Payer des cotisations salariales pour redresser les comptes de la sécu, Huang Wuzi ne demande que ça, malgré les 400 euros mensuels qui lui font office de revenus. Cette Chinoise de 42 ans, installée en France depuis huit ans, en situation irrégulière sur le territoire, attend beaucoup des nouveaux critères de régularisation élaborés par les ministères de l’intérieur et du travail. Elle n’en peut plus des conditions de vie de prolétaire précarisée auxquelles elle a voulu échapper en quittant son pays. Avoir des papiers lui permettrait d’être considérée comme une salariée à part entière, de contribuer à la solidarité nationale tout en bénéficiant de droits sociaux.
Après plusieurs réunions avec les associations [1] et les partenaires sociaux, Manuel Valls doit présenter sa circulaire en conseil des ministres ce mercredi, avant l’envoi aux préfets.
Pendant la campagne présidentielle, François Hollande avait promis des règles « claires et objectives » applicables partout en France de manière « harmonisée ». La version finale prévoit de régulariser les salariés présents depuis cinq ans sur le territoire et ayant travaillé au moins huit mois au cours des deux dernières années ou trente mois sur cinq ans. S’ils sont en France depuis trois ans, ils pourront être régularisés s’ils ont travaillé pendant deux ans, dont huit mois au cours de la dernière année. Le texte prévoit par ailleurs de donner un titre de séjour aux parents, présents depuis au moins cinq ans, ayant un enfant scolarisé depuis au moins trois ans. Les jeunes majeurs, enfin, obtiendront un titre de séjour s’ils peuvent prouver deux ans de scolarisation « assidue et sérieuse ».
La dernière rencontre avec les syndicats et le patronat a eu lieu lundi 26 novembre place Beauvau. « Le compte n’y est pas », a indiqué à Mediapart Francine Blanche, représentante de la CGT, à l’issue de la réunion. « Pour l’instant, les incitations faites aux travailleurs sans papiers sont insuffisantes pour sortir de l’ombre. Mieux vaut être marié et avoir des enfants que d’être salarié », regrette-t-elle. « Et le travail au noir, c’est-à-dire non déclaré, reste le principal point de blocage », ajoute-t-elle.
Lors de la tenue de la commission nationale de lutte contre le travail illégal, ce mardi 27 novembre à Paris, exceptionnellement présidée par le premier ministre, il a été question de ce texte réglementaire attendu par des centaines de milliers d’étrangers en situation irrégulière, entre 200 000 à 400 000 selon les estimations [2]. Jean-Marc Ayrault [3] a rappelé que le travail illégal concerne aussi bien des travailleurs français qu’étrangers et, à propos des sans-papiers, a dénoncé les « formes d’exploitation » dont ils sont victimes.
Le ministre de l’intérieur a prévenu qu’il n’y aurait pas plus de personnes régularisées que sous le quinquennat précédent, environ 30 000 par an. Huang Wuzi a subi l’ère Sarkozy : placée en rétention à deux reprises, elle a évité l’expulsion à chaque fois. Elle veut donc croire que l’exercice du pouvoir par un gouvernement socialiste va changer la donne.
Syndiquée à la CGT, elle a participé à toutes les manifestations et occupations parisiennes organisées au Fafih, l’organisme de formation de l’hôtellerie et de la restauration, à la place de la Bastille et à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. La rencontre a lieu un vendredi de novembre, dans les locaux de l’Union locale du IXe arrondissement de la capitale. Elle a étalé sur une table devant elle les dizaines de documents officiels qu’elle a accumulés au fil des ans. Elle n’a pas quitté son manteau, et, en même temps qu’elle répond aux questions, révise son cours de français en griffonnant des listes de mots qu’elle répète ensuite, « document », « liberté », « continuer », « désirer ».
