Dans quel contexte s’inscrit l’attaque du 4 décembre contre le siège national de l’UGTT ?
Il s’agit de la nième attaque depuis les élections d’octobre 2011. Il y avait par exemple eu en février 2012, lors de la grève des éboueurs, le déversement de monceaux d’ordures devant les locaux de l’UGTT et le déclenchements d’incendies contre certains d’entre eux. Il y a également dans les médias des campagnes contre l’UGTT pour qu’elle se limite à un rôle strictement revendicatif.
Pourtant, depuis des mois se développent, notamment dans les régions, des luttes sociales où les syndicalistes jouent un rôle décisif. Mais Ennadha (1) et le CPR (2) refusent de reconnaître à l’UGTT la place qui lui revient sur le champ politique. Et cela d’autant plus que la coalition au pouvoir est en pleine crise.
Pourquoi Ennadha a-t-elle franchi un nouveau pas dans ses attaques ?
Les élections d’octobre 2011 ont fait d’Ennadha la force politique hégémonique, et ont souligné la faiblesse et la fragmentation des partis politiques de gauche.
Mais Ennadha se heurte à l’existence de l’UGTT, qui est la force la plus implantée et la plus organisée du pays. D’où sa volonté de détourner l’opinion publique, de déstabiliser les mobilisations, de harceler l’UGTT pour limiter son poids et préparer dans les meilleures conditions les élections de 2013.
En quoi cette attaque a-t-elle un lien avec la récente mobilisation de Siliana ?
Ce qui s’est passé à Siliana a reposé sur la grève lancée par l’UGTT le mardi 27 novembre, et qui a été reconduite les jours suivants.
Ce mouvement faisait suite à des mouvements dans d’autres régions de l’intérieur dans lesquelles l’UGTT avait joué un rôle déterminant. Alors, ce gouvernement affaibli par son incapacité de répondre aux attentes sociales et économiques de la population a décidé de tirer à la chevrotine sur la foule. Face à la poursuite de la mobilisation localement et à la vague de solidarité dans le pays, le pouvoir a été contraint de reculer partiellement. Et cela, Ennadha ne l’a pas accepté.
Pourquoi le mot d’ordre de grève générale nationale a-t’il été lancé pour le 13 décembre ?
L’attaque du 4 décembre a d’autant plus suscité l’indignation qu’elle a été faite le jour de la commémoration du 60e anniversaire de l’assassinat Farhat Hached, héros de la lutte pour l’indépendance et fondateur de l’UGTT. (3)Immédiatement, des grèves régionales ont démarré, et le lendemain une grève nationale a été décidée pour la semaine suivante, demandant notamment des poursuites judiciaires contre les agresseurs et la dissolution des milices islamistes.
Pourquoi ce mot d’ordre de grève a-t’il été annulé ?
Aujourd’hui, un certain nombre de militants déclarent que la décision de grève générale nationale a sans doute été précipitée. Ils pensent qu’il aurait sans doute fallu retenir l’autre option qui avait été débattue, à savoir continuer à organiser des grèves régionales.
Une fois passée l’émotion immédiate, beaucoup se sont interrogés sur les chances de succès d’une telle épreuve de force avec le pouvoir.
Dans toute son histoire, l’UGTT n’a en effet appelé qu’une seule fois à une grève générale nationale, le 26 janvier 1978 (4), et cela s’est terminé par plusieurs centaines de morts et de blessés, ainsi qu’un millier d’arrestations. L’UGTT avait été démantelé et failli disparaitre à jamais. Il lui a fallu plus de 10 ans pour se reconstruire.
Cette annulation a déçu une partie des syndicalistes, ainsi que des militant-es radicalisé-es d’autres secteurs. Et cela d’autant plus que l’accord finalement conclu avec le gouvernement ne comporte même pas la dissolution des milices islamistes.
Une réunion de la Commission administrative de l’UGTT est prévue à la mi-janvier afin de décider des initiatives à prendre au cas où les exigences de l’UGTT ne seraient pas satisfaites.
Comment ont évolué les rapports de forces à l’issue de cette épreuve ?
De puis un mois, le rapport des forces s’est un peu amélioré : des mobilisations importantes ont eu lieu, la vocation de l’UGTT a ne pas restreindre son activité au seules revendications immédiates a été réaffirmée. La vague de solidarité avec l’UGTT a été considérable notamment de la part du Front populaire (5), des associations de femmes, des jeunes, de l’Union des diplômés-chômeurs, de l’UGET (6), de la LTDH (7), etc. Pour la LGO (8), cet arc de forces représente le pôle ouvrier et populaire qui seul peut permettre la réalisation des obectifs de la révolution. De nombreux syndicalistes sont déterminés à reprendre l’offensive à la mi-janvier au cas où l’accord avec le gouvernement se traduirait par un marché de dupes. Des tensions semblent se développer par ailleurs au sein des islamistes.
Notes :
1. Ennadha (« Renaissance ») : Parti islamiste réactionnaire et libéral qui domine le gouvernement.
2. Congrès pour la République (CPR) : Parti du centre, interdit sous Ben Ali, dirigé par Moncef Marzouki (président de la République).
3. Le 5 décembre 1952, Farhat Hached, dirigeant du syndicat UGTT, est assassiné par la Main rouge, une organisation de colons français d’extrême-droite liée aux services secrets français. La lutte armée prend alors son essor. Le mouvement national tunisien se radicalise et exige l’abolition du Protectorat français et la proclamation de l’indépendance.
4. Le 26 janvier 1978, l’UGTT déclenche une grève générale qui est violemment réprimée. À Tunis, les manifestants envahissent le centre-ville et les quartiers huppés, établissant des barricades et vandalisant des édifices publics. L’armée de Bourguiba tire sur la foule (Ben Ali est à la Direction de la sûreté) : plus de 200 morts et de nombreux blessés. Un millier de syndicalistes sont emprisonnés dont les principaux responsables syndicaux. Le président de l’UGTT, Habib Achour, est condamné à dix ans de travaux forcés.
5. Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution. Constitué, pendant l’été 2012, par 11 partis de tradition marxiste ou nationaliste arabe, (dont l’ex-PCOT et la LGO), RAID-ATTAC et des indépendants.
6. Union Générale des étudiants de Tunisie (UGET).
7. LTDH : Ligue tunisienne des droits de l’Homme.
8. Ligue de la gauche ouvrière (LGO) : Organisation trotskyste créée en janvier 2011 et qui n’a obtenu sa reconnaissance administrative qu’en décembre 2012.