- Rejeter le campisme
- Ne pas confondre forme et fond
- A propos des gouvernements (…)
- L’exemple du voile
- Analyse concrète d’une situati
- La poussée islamophobe en (…)
- Des limites des approches (…)
- La Laïcité, une même histoire
- La victoire de la sécularisati
- Un choc temporel
- Un chemin semblable et différe
- Féminisme : encore la discorda
- « Oppressions croisées » : (…)
- Quel cadre de référence ?
La gauche, combien de divisions ? Certaines lignes de fracture sont connues et entrent dans un cadre balisé, légitime et nécessaire en quelque sorte, comme celle qui la traverse séparant les irréconciliables, social-libéralisme versus alternative antilibérale et anticapitaliste. On connaît aussi, à l’intérieur même de ce dernier camp, les débats aigus sur la nature et l’ampleur de la mutation écologiste à accomplir. Mais d’autres divisions paraissent difficilement maîtrisables, clivant ici et là, partout en fait, jusqu’à en venir parfois aux mains.
Les polémiques autour de la place de l’Islam sont désormais coutumières. Dans celles-ci il faut d’abord distinguer sa gauche de sa droite. Même si les repères s’effacent, ce qui vient de la droite est d’un grand classicisme malgré des habits perpétuellement changeants. Et avec des effets plus terribles chaque jour. La gauche n’y oppose pas un front uni, c’est l’objet de cette contribution. Un peu parce qu’elle est devenue poreuse, sur ce terrain comme sur d’autres, à des valeurs qui viennent de l’autre bord. Mais aussi pour des raisons propres à elle-même, à des divisions qui s’enracinent dans des références historiques différentes et, surtout, dans la manière pour ces dernières de prendre en compte des réalités nouvelles, diverses et profondément contradictoires.
Si ces divisions durent depuis tant de temps à gauche sans que l’expérience ou les argumentations servent à progresser (au contraire) c’est qu’elles révèlent une série de questions profondes et difficiles à surmonter. Que pourra alors une argumentation supplémentaire, voilà une interrogation légitime. Pourtant laisser courir les choses comme elles vont (de mal en pis) serait aussi une forme de démission devant le danger. Et celui-ci est lourd, n’en doutons pas.
La thèse centrale défendue ici est que les divisions à gauche sont d’une part le reflet de contradictions réelles qui ne dépendent pas d’elle ; de l’autre de la radicalisation constante des points de vue politiques, difficilement contrôlable par la référence à des principes communs, eux-mêmes en crise. Il s’en déduit qu’il faut refuser le simplisme (« le campisme »), accepter de mesurer les contradictions sans a priori excessif, renouveler la définition de valeurs de référence commune. Ce sont les balises d’un chemin indispensable : unir les diverses fractions du prolétariat par-delà les religions et combattre les oppositions interclassistes à base strictement religieuse.
Rejeter le campisme
Jamais peut-être depuis des décennies n’a t-on été à ce point sommé de choisir un camp parmi ceux qui se font face, alors qu’aucun d’entre eux n’est compatible réellement avec une perspective émancipatrice. A l’époque de la guerre froide fut forgé le terme de « campisme » pour désigner les sollicitations incessantes d’avoir à choisir son champion. Le « camp occidental » au nom des libertés, ou celui du stalinisme au nom des intérêts bien compris du prolétariat mondial. C’est l’honneur de quelques un-e-s d’avoir tenté de naviguer entre les injonctions comminatoires, et de n’avoir sacrifié ni à l’un (avec son cortége d’exploitations, de colonialisme, d’impérialisme) ni à l’autre (au mépris des millions de morts, broyés par la négation même de l’idéal communiste). Même si ce fut difficile, si chaque position devait se payer de contorsions inévitables pour s’adapter à une situation concrète (soutenir à la fois les Vietnamiens et les Tchécoslovaques), on pouvait compter pour ce faire sur la pérennité (un poil fantasmée il est vrai) d’une authentique perspective socialiste, œuvrant à l’émancipation universelle : celle des classes dominées, des individus, des groupes et des nations. Tout alors pouvait en théorie être ramené à ce critère : s’éloignait-on ou se rapprochait-on de cette immense perspective dans tel ou tel cas concret ?