Parmi ses compatriotes, elle fait partie des pionniers. Les premières années du mouvement, les ressortissants asiatiques étaient minoritaires. Beaucoup avaient l’expérience de luttes plus anciennes au côté du 3e collectif de sans-papiers, mais lorsque la revendication s’est focalisée sur le travail, il y a eu un temps de latence, les patrons étant souvent des Chinois. Pas facile de s’opposer à son employeur quand il est un parent éloigné, un ami de la famille ou la seule connaissance en France. D’une trentaine au début, ils sont passés à plus d’un millier aujourd’hui. Dès que possible, ils se mobilisent, signe que l’appartenance communautaire ne fait pas toujours le poids face aux conditions de travail.
Ils sont 200 à avoir été régularisés. Pour la CGT, cet afflux de nouveaux adhérents originaires d’Asie est une chance à un moment où des pans entiers du salariat se désaffilient. « Leur arrivée dans le mouvement est un acquis. Cela montre qu’ils ne se définissent pas seulement comme des sans-papiers, mais aussi comme des travailleurs surexploités », indique Raymond Chauveau, à l’initiative du mouvement de grève, chargé des droits des migrants à la confédération. « Ils ont compris, poursuit-il, qu’ils ne peuvent pas tous devenir patrons, qu’ils ne sont pas obligés de travailler 7 jours sur 7, qu’il existe des normes minimales en matière de rémunération et que les congés payés ne sont pas un cadeau. » « Leur venue nous a obligés à nous adapter, avec des banderoles et des tracts en mandarin. Au départ, les patrons étaient fermés, mais ça bouge, ils ont compris qu’ils devaient déclarer leurs salariés. On a même réussi à imposer une pointeuse dans un resto chinois ! » s’exclame-t-il.
« Je leur montre le petit livre rouge ! »
Alors qu’un dernier groupe d’une vingtaine de personnes vient d’être régularisé, Huang Wuzi espère que son heure est arrivée. Pourtant l’extrême précarité de sa situation professionnelle la désavantage. Employée comme couturière dans la confection, elle a été licenciée du jour au lendemain par son employeur quand il n’a plus eu besoin d’elle. Aucun droit au chômage, aucun recours.
Par le bouche à oreille, elle a trouvé quelques heures de ménage dans une famille parisienne. « Ils sont gentils, ils me traitent bien », assure-t-elle. Mais, sachant qu’elle n’a pas de papiers, ils ne la déclarent pas. Quelques heures par semaines, 11 euros de l’heure : son salaire a chuté de 1 200 à 400 euros en moyenne par mois. Elle se débrouille comme elle peut pour payer le petit loyer du studio qu’elle partage à Bobigny en Seine-Saint-Denis, « là où c’est moins cher ». Sans contrat de travail ni fiche de paie, rien ne la distingue de la cohorte de ces travailleurs au noir, qui risquent de passer entre les mailles du filet de la régularisation car ils peinent à rassembler les preuves de leur emploi.
Durée de présence sur le territoire, promesse effective de travail, ancienneté dans l’entreprise, liens familiaux, enfants scolarisés : la liste des critères privilégie ceux qui, parmi les sans-papiers, disposent de vrais-faux papiers. Ceux-là sont déclarés, paient des cotisations (même s’ils en reçoivent rarement les bénéfices) et disposent de fiches de paie. Ce n’est pas que leurs conditions de travail soient plus enviables, mais ils sont à même d’apporter des justificatifs de leur salariat.
Huang Wuzi a déjà essuyé un premier refus. En réponse à sa demande de régularisation déposée en 2010, elle a reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Mais elle n’est pas du genre à rebrousser chemin. Cette femme est venue en France pour trouver un emploi mieux payé et financer les études supérieures de sa fille âgée de 20 ans. Pour cela, elle est partie seule, quittant toute sa famille restée dans le Hunan, province du sud-est de la Chine. Elle a beau avoir été arrêtée plusieurs fois par les policiers, à l’occasion de contrôles dans les ateliers où elle travaillait, elle affirme n’avoir peur de rien.
