toutes les semences qui sont dans les banques de gènes et remettre ce trésor entre des mains sures, celles des paysans ». Au milieu d’une centaine de variétés de maïs, en plein cœur de la Dordogne, Bertrand Lassaigne raconte l’histoire de la première maison de semences paysannes en France. Installé depuis 20 ans près de Périgueux, Bertrand cultive principalement des céréales et des protéagineux – maïs, céréales à paille, soja, lentilles... Peu à peu, il développe son autonomie en semences et parvient en moins de dix ans à autoproduire la quasi-totalité de ses cultures, sauf en maïs où il continue chaque année d’acheter de la semence non reproductible qualifiée d’hybrides.
En 1999, une rumeur circule parmi les producteurs de maïs : des semences polluées par des OGM auraient été vendues. Bertrand Lassaigne, un des rares agriculteurs à produire du maïs bio, pressent la nécessité de trouver une alternative aux semences industrielles proposées par les semenciers. C’est le début d’un long chemin pour se réapproprier des savoirs-faire perdus. Pour éviter les OGM, il part chercher des semences au Guatemala. Et ramène onze variétés de maïs qu’il sème à son retour. Mais le résultat est décevant : les variétés collectées ne sont pas du tout adaptées au climat.
S’affranchir de l’industrie semencière
Le début du projet est laborieux. La difficulté de trouver de nouvelles variétés s’ajoute à un contexte réglementaire menaçant, qui ne permet ni la vente ni les échanges de semences [1]. Le travail de Bertrand se déroule dans une quasi-clandestinité ! Ce qui limite de facto la communication autour du projet. Mais le bouche-à-oreille fonctionne : plusieurs agriculteurs mettent à disposition « la variété de leurs aïeux ». Bertrand réalise lui-même les premiers croisements, donnant naissance à de nouvelles variétés. Au sein d’AgroBio Périgord, l’association de développement de l’agriculture biologique, Bertrand s’associe à d’autres agriculteurs et jardiniers pour créer la Maison des Semences Paysannes.
Onze ans plus tard, les résultats sont là. Leur maison de semences [2] compte plus d’une centaine de variétés de maïs adaptées aux conditions de l’agriculture biologique. Souvent plus riches en protéines, les variétés sélectionnées sont moins exigeantes en eau et plus résistantes aux maladies que les semences industrielles. Surtout, elles peuvent être replantées d’année en année, contrairement aux semences industrielles dont les droits de propriétés contraignent l’agriculteur à racheter ses semences l’année suivante.
Une idée importée du Brésil
Pour Bertrand Lassaigne, cette plateforme d’expérimentation de variétés de maïs n’aurait pas connu un tel développement sans un voyage d’échange au Brésil en 2004. Il en ramène des techniques, mais aussi un concept, celui des « maisons de semences ». Au Brésil, le terme « maison » est à prendre au sens propre : les semences sont gardées chez l’un des membres du groupe. Pour Bertrand, la maison de semences est davantage un concept. Les variétés sont cultivées, sélectionnées et multipliées dans les champs des agriculteurs.
Comment tout cela marche ? L’agriculteur emprunte un lot de semences à la période des semis et s’engage à retourner à la maison de semences d’Agrobio Périgord un volume supérieur de semences après récolte, ainsi que des notations de suivi de culture. Un lieu de stockage de semences existe à proximité de la plateforme d’expérimentation. Mais pour Bertrand, ce qui fait la richesse de cette « maison », c’est le réseau d’agriculteurs qui la fait vivre : 300 agriculteurs du grand Ouest de la France.
Un kit de semences pour la biodiversité
« Le fondement de la biodiversité, c’est l’échange », confirme Ivan José Canci, un agriculteur brésilien venu tout spécialement en Dordogne pour les Rencontres internationales des maisons de semences, qui se sont déroulées en septembre dernier [3]. Ivan José est impliqué dans un travail sur les variétés locales – un « Kit diversité » – dans l’État de Santa Catarina, au sud du Brésil. L’enjeu est de rendre autonomes les communautés rurales en production de semences. Le kit comprend dix variétés de riz, quatre de maïs, deux de pop corn, deux de pommes de terres, une de pastèque. Chaque famille est en charge de la production d’une variété « créole » [4] pour le reste de la communauté. Plus de 650 familles sont aujourd’hui impliquées. « Développer nos variétés créoles est une façon de lutter contre le modèle agrochimique », assure Ivan José.
A ses côtés, Maria Giselda, venue de l’État de Paraíba, à l’Est du Brésil. Aux yeux de cette agricultrice, les OGM constituent une réelle menace pour l’autonomie. C’est la raison pour laquelle elle est investie dans une des 230 banques communautaires de semences que compte l’État de Paraíba. « Chaque agriculteur est le gardien de sa propre banque et doit faire en sorte qu’elle ne soit pas contaminée par les OGM », explique-t-elle. Chacune de ces banques est autogérée par 10 à 20 familles. Les agriculteurs déposent un premier « capital » de semences, pour pouvoir lancer l’activité de la banque. Les familles qui en ont besoin en empruntent puis alimentent à leur tour la banque après la récolte. « C’est en créant ces banques communautaires de semences que le gouvernement Lula a fini par nous soutenir », confie Maria. Elle est convaincue que sans la pression de la société civile, les politiques publiques de soutien à l’agriculture paysanne n’auraient pas vu le jour au Brésil.