Pour n’en rester que dans le domaine de la religion, bien sûr que le concile Vatican 2 devait alors être classé dans la colonne « en positif ». Un évènement produit par les aspirations à l’émancipation, à la fois signe et accélérateur de leur influence, même au sein de la vénérable institution catholique. Ou bien, encore plus nettement, devait être classée ainsi l’influence de groupes chrétiens de gauche. Comme Témoignage Chrétien, la Jeunesses Ouvrière Chrétienne et, évidemment, les théologies de la libération en Amérique Latine.
La nécessité de ne pas céder au campisme est toujours d’actualité. Ne pas sacrifier à cette délétère et désastreuse recherche de la distinction pérenne entre « ennemi principal » et « ennemi secondaire ». Afin de nous permettre par exemple de soutenir sans conditions et sans faiblir Chavez contre ses ennemis de droite, tout en disant haut et fort que son rejet du droit à l’avortement est une insulte aux droits des femmes. Mais la possibilité est devenue évanescente de s’en référer à une perspective plus globale, pour fonder les choix concrets sans lesquels il n’y a pas de combat politique [1]. On ne parle pas uniquement ici idéologie, mais rapports de force effectifs entre classes. Le prolétariat, pourtant en extension numérique fulgurante à l’échelle mondiale, apparaissant difficilement porteur d’une société nouvelle dont il serait le fondateur.
Le monde change et change sa carte, mais la boussole politique est affolée, réduite à chercher sans cesse un Nord qui se dérobe. C’est l’arrière fond des déraisons de la raison qui parfois emportent d’excellent-e-s camarades lors de ces débats difficiles.
Ne pas confondre forme et fond
Qui se souvient des thèmes théologiques en débat lors du schisme de 1054 entre Eglises d’Orient et d’Occident ? Allez, un effort… Le « filioque » ne vous dit vraiment rien ? Pourtant on s’est apparemment massacré pour savoir si le Saint Esprit procédait du Père seul, ou du Père et du Fils ! Ou encore pour décider si le pain de la Cène était levé ou pas (pain azyme). Et encore, sur la place des icônes et autres questions d’ampleur majeure, comme la date de Pâques. Certaines questions gardent même toujours une actualité, comme le mariage des prêtres.
Transposons alors à travers les siècles les grands thèmes postmodernes sur « la prise en compte de la parole des acteurs », le refus d’analyse « en surplomb » et tout ça. Les gens se sont-ils vraiment massacrés pour ça ? Jusqu’à l’effroyable prise de Constantinople en 1204 par une coalition de Vénitiens et de Croisés, justifiée par le Pape dans un premier temps ? Peut-être, puisque c’est ce que « l’acteur » disait. Mais qui peut se contenter aujourd’hui d’une interprétation pareille sans aller chercher au-delà, vers des raisons plus globales et plus profondes, qu’elles aient été claires ou pas aux yeux des acteurs de l’époque, mais incontestablement plus convaincantes vu d’aujourd’hui ?
Un autre exemple. La croyance en « l’inégalité des races » a un effet propre en tant que croyance, venant justifier l’inégalité réelle entre des groupes sociaux donnés. Mais elle ne crée pas cette inégalité réelle. Lutter contre cette croyance est une nécessité. Mais vouée à l’échec si ça ne se combine avec pas des tendances concrètes à la remise en cause des inégalités réelles. Que cela se produise par effet de l’évolution générale des sociétés et/ou avec la lutte des groupes discriminés eux mêmes, en premier lieu.
C’est un cas général. Les confrontations sociales n’apparaissent jamais « pures », mais prennent inévitablement des formes idéologiques variées. Religieuses aussi, par exemple. La forme est liée à un fond. Pas d’une manière quelconque, telle forme pouvant être compatible ou pas à un « fond » donné. La forme a donc une pertinence propre, et il n’y a guère de raison de douter qu’elle puisse prendre le pas dans la conscience immédiate. Mais jamais pourtant au point de s’approprier la totalité du fond social. Même si le thème a été décrié et jeté aux chiens, la description que fait Lukacs de cette question en terme de « fausse conscience » paraît tout a fait adapté en l’occurrence. Cette « fausse conscience », c’est une conscience pour de vrai, mais pas toujours une conscience des choses majeures.