Elle est même déterminée à déposer un nouveau dossier. « Il te faut un Cerfa », lui rappelle le responsable de l’UL-CGT, Eric Wichegrod, en référence au formulaire que son employeur doit remplir en guise de promesse d’embauche. Affairé, ce syndicaliste raconte comment sa section située au coin de la rue La Bruyère et de la rue Henner, en plein centre du vieux Paris, est devenue l’un des points de rencontres privilégiés de la communauté chinoise d’Ile-de-France :
« Madame Zu a été la première gréviste chinoise à témoigner contre son patron à visage découvert. Elle s’est fait licencier et s’est syndiquée chez nous car elle a trouvé des gens qui se sont intéressés à son cas. À partir de là, elle a fait venir des camarades. De fil en aiguille, ils se sont tous retrouvés ici. Pas seulement des Chinois, des Cambodgiens aussi, des Nord-Coréens et des Bangladais. Les associations de Belleville ou autres ne s’occupent que des patrons ou de ceux qui ont dix ans de présence en France. À la CGT, on leur a ouvert notre porte. Ce sont des travailleurs, un point c’est tout. Pour communiquer, ce n’est pas toujours facile. Ils viennent en général avec un fils ou une fille pour traduire. Je leur dis que l’apprentissage de la langue est une priorité, mais aussi la connaissance des droits. Ils ont parfois du mal à comprendre que le patron n’est pas forcément l’ami qui leur rend service. » « Je leur montre le petit livre rouge ! » s’amuse-t-il en agitant son Code du travail.
« On s’est syndiqués pour avoir des papiers »
Venus des campagnes du Zhejiang, Fu Xiaowei et Xia Guangrong vivent en couple à La Courneuve depuis 2005. Eux aussi sont venus discuter de leurs conditions de travail. À la différence de leur collègue, ils disposent du fameux Cerfa. Lui était manutentionnaire, elle standardiste chez Faya France, une entreprise d’alimentation générale fournissant les restaurants.
Leur employeur les a licenciés quand il a su qu’ils étaient en situation irrégulière, mais il s’est engagé à les réembaucher en cas de régularisation. En attendant, c’est la galère, ils travaillent ici et là, dans le textile, leur bras comme seule force de travail. Ils déplient leurs huit fiches de paie au Smic à temps plein dans lesquelles ils placent tous leurs espoirs. Comme Huang Wuzi, ils sont ultra-motivés.
Partis de Shanghai, ils ont embarqué sur un vol à destination d’un pays africain, ils ne se souviennent plus duquel. Au transit à Paris, à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, ils sont sortis, et n’ont jamais repris l’avion. Ils ont connu la CGT par des amis, et s’y sont syndiqués « pour avoir des papiers le plus tôt possible ». « Pour avoir un travail, la liberté, on est prêt à tout, à nous battre, à faire la guerre ! » insiste le mari.
Leurs deux filles de 14 et 20 ans résident en Chine avec leurs grands-parents. La famille n’a pas été réunie depuis sept ans. S’ils allaient leur rendre visite, ils ne pourraient plus revenir en France : le voyage aller leur a coûté l’équivalent de 20 000 euros, qu’ils sont encore en train de rembourser. « La liberté, c’est de parler sans entraves, de travailler avec des droits et de voyager pour revoir nos enfants », résume l’épouse, qui regrette de ne pas avoir beaucoup d’amis français. « On travaille tout le temps, soupire-t-elle, ça ne laisse pas de temps pour les rencontres. »
Autour de la table, le retour en Chine n’est une option pour personne. Trop de temps et d’argent ont été investis pour revenir les mains vides. Pour la CGT aussi, l’enjeu des régularisations est important. Après plus de quatre années de mobilisation, la confédération se doit d’afficher des résultats probants. Sans quoi, non seulement les « camarades chinois », comme on les appelle au siège à Montreuil, mais aussi les autres, risquent de rendre leur carte. Huang Wuzi compte même sur une prime à la grève. « De la part d’un gouvernement de gauche, cela me paraît être le minimum », lance-t-elle.
Carine Fouteau