Le 26 juin 2006, Wifredo Cornea a été abattu dans l’île de Negros. Le 24 avril dernier, Enrico Cabanit, secrétaire général de la fédération national Unorka, est tombé sous les balles des assassins dans la province de Davao del Norte (Mindanao). Depuis le début de l’année, huit dirigeants paysans ont déjà été tués par les hommes de mains des propriétaires fonciers. Les syndicalistes ouvriers ne sont pas épargnés. Ainsi, le 23 septembre 2005, Diosdado Fortuna, président du syndicat KMU de l’entreprise Nestlé, a trouvé la mort dans le Sud-Tagalog. Dans la province d’Isabella (au nord des Philippines), c’est un chef de tribu, Rafael Markus Bangit, qui a été assassiné le 8 juin 2006 par des hommes masqués ; il était membre de l’Alliance des peuples de la Cordillera (CPA)...
Les « exécutions extra-judiciaires » se multiplient aux Philippines. Il y en aurait, depuis 2001, plus de 225 selon les relevés du quotidien Daily Inquirer et plus de 600 selon l’organisation Karapatan. Des chiffres terribles auxquels il faut encore ajouter quelque 140 militants considérés « disparus ».
Ces « exécutions extrajudiciaires » sont le fait d’« escadrons de la mort » liés à la police, l’armée et les paramilitaires, ou des milices privées et tueurs à gage engagés par les possédants. Elles ont pour cibles les cadres légaux des partis politiques de gauche ou des organisations de masse, et aussi les journalistes d’investigation qui osent mettre leur nez dans les affaires de corruption ou les avocats progressistes.
Le nombre de meurtres politiques commis à l’encontre de militants légaux est particulièrement élevé dans les zones de forte militarisation, où les opérations contre-insurrectionnelles sont les plus intensives. La situation varie donc suivant les régions, mais la vague d’assassinats touche l’archipel du Nord au Sud.
De même, toute la gauche est menacée. Les formations réputées proches du Parti communiste des Philippines (PCP, maoïste, clandestin) ont subi le plus fortes pertes. C’est notamment le cas de la liste électorale Bayan Muna, représentée au Parlement, qui a vu 95 de ses militants assassinés depuis 2001. Mais les autres courants ne sont pas épargnés. Bon nombre des cadre paysans exécutés étaient liés à Akbayan (le Parti d’action citoyenne) ; la fédération Unorka compte par exemple 13 victimes (tués en général par les propriétaires fonciers, mais aussi parfois par le PCP !). De même, 18 membres du Mouvement pour la démocratie nationale (KPD), investis dans divers milieux sociaux, ont trouvé la mort en seulement deux mois.
Les élus de gauche peuvent être incarcéré ou menacé. Les trois députés de Bayan Muna, dont Satur Ocampo, n’ont pu quitter deux mois durant les locaux du Parlement pour éviter d’être arrêté après la proclamation en février de l’état d’urgence ; leur camarade Crispin Beltran, de la liste électorale Anakpawis, est toujours en détention. L’effigie de Risa Hontiveros, députée d’Akbayan, a été publiquement brûlée par les militaires le 27 mai dernier. Le 26 juin, l’accusation de « sédition » a été ressortie des cartons contre deux personnalités de premier plan, Ronald Llamas, président d’Akbayan, et Randy David, professeur d’université et représentant de la coalition Laban ng Masa (Combat des masses).
Dans son dernier rapport annuel, Amnesty International note qu’en 2005, « de très nombreux militants de gauche ont été tués par des inconnus, dont beaucoup seraient liés aux forces armées ». Les auteurs de ces meurtres ne sont ni poursuivis ni condamnés. Face à cette situation, la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et sa section aux Philippines (PAHRA) ont envoyé le 27 juin dernier une lettre ouverte à la présidente Gloria Macapagal-Arroyo pour exprimer leur profonde inquiétude, notant que ce « climat d’impunité encourage la violation des droits humains ». Une situation qui ne peut que s’aggraver alors que les négociations de paix entre le PCP et le gouvernement sont au point mort et que la présidence vient (une nouvelle fois !) de déclarer, le 19 juin, la « guerre totale » à la guérilla communiste.
La coalition Laban ng Masa dénonce dans une déclaration datée du 23 juin cette politique de la guerre totale, tout en s’inquiétant de ce que José Maria Sison, président-fondateur du PCP, continue, dans une interview publiée le 17 juin par le Daily Inquirer, de justifier l’assassinat par la guérilla de dirigeants des autres formations de gauche. Laban ng Masa rappelle que les désaccords idéologiques au sein de la gauche doivent se résoudre par le débat et non l’exécution. Ce cours hyper sectaire poursuivi par le PCP et la division des forces populaires qui s’ensuit ne peut qu’aider la présidence et l’armée à aggraver la répression - il rend aussi plus difficile l’organisation de la solidarité internationale, pourtant plus que jamais nécessaire.
La situation est d’autant plus grave que les militants ne sont pas seuls victimes des assassinats commandités par les pouvoirs établis. Selon l’Union nationale des journalistes philippines, en début d’année, 77 de leurs collègues avaient été tués depuis février 1986 (chute de la dictature Marcos) - et ils l’ont pour la plupart été depuis 2001 (accession à la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo). Les Philippines ont aujourd’hui la douteuse réputation d’être, après l’Iraq, le second pays le plus dangereux du monde pour les journalistes. Et si les avocats d’affaires se portent bien, ceux qui prennent la défense des militants le font à leurs risques et périles. Droits humains, droit d’organisation, droit d’expression et d’investigation, droit à la justice et à la démocratie sont foulés aux bottes des escadrons de la mort.
En vue de son voyage en Europe, la présidente des Philippines a suspendu l’application dans son pays de la peine de mort - alors même que les exécutions extrajudiciaires se multiplient ! Qui pourrait se laisser abuser par une telle mesure cosmétique, purement diplomatique ? L’espace démocratique conquis après le renversement en 1986 de la dictature Marcos est remis en cause par l’évolution du régime et le poids politique grandissant de l’armée. Il doit être aujourd’hui défendu - contre Gloria Macapagal-Arroyo.