Lorsqu’on quitte l’autoroute à hauteur de l’aéroport de Bilbao, on se retrouve très vite à zigzaguer dans la montagne de Bizcaye. Au bout de la route, l’océan. La sensation est étrange, comme si l’Atlantique déferlait au sommet en poussant son dernier soupir entre les rocailles. La surprise naturelle n’est rien à côté de celle qu’ont engendrée les hommes.
Voici Lemoniz, village de 1 000 habitants qui prend fin avec le port d’Arminza. Ici, la brise de la modernité n’est pas parvenue à balayer le charme. 2 kilomètres plus loin, en surplomb d’une des innombrables criques, apparaît, comme par enchantement, un site unique : la centrale nucléaire. Cette friche industrielle n’a pas d’équivalent dans le monde, pour la simple et unique raison qu’elle n’a jamais accueilli le moindre milligramme d’uranium dans le cœur de ses deux réacteurs.
« Attention, aire interdite, sous vigilance électronique. Interdit d’entrer. » Pas besoin de lire le panneau pour comprendre. Mais, au cas où, un gardien d’une société privée surgirait en trombe dans un 4 × 4 miniature. « Circulez, il n’y a rien à voir », dit-il sèchement avant de se détendre. Il explique que la centrale est gardée jour et nuit. Et, allez savoir pourquoi, qu’elle est celle qui ressemble le plus à Fukushima. Iberdrola, l’EDF espagnol, propriétaire des murs, n’accorde jamais de droit de visite. Ainsi sont entretenus la légende et le mystère, dignes du « Désert des Tartares » de Dino Buzzati, ou d’un conte fantasmagorique de Jorge Luis Borges.
Du béton et des vautours
Le site en ruine, planté sur 100 hectares dans un coin de la sublime réserve naturelle d’Urdaibai, est protégé par des kilomètres de barbelés rouillés. Quelques pylônes gigantesques de lignes à haute tension, qui n’ont jamais eu de jus, sont fracassés net en leur sommet. Des vautours tournoient autour des deux coupoles qui devaient abriter les réacteurs prévus pour une puissance de 930 mégawatts chacun. L’image est glaçante. Il y a là un monde de silence et de grisaille en béton qui se fond dans le ciel et dans l’océan des mauvais jours. Pour son édification, ce qui est devenu un vestige archéologique industriel a nécessité plus de 1 000 tonnes de ferraille et 200 000 mètres cubes de béton armé. Le mastodonte semble indestructible. Depuis trente ans qu’il végète, personne n’a osé entreprendre son démantèlement extérieur.
« Je ne peux pas dire comment j’ai obtenu les autorisations, mais j’y suis entrée à plusieurs reprises en 2002. J’ai fait des enregistrements vidéo et des photos du processus de destruction de l’intérieur. Tout était omnipotent, gigantesque, désolé. C’était un mégaprojet, un édifice magnifique, mais excessif et sans aucun sens. Sa fin désastreuse prouve bien l’inutilité de la démesure et de l’ambition », raconte Marisa Gonzalez. Cette artiste de renommée internationale a eu le privilège de pouvoir entrer dans le temple maudit. Elle consacra plusieurs expositions à son travail sur Lemoniz, sous l’intitulé « LMNZ/mécanismes de contrôle » (lire ci-dessous). L’ingénieur Hector Montero a travaillé en 1979 et 1980 dans la centrale. Il décrit une ambiance délétère, avec des grèves, des agressions, le lock-out d’Iberduero (l’ancien exploitant de la centrale avait un temps interdit l’entrée sur le site à ses employés) et, surtout, l’explosion de la bombe qui tua un ouvrier. « J’ai toujours pensé que c’était une idiotie de tenter d’implanter une centrale ici. Le combat était perdu d’avance face à des opposants déterminés, qui véhiculaient de fausses informations qui faisaient mouche à chaque fois. Iberduero ne daignait même pas rétablir la vérité. Mal lui en a pris », raconte l’ingénieur.
« Musée dans l’Atlantide »
Pour tourner totalement la page de cette histoire, il aurait fallu trouver une application à ce mausolée de sinistre mémoire. Mais, là encore, il n’y a eu que des rumeurs, dont peut-être la plus loufoque est celle qui prévoyait qu’en cas de construction de nouvelles centrales nucléaires, le site de Lemoniz reprenne sa finalité initiale. D’autres ont envisagé l’implantation d’une centrale de gaz à cycle combiné. D’autres encore, comme l’ancien député nationaliste Sabin Arana, ont lancé l’idée d’un Guggenheim de la science et de la technologie. Dans sa chanson « In-Komunikazioa », le chanteur Fermin Muguruza y prône de façon très sarcastique l’implantation d’un « musée de l’Euskara (la langue basque) dans l’Atlantide ».
De toutes ces propositions, il n’est rien sorti, malgré l’usage de leur droit de visite de quelques politiques basques. Les comptables les plus pointilleux des dépenses publiques estiment le coût cumulé de cette inactivité à 5,8 milliards d’euros. Les contribuables espagnols devront encore payer pendant de longues années les indemnités octroyées par l’État à Iberdrola pour la maintenance du site. C’est pourquoi la vieille centrale de Lemoniz, vide comme une coquille d’œuf, inébranlable, a encore un semblant d’avenir. Comme une stèle érigée à la bêtise humaine.
« D’une perturbante inutilité »
L’artiste Marisa González est née à Bilbao en 1945. En 2002 et à plusieurs reprises, elle est une des rares personnes à avoir obtenu l’autorisation d’entrer dans la centrale de Lemoniz. Par son travail photographique et vidéo, elle s’est évertuée à démontrer que cet exemple de l’archéologie industrielle est une métaphore de notre société.
« Sud Ouest ». Comment avez-vous travaillé sur place ?
Marisa González. J’ai enregistré des vidéos et pris des photographies du processus de démantèlement et de destruction de l’intérieur de la centrale dans ses étapes successives. C’était très impressionnant, car je me retrouvais au cœur d’un mégaprojet, hors d’une échelle réelle.
A posteriori, que pensez-vous de l’histoire de ce site ?
C’était un projet démesuré, très ambitieux. Avec, au final, un désastre. Cette centrale est un monstre engendré par un des rêves caractéristiques de la raison « techno-scientifique ». C’est une créature stérile, squelette d’une chimère sur une plage déserte, d’une perturbante inutilité.
Êtes-vous retournée à Lemoniz ?
Oui, à plusieurs reprises. Mais on ne m’a plus jamais laissée entrer.
Qu’est-ce qui pourrait y être fait ?
C’est un peu tard, car il ne reste plus que les deux gigantesques tours du réacteur. Plutôt que vider la centrale, détruire son intérieur et une partie des édifices complémentaires, je souhaitais qu’il y soit implanté un musée de l’énergie. C’était possible, puisque le site n’a jamais contenu d’uranium radioactif. Mais personne ne m’a demandé mon opinion.
Et justement, que pensez-vous de l’énergie nucléaire ?
Il est clair qu’il va falloir chercher de nouvelles formes de production d’énergie. Revenir à une société plus vivable est nécessaire, mais cela passera inévitablement par une prise de conscience du fait qu’il faut économiser l’énergie.
JACKY SANUDO