C’est la raison pour laquelle toute essentialisation des idéologies et des religions (qu’elle provienne de leurs adeptes ou de leurs critiques) est un contresens du point de vue du matérialisme historique. Le christianisme par exemple a abrité aussi bien l’Inquisition que les Hussites, dont une fraction a fini en adepte d’un communisme rigoureux (les Taborites).
Il faut donc se garder d’un double écueil. Négliger la forme et le cadre où des fidèles réfléchissent, agissent, décident. Ou les prendre pour argent comptant sans lien avec des force sociales constitutives. Et surtout (c’est à cela que l’on veut en venir) sans lien avec le soubassement historique concret, les rapports sociaux qui sont le sien, leurs contradictions et leurs évolutions. Ainsi, sans négliger en aucun cas les formes particulières, il faut être apte à porter un jugement global, lui de nature politique. Toujours en lien avec la situation historique concrète. La forme en question qui donne corps aux choix et décisions des groupes et individus, porte t-elle à gauche ou à droite ? Vers l’émancipation ou vers la réaction ?
Certes, comme expliqué ci-dessus, il manque désormais une boussole fiable qui, donnant le Nord, donne aussi les autres points cardinaux (si même cette boussole a jamais existé d’une manière aussi pure et efficace). Il faut donc juger dans un double doute. Concret, en fonction de la prise en compte détaillée, multiple, et souvent contradictoire de ce qu’exprime telle ou telle évolution, et de la forme manifestée pour ce faire. Et un doute théorique, puisque la crise du socialisme nous laisse démunis sur ce plan. Doutes qui doivent conduire à suspendre son jugement, à laisser travailler des points de vue parfois opposés. Mais jugement quand même, au final, sous peine de démission intellectuelle et, inévitablement, de démission politique.
A propos des gouvernements dits « islamistes »
Sans se laisser aller ici à des considérations globalisantes à l’échelle de centaines de millions de croyants musulmans (globalisations proches du ridicule quand on y regarde d’un peu près, et même pas à la loupe) certains éléments généraux se manifestent. Le principal est que l’aire d’influence musulmane est constituée de pays, groupes et forces, en situation soit d’affrontement (ou au moins d’hostilité), soit de concurrence, soit enfin d’alliance mais toujours contradictoire avec les impérialismes dominants (et les USA en particulier). Souvent (pas toujours, voire l’exemple de la Turquie) les processus de sécularisation/modernisation (processus puissants à l’échelle du monde entier dès le 19e siècle) y furent enchevêtrés (parfois confondus) avec les tentatives de soumission externe par les impérialismes. Ou du moins, mélangés avec la négociation par les bourgeoisies locales d’une insertion spécifique dans le cadre de la domination impérialiste globale. Et, du point de vue des classes populaires, le rejet de cette domination étrangère s’est souvent révélée difficile à dissocier du rejet de la forme « moderniste » qu’elle prenait.
Un temps a pu s’envisager un chemin différent, avec l’aide de la poussée purement communiste (laquelle cependant n’a nulle part conquis une assise majoritaire, sauf en Indonésie, dans des conditions très particulières et avec une fin tragique). Ce fut surtout vrai pour ce qui est de la poussée « nationaliste », autrement dit ce mélange d’affirmation nationale des classes populaires alliées à une partie active des bourgeoisies locales, sous domination de ces dernières, et en alliance de fait ou revendiquée avec l’URSS. Le modernisme (parfois important, parfois limité) pouvait alors être distingué de la seule soumission au « camp occidental ». Voire lui être opposé pour les fractions « développementistes » des bourgeoisies locales.
L’effondrement de l’URSS et, déjà même auparavant, l’échec des options « nationalistes » (en lien primitivement avec la Conférence de Bandung et ses « non alignés ») ont fermé cette issue. L’approfondissement des références islamiques (encore une fois diverses, voire contradictoires entre elles et parfois jusqu’aux conflits armés) a conservé et renforcé le rejet de la soumission aux impérialismes, mais dans des conditions où les basculements progressistes qui pouvaient théoriquement l’accompagner (et l’avaient d’ailleurs parfois fait au cours des décennies précédentes) étaient rendus difficiles voire illusoires. C’est le problème majeur : il est, en général, impossible de ne pas noter la charge anti-impérialiste de ces évolutions prétendant s’appuyer sur l’Islam, et en même temps elles n’ouvrent aucune issue progressiste. Les peuples sont instrumentalisés en définitive au profit de bourgeoisies nationales agissant dans un mélange inextricable de confrontation-insertion-collaboration avec l’ordre capitaliste globalisé. Ou alors au profit des couches intermédiaires (moyenne bourgeoisie non capitaliste, en général fortement éduquée). Dans tous les cas il s’agit de créer ou de renforcer dans le peuple les tendances aux interprétations de la religion qui apparemment éloignent des impérialismes dominants, mais de manière à légitimer la domination des nouveaux maîtres.
Inversement il ne faut jamais oublier que les valeurs « modernisatrices » de l’Occident sont elles-mêmes difficilement distinguées (aux yeux des populations) entre celles qui constitueraient des avancées de portée universelle et celles qui sont constitutives de la domination impérialiste. Toute la difficulté (le drame) est dans cette situation où semble impossible une unification entre les aspects progressistes d’où qu’ils se manifestent (par exemple issu des luttes en Occident ou des anciens pays dominés). Ceci du fait de la dégradation des rapports de force généraux et de l’affaiblissement drastique de la perspective socialiste, comme de son allié possible « nationaliste ». Seule une telle conjonction pourrait pourtant autoriser un rejet concomitant de toutes les oppressions.
C’est pourquoi (c’est toute la question) céder d’un pouce au « campisme » équivaut à perdre son âme. Et, de plus, revient à renforcer de fait des lignes de partage désastreuses. Qui prennent entre autres la forme de croyances et de pratiques religieuses présentées de par et d’autre comme irréconciliables par nature (et donc l’acceptation d’une fantasmagorie de « civilisations » en guerre). Mais dont le fond est le renforcement d’un système, complexe certes, mais entièrement tourné au final vers le maintien dans la domination et l’exploitation de l’écrasante majorité de la population.
A chaque conflit concret pourtant nous sommes mis en demeure de justement « choisir son camp », alors que souvent aucun n’est le nôtre. Et rejetés dans celui de la pusillanimité, de l’indécision, voire de la réaction (même si, évidemment, la définition du visage de celle-ci est justement l’objet du débat). À chaque fois aussi, nous sommes moins nombreux à faire valoir le refus du campisme, le droit (l’obligation) de combiner une position concrète pour chaque cas concret, avec le projet toujours plus difficile de maintenir vivante une issue socialiste commune.
L’exemple du voile
Un exemple, au hasard…, la question du port du foulard. Prendre la question du port du voile principalement comme un symbole n’est pas le bon choix. Il « symbolise » certes quelque chose, envoie un signe. Mais lequel, et à partir de quel point de vue ? La soumission à l’Homme ou la soumission à Dieu ? Pour défendre le point de vue que c’est pareil, il faut déjà partager l’idée que la figure de Dieu n’est jamais que la projection dans le ciel de celle, patriarcale, de l’homme concret qui vit sur Terre. Alors le symbole prendrait un aspect univoque, et mettrait d’ailleurs dans le même sac la prise du voile des patriciennes romaines lors de leur mariage, ou celle des religieuses catholiques qui deviennent « l’épouse du Christ » (comme quoi pas besoin d’être homosexuel pour être polygame n’en déplaise à Boutin…).
Puisque, historiquement, la généralisation du port du voile féminin à travers les cultures du bassin méditerranéen est bien liée au mariage ou, par extension, à la puberté. Mais pour qui refuse d’abandonner la transcendance divine, le débat se déroule inévitablement sur un autre terrain, celui de la traduction pour une femme de sa croyance musulmane : celle-ci doit-elle comporter obligatoirement le port du voile ? Et, pour déterminer ce choix, qu’est-ce qui compte au final du choix communautaire (de droit, de fait ou par imposition subie) ou de celui du cheminement individuel ? Et encore, comment faire la part des deux ? En tout état de cause avant de parler « symbole », il faut savoir de quoi le symbole est symbole.
Un pas de côté si on le permet. Les Etats-Unis ont, une fois de plus, quasiment interdit la projection du dessin animé « Kirikou » dans son nouvel opus, pour cause entre autres de seins féminins dénudés. C’est idiot, nul n’en disconvient dans les pays civilisés comme le nôtre, et non pas barbares, comme les USA… Mais prenons donc le raisonnement « symbolique » isolé. Et classons le degré d’émancipation des femmes sur ce seul critère (ce qui, par hypothèse, pourrait être le point de vue d’une féministe des pays africains concernés). Et pourquoi pas, vu que l’inégalité à ce propos (droit aux seins dénudés) est patente entre hommes et femmes ? Les Etats-Unis seraient loin derrière, mais l’Europe serait assez mal classée. Et il paraîtrait acquis que dans les pays africains en question, les femmes sont loin devant quant à leurs droits. Sauf cas d’espèce qui m’aurait échappé, il n’en est rien, malheureusement. Et que dire des pieds ? Ceux des chinoises du passé, à la symbolique érotique tellement torride que même les prostituées hésitaient à les montrer, sauf rétribution supplémentaire ?
Ce niveau de débat, « symbolique », a sa justification, mais il n’est qu’une part dans un nécessaire jugement global. Lequel ne peut, en aucun cas s’en tenir à ce « symbole », mais doit d’abord partir de la situation concrète des femmes et, surtout, de son évolution. Où en sont les droits des femmes, selon les aspects fondamentaux que sont l’interdiction des atteintes à l’intégrité physique, les droits politiques et sociaux, les droit matrimoniaux (âge minimum du mariage suffisamment élevé pour que le consentement obligatoire de la mariée soit significatif, rejet des mariages forcés, droit sur les enfants, droit égal au divorce, à l’héritage, etc.). Plus les droits symboliques, juridiques et concrets à une sexualité plus libre : mixité scolaire, abolition du tabou de la virginité (tabou évidemment limité aux seules femmes en pratique), droit à la contraception et à l’IVG, criminalisation accrue des violences masculines et évidemment du viol, etc.
Un petit détour historique ne fait pas de mal pour aborder cette question, puisque c’est exactement celle qui s’est posée au cours de la révolution russe. La spécificité du fait « Musulman » y a été reconnue très tôt. Dès 1918, suivant une proposition de Lénine, un « Commissariat Central aux Affaires Musulmanes » est créé, qui suivait le combat en faveur de la Révolution non seulement dans les zones de tradition musulmanes (le Caucase en particulier), mais y compris dans les grandes villes dont Moscou. Plus tard, lors de la fondation de l’URSS, des Républiques « musulmanes » virent le jour, avec un débat déjà compliqué à l’époque. Furent considérés comme « Musulmans » les individus d’une République qui, avant la révolution, relevaient manifestement de cette aire. Le Congrès de Bakou choisira finalement la dénomination « peuples d’Orient » sans que la question de la relation à la religion soit complètement levée.
L’important ici est la politique concrète impulsée par Lénine. La religion en elle-même ne fut pas attaquée, en général. L’idée développée par les communistes dans ces Républiques fut d’insister sur les aspects présentés (à tort ou à raison, laissons les spécialistes en discuter) comme compatibles entre l’Islam et les idéaux communistes : égalité des peuples, fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, lendemains qui chantent (sur ce dernier point, en insistant sur l’aspect terrestre de la lutte pour la nouvelle société). Une sorte de théologie de la libération, si on prend quelques libertés anachroniques. Mais ceci fut accompagné d’une lutte sans merci contre les aspects réactionnaires. Et pour la quasi totalité, cette lutte a concerné les droits des femmes : fin de la polygamie, de la répudiation, des discriminations concernant la dot et le droit de succession, entre autres. En s’étendant à l’accession des femmes à tous les droits politiques égaux à celui des hommes. Parallèlement, le droit de justice fut enlevé aux oulémas et religieux en général. En revanche, les Républiques resteront particulièrement discrètes sur tout le reste des aspects cultuels, dont les fondements matériels seront même reconnus et renforcés. C’est Staline qui brisera cet équilibre.
Il est donc définitivement impossible d’entrer dans ces débats par « la symbolique » prise isolément. En revanche le point d’entrée principal est bien celui, en tout premier, de l’émancipation des femmes. Toujours et partout. Partout et toujours. Parce que, on le sait depuis Engels dans les rangs communistes : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ». En conséquence, la situation des femmes (mais la référence peut s’étendre aux peuples colonisés, en suivant Marx qui affirmait, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ») est un analyseur majeur de l’état d’émancipation de l’ensemble de la société. Même si au Congrès de Bakou toutes ces questions furent âprement discutées et sans consensus global, les données méthodologiques de fond y ont bien été abordées [2].
Le port du foulard pris isolément a t-il une symbolique univoque ? Non. Pas plus ni moins que la tête rasée des hommes, qui peut être soit celle d’un footballeur ou celle d’un skinhead nazi. Ce n’est que plongée dans le reste des liens concrets entretenus avec la situation des rapports hommes/femmes que l’affaire prend son sens.
Cela donne t-il raison à celles et ceux qui n’envisagent la question que sous l’angle du choix individuel (« tant de bruit pour un bout de tissu »). Pas plus ! Ce n’est jamais qu’une figure inversée, celle du « non symbole ». Car si on prend la question dans son environnement, on en vient à l’interrogation suivante. On observe une progression, parfois massive, du port du voile dans nombre de pays de l’aire musulmane (même l’Indonésie où ça n’avait rien de traditionnel), comme aussi dans certaines zones où l’Islam est minoritaire (dont les pays occidentaux). Existe t-il un seul cas (ou même un cas ambigu) où cette extension se soit accompagnée d’une amélioration de la situation concrète des femmes, prises dans leur collectif, en ce qui concerne leurs droits ? Pas un seul. Toujours une détérioration. Cela s’est-il produit alors que le reste des droits démocratiques s’améliorait, comme si était payée une démocratisation générale par l’affaiblissement de la condition de la femme ? Pas plus [3]. A une échelle bien différente, les mêmes questions peuvent être posées pour des zones de pays (le nôtre par exemple) où les populations de l’aire musulmane sont minoritaires.
L’important est justement encore ici le jugement global, pas la « symbolique ». D’un côté il est vrai qu’on ne peut s’interroger sur ces aspects uniquement par la description d’une addition de cas individuels. Mais de l’autre, l’entrée par la symbolique du voile n’est de loin pas la plus appropriée. Elle rend encore plus confus ce qui est déjà compliqué, alors que plongée dans un ensemble la symbolique devient pour le coup, et incontestablement, négative.
De ceci il ne découle nullement que l’aspect « symbolique » du voile n’ait pas d’importance. Mais qu’il ne l’a que quand on en arrive à des analyses « en masse », globales, en dynamique, et toujours en lien avec d’autres éléments bien moins symboliques et beaucoup plus importants concernant le droit des femmes. Il s’agit alors d’un indicateur, significatif bien entendu, mais par sa liaison avec une série d’autres indicateurs. Il en découle que « ça ne jointe » pas toujours entre symboles et pratiques concrètes, et pas toujours dans les mêmes proportions selon les cas (donc selon les pays, les législations, les coutumes, selon les moments). Et ceci est encore plus vrai au niveau individuel où la signification concrète du « symbole » doit mobiliser des outils de compréhension eux-mêmes fortement personnalisés.
A la suite de conditions historiques particulières les membres de l’aire musulmane, dans leur majorité, ne font pas la plupart du temps un discriminant de la question du port du foulard, en tout cas pas à titre premier. Je ne parle pas ici de l’obligation qui en serait faite. Là, bien entendu, il y a une coupure sévère au sein de cette aire, heureusement, entre celles qui la défendent et celles qui la rejettent. Mais ce caractère non discriminant à titre premier crée il est vrai une situation délicate parce que c’est loin d’être le sentiment majoritaire hors de cette aire. Pour de mauvaises raisons comme on le sait, mais aussi pour de très bonnes. Cependant ce sont là deux données incontournables, des contradictions qu’il ne sert à rien de nier.