Gardiennes de semences en Inde
« Tant que la nourriture n’est pas produite au niveau communautaire, un pays ne peut pas être en situation de sécurité alimentaire ». C’est le constat dressé par Laxmi, une paysanne du village d’Humnapur sur le plateau du Deccan, au Sud de l’Inde. Propriétaire d’un hectare, elle a toujours conservé ses semences pour les cultures de l’année suivante. « J’ai constaté que les semences hybrides données par le gouvernement détruisaient la santé des sols et de l’environnement. Il y a dix ans, nous nous sommes réunies avec les femmes du village et nous avons décidé d’abandonner les hybrides sur nos parcelles et de récupérer les semences développées au fil des générations. » Ensemble, elles deviennent les gardiennes de semences qu’elles récoltent dans les champs et qu’elles conservent, prêtent, empruntent et échangent.
Aujourd’hui, plus de 5 000 femmes, issues de 75 villages de la région, gèrent 55 banques de semences communautaires avec le soutien de l’ONG Deccan Development Society. 85 variétés sont cultivées sur un millier d’hectares, sans recours aux pesticides chimiques. « Nous ne sommes plus victimes des créanciers, ni des grands agriculteurs auprès desquels il fallait quémander nos semences, se réjouit Laxmi. Désormais, ce sont nos connaissances qui nous nourrissent ». Ces gardiennes de « semences d’espoir » voient l’avenir avec confiance. Bien que le Deccan soit une région semi-aride exposée à de graves sécheresses, elles ont développé des semences adaptées à une grande variété de conditions climatiques. « Nous sommes heureuses de partager nos semences, mais si des entreprises de l’agrobusiness viennent revendiquer un droit de propriété, nous nous battrons contre elles », promet Laxmi.
Faire de l’Afrique une terre nourricière
C’est justement pour faire face à l’invasion des OGM et à des réglementations menaçant les semences paysannes que plusieurs associations et syndicats ont décidé de mettre en place le Comité ouest-africain des semences paysannes (COASP), en novembre 2011. Pour son coordinateur au Togo, Jacques Nametougli, il n’y a aucun doute, « les paysans sont en train de s’organiser pour assurer la souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest comme ailleurs ». Jacques est originaire de Cinkassé, une ville frontière avec le Burkina Faso et le Sahel. Là-bas, la monoculture de coton et la rudesse du climat ont poussé les jeunes à l’exode rural. En 1999, Jacques décide de quitter son poste de responsable de formation dans un Centre de développement rural pour s’installer sur des terres en location. « C’était un terrain où rien ne poussait, mais je voulais montrer que nous pouvions en faire une terre nourricière », témoigne-t-il.
Les premiers résultats sont décourageants. Mais Jacques développe aujourd’hui du maraîchage et accueille des jeunes pour leur montrer qu’une agriculture vivrière peut permettre une vie décente en milieu rural. En une décennie, plus de 600 personnes se forment et s’installent dans le village de Cinkassé. Jacques ne veut pas en rester là. Il veut aussi agir contre les produits chimiques qui ruinent économiquement les agriculteurs. Il se rend dans plus de 50 villages pour les sensibiliser sur l’autonomie et impulse la création en 2010 de l’Union des groupements agro-écologistes pour le maintien du patrimoine local (UGAMPL). Ses membres recherchent, collectent, conservent et valorisent les variétés locales de céréales. Peu à peu, la dynamique s’oriente aussi vers la production de semences maraîchères, comme le gombo ou l’oignon violet de Galmi. Après avoirs recensé plus de 150 variétés dans la région, Jacques projette la création d’une maison de semences dans laquelle les intrants chimiques seront bannis.
Un mouvement mondial
Ce fort mouvement de retour aux semences paysannes, Antonis Breskas le constate aussi en Grèce. Membre de l’association Peliti, il participe avec 220 autres « conservateurs de variétés » à la distribution gratuite de semences dans tout le pays. Malgré le manque de moyens financiers, Antonis s’emploie à répondre aux demandes qui se multiplient avec la crise économique. La solidarité, la réciprocité et les dons sont au cœur de la démarche de cette association, qui n’attend en retour aucune rétribution financière. Avec une collection riche de plus de 2 000 variétés, Antonis a entamé l’an dernier avec les autres paysans la construction d’une maison de semences, qui abritera également les bureaux de l’association.
Cette dynamique collective d’échange et de production de semences ou de plants s’étend à d’autres pays, comme l’Iran (lire notre entretien), l’Autriche, la Hongrie ou la Roumanie. Des délégations de quinze pays sont venues témoigner de leurs expériences à Périgueux en septembre, pour ne pas laisser la souveraineté alimentaire entre les mains des sociétés commerciales. « L’idée, c’est d’occuper le territoire, résume Bertrand Lassaigne, le paysan de Dordogne. Plus il y aura d’agriculteurs qui sèmeront leurs propres semences, plus il y aura de surfaces semées nécessitant peu d’eau et de produits phytosanitaires, plus les semences paysannes pourront sortir de la clandestinité ».
Reste la question de la diffusion des savoirs-faire, balayés par la « révolution verte ». 99 % des agriculteurs français ne sauraient plus produire leurs semences, selon l’association Agrobio Périgord. Sur sa plateforme d’expérimentation, Bertrand Lassaigne et son équipe assurent être prêts à aider les agriculteurs à cette réappropriation des savoirs et à la création de nouvelles maisons de semences paysannes. Bretagne, Pays de Loire, Rhône-Alpes, Aquitaine... dans toutes les régions de France, les maisons de semences paysannes, gérées localement par les paysans et les communautés, se multiplient.
Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter