Il y a quelques années, François Furet, à qui l’on demandait quelle était l’actualité de Marx, répondit péremptoirement : “ À peu près nulle, il me semble. [1] Cinq ans plus tard, que reste-t-il de Furet ?
Marx se porte plutôt bien. Le Manifeste communiste est, dit-on, le texte le plus édité au monde après les Evangiles. Même en tenant compte des stocks accumulés par les éditions d’Etat soviétiques ou chinoises, il reste un best-seller. Sans doute parce qu’il vend la mèche et trahit le secret du monde moderne. Il manifeste d’abord un spectre, un spectre revenant mais aussi un spectre à-venir, une dette et une promesse.
À l’instar des thèses de Luther placardées sur l’Eglise de Wittenberg, c’est un texte fondateur, inaugural, déclaratif. Prophétique et performatif, il mêle inextricablement le constat de ce qui est et l’énoncé de ce qui doit être, le pronostic et le programme, la déduction logique et le but de l’effort à fournir. Le déclarer actuel ou dépassé n’a guère de sens : ces jugements supposent un jeu simple d’avances et de retards sur un même fil chronologique du temps. Or, le Manifeste brise cette ligne temporelle et s’offre aux perpétuelles remises en jeu de sa réception.
Il saisit à la source l’extraordinaire vitalité du Capital en tant que « puissance sociale » impersonnelle, dont le dynamisme affairé bouleverse le monde. Il révèle le mouvement étourdissant d’extension et d’accélération par lequel la bourgeoisie tend à « l’exploitation du marché mondial », enlève à l’industrie sa base nationale, engendre de nouveaux besoins, développe une « interdépendance universelle » des productions matérielles comme des “ productions de l’esprit ” [2].
Ce que le jargon journalistique désigne par le mot insidieusement neutre de « mondialisation », c’est en réalité la généralisation planétaire des rapports marchands. Le Capital fait marchandise de tout, de la terre et de l’eau, des corps et des organes, du vivant et des œuvres. Loin d’harmoniser un monde où les derniers seraient assurés de rejoindre les premiers, cette universalisation mutilée creuse de nouvelles inégalités, de nouvelles divisions. La domination impériale se transforme. Elle ne disparaît pas. Loin d’adoucir les mœurs, livré à la loi impitoyable de la concurrence, le commerce de tous avec tous conduit à la guerre de tous contre tous. L’essor vertigineux des sciences et des techniques révèle des possibilités inouïes de libération, mais l’impératif du profit et de rentabilité change aussitôt ce potentiel en nouvelles servitudes, en misères physiques et morales inédites.
Le Manifeste annonce et appelle « la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production et contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination ». Depuis cent cinquante ans, quelles qu’en furent les issues provisoires, ce conflit n’a jamais cessé. Il a pris la forme de crises, des guerres, et de révolutions.
À la racine de ces déchirures dans la trame des travaux et des jours, par où peut se faufiler le Messie, il y a le dédoublement névrotique de la marchandise entre valeur d’usage et valeur d’échange ; la séparation de l’acte de vente et de l’acte d’achat, qui provoque parfois des ruptures dans le cycle de l’accumulation ; celle de la production et de la réalisation de la plus-value qui fait de sa transformation en profit un saut périlleux. La disjonction des différents moments de la reproduction sociale est périodiquement surmontée par le rétablissement violent de leur unité. Tel est le rôle curatif des crises. À moins que l’action de ses victimes n’imprime l’infime bifurcation, la minime déviation qui modifie le cours monotone des choses.
La généralisation planétaire des rapports marchands tire la crise en longueur et la dilate dans l’espace. Se profile ainsi une crise de civilisation, inédite où se nouent crise sociale et crise écologique. Elle se traduit par un nouveau partage impérialiste, par une redistribution des inégalités, par une redéfinition des hiérarchies de dépendance et de domination.
Devant le déferlement du chômage et de précarité, on a beaucoup spéculé, ces dernières années, sur une hypothétique « fin du travail. Le procès capitaliste de production et d’échange réduit le travail concert au travail abstrait, le travail complexe au travail simple, »pour ainsi dire dénué de toute qualité". Cette réduction du travail à une abstraction sociale, dont les travailleurs deviennent les simples organes, se heurte au besoin croissant d’un travail qualifié, mobilisant les connaissances et la responsabilité de chacun (e), difficilement réductible à une unité de temps homogène et vide.
Marx prévoyait déjà que cette tendance à la socialisation et à la complexification du travail, à l’incorporation du savoir intellectuel collectif à la production, ferait de cette mesure « misérable » un facteur d’irrationalité sociale croissante et de souffrance humaine insupportable. Nous en sommes très précisément rendus à ce point critique. Alors que les gains de productivité permettraient de réduire le temps de travail contraint au profit d’un temps libéré consacré à la culture, à la vie civique, à la satisfaction de nouveaux besoins, la loi de la valeur décide toujours aveuglément de l’affectation des ressources, du déplacement des populations, de l’organisation des territoires, de la création et de la distribution de l’emploi. Loin de s’éteindre elle opère pour la première fois dans l’histoire du capitalisme de manière quasi instantanée, à travers les mouvements frénétiques de capitaux et l’arbitrage « en temps réel » des marchés financiers. On en connaît le prix en termes de chômage endémique, d’exclusion massive, de pauvreté, de pathologies sociales, et de violences barbares.
Continuer de mesurer au temps de travail abstrait “ les gigantesques forces sociales accumulées ” multiplie les injustices et les inégalités, produit un dérèglement généralisé gros de crises encore inconnues. Cette logique marchande à courte vue déprécie le futur. Elle ignore les effets de seuil, d’amplification, et d’irréversibilité qui régissent les équilibres de la biosphère. Alors que les rythmes naturels s’harmonisent sur la longue durée, la raison économique est avide de gains rapides et de profits immédiats. Le Capital vit ainsi au jour le jour, dans la jouissance de l’instant et l’insouciance du lendemain. Seule la bureaucratie parasitaire peut rivaliser avec son égoïsme aveugle.
L’écologie critique rend contre les idées reçues du fétichisme marchand un verdict impitoyable : le marché ne satisfait pas les besoins, mais la demande solvable ; la monnaie n’est pas la richesse réelle, mais sa représentation fantastique ; l’utilité collective des biens est irréductible à la somme des utilités individuelles ; les profits du jour ne font pas les emplois du lendemain ; enfin, l’économie marchande ne fonctionne pas en bonne intelligence avec les lois de reproduction de la biosphère, mais au détriment de l’ensemble et de l’avenir.
La critique écologique du calcul économique dévoile ainsi la contradiction explosive entre la rationalité utilitaire du capital, qui ignore par principe le souci des réserves et la solidarité de l’espèce à travers la succession des générations. Elle exige un autre mode d’évaluation des besoins et des ressources à long terme que celui de l’arbitrage marchand. Elle réclame, en somme, une économie réellement politique et une maîtrise démocratique du bien commun.
Il serait évidemment absurde d’exonérer Marx et Engels des illusions prométhéennes de leur temps. Il serait tout aussi abusif d’en faire les chantres insouciants de l’industrialisation à outrance et du progrès à sens unique. Leur “ critique de l’économie politique ” conduit à constater que la reproduction sans cesse élargie du capital implique « l’exploitation de la Terre en tous sens ». La nature devient ainsi un « pur objet pour l’homme », « une pure affaire d’utilité » entièrement soumise à l’impératif catégorique du profit.
Le développement des forces productives et la différenciation des besoins contribuent à un enrichissement potentiel de l’individu et de l’espèce ; mais ces besoins sont aussitôt aliénés et mutilés par la réification marchande et l’impératif de rentabilité immédiate. Les virtualités libératrices des forces productives sont ainsi transformées en fétiche hostile. Ce n’est pas le progrès en tant que tel qui est condamnable. C’est son caractère unilatéral, abstrait, froidement instrumental : les progrès techniques « n’augmentent que la puissance objective qui règne sur le travail » et réduisent la nature à un gisement de ressources exploitables gratis. Ils changent ainsi “ la forme de l’asservissement ” sans le supprimer. Ils mènent à l’épuisement des « conditions naturelles » de reproduction de l’espèce. Ainsi, « toutes nos inventions et nos progrès semblent doter de vie intellectuelle les forces matérielles alors qu’elles réduisent la vie humaine à une force matérielle brute [3]. »
Un progrès réellement humain, propice à l’épanouissement de chacun et respectueux des conditions de reproduction de l’espèce, reste à inventer. Il passe par une réduction massive du temps de travail contraint, par un bouleversement radical de la division du travail et de son contenu, par une découverte du jeu et des plaisirs corps aujourd’hui soumis aux principes mécaniques de rendement. Il exige une transformation qualitative des rapports entre l’homme et la femme, où s’éprouvent à la fois la différence irréductible de l’autre et l’universalité de l’espèce : partout où subsisterait la domination et l’oppression des femmes, l’étranger, le métèque, l’autre en général resteraient aussi menacés. Il implique l’avènement d’une humanité réellement solidaire, grâce à l’universalisation effective de la production, des échanges, de la communication.
Notes
1. Magazine littéraire, septembre 1994.
2. Les citations du Manifeste du Parti communiste sont extraites de la version des Editions sociales, Paris, 1966.
3. Karl Marx, Speach at the Anniversary of People Paper, 1856.