Analyse concrète d’une situation concrète
La question du voile a sa spécificité en lien avec celle du féminisme, j’y reviens ci-après. Mais pour le reste nous devons absolument refuser de nous laisser entraîner sur le terrain religieux, que ce soit en pour ou en contre. A l’échelle internationale en particulier. Il y a à cela les arguments de fond rappelés ci dessus. Du point de vue du matérialisme historique, c’est une erreur capitale que d’essentialiser un quelconque système de croyances. Elles ont certes une logique propre qu’on ne doit pas négliger, mais elles sont d’abord une forme en lien avec des contenus. D’un certain point de vue, c’est ceux-ci qui se choisissent, pour ainsi dire, une forme donnée. De plus, la plupart des grandes religions abritent toujours des contradictions, des failles, des interprétations et ré-interprétations lesquelles, d’une manière évidemment déformée (« fausse conscience » [4]) traduisent des inclinations et intérêts sociaux différents, voire contradictoires. En l’occurrence, il faut particulièrement se garder d’essentialiser une des religions (ici l’Islam) comme plus réactionnaire qu’une autre. C’est parce que les rapports de force globaux sont détériorés que l’Islam est souvent dominé par les interprétations les plus rétrogrades. Et non pas l’inverse, la nature supposée globalement rétrograde de l’Islam conduisant aux régressions. Que le mouvement des femmes progresse dans l’aire musulmane et il se trouvera inévitablement des interprétations de l’Islam qui viendront le soutenir (comme on le voit en Iran).
Il faut de plus tenir compte du fait de la politique active de guerre de religion (« de civilisation ») menée par des secteurs impérialistes. Au final, même s’il n’y a jamais moyen de se dispenser d’une analyse concrète spécifique à chaque cas pour se prémunir du « campisme », le point de vue matérialiste historique conduit à privilégier un abord externe à la question religieuse, à faire dominer le contenu sur la forme. Nous devons rejeter et combattre sans concessions les divers gouvernements confisquant l’Islam non en ce qu’ils se réclament de l’Islam, mais parce qu’ils sont les fourriers des politiques libérales, parce qu’ils s’attaquent au droit des femmes, aux libertés démocratiques d’une manière générale, et s’attachent à empêcher ou à détruire une nécessaire séparation laïque de l’État et de la religion. Qu’on en vienne à ces politiques réactionnaires au nom de l’Islam n’est pas le problème. Mais ces politiques oui sont un problème, Islam ou pas. Et doivent entraîner la condamnation constante de l’intégrisme dans tous ses aspects : refus de la liberté religieuse et de la liberté de critiquer les religions, de la liberté de conscience (collective ou individuelle), atteintes aux droits des femmes et aux libertés d’orientation sexuelle, racismes et antisémitisme.
Mais il n’y a aucune raison de lui reconnaître ce qu’il revendique, être le seul vrai visage de l’Islam. Ce positionnement de principe, global, est de plus inévitable compte tenu des rapports de force concrets, souvent, dans les pays en question. Pratiquer autrement, dans une visée antireligieuse en tant que telle, c’est se couper des secteurs qui pourraient converger avec des contenus progressistes au nom même de l’Islam. Certes ces secteurs, en l’occurrence, sont encore trop faibles. Mais ça peut changer. Et la faiblesse du rapport des forces se retrouve tout autant malheureusement si on considère seulement les secteurs qui parviennent aux mêmes contenus de la lutte démocratique, mais du dehors de la religion.
La poussée islamophobe en France
On doit maintenant se rapprocher de la manière dont ces questions se présentent plus près de chez nous, et en France en particulier. Le Figaro du 24 octobre 2012 présente ainsi une enquête de l’Ifop du même jour [5] : « …la montée du communautarisme des musulmans accentue leur rejet par l’opinion ». L’enquête en question ne s’intéresse pourtant aucunement aux pratiques, communautaristes ou pas, des musulmans. Cette « montée » va tellement de soi qu’il n’est nul besoin de l’établir objectivement. Pas étonnant venant du Figaro. Mais où l’affaire se complique, c’est que l’enquête établit bien en revanche que tel est le sentiment très majoritaire dans le pays. Sur toutes les dimensions l’enquête montre l’ampleur du rejet de l’Islam et de ses pratiquants. A droite surtout, mais aussi à gauche, avec toutefois des différences.
L’Islam serait en tant que tel « une menace pour l’identité de notre pays » pour 43% des réponses. Mais deux fois moins à gauche (21%) avec une forte part de « non réponses », à 45%. Seuls 18% des questionnés répondent « favorable » à la question : « Êtes-vous favorable, opposé ou indifférent à l’édification de mosquées en France lorsque les croyants le demandent ? ». Il y en avait 31% en 2001. Les électeurs de Mélenchon ne sont que 24% à répondre favorablement, mais 48% refusent la question. Enfin le nombre de réponses se déclarant opposées « au port du voile ou du foulard dans la rue pour les musulmanes qui le souhaitent » s’élève à 63 % (le double de 2001, 32%). A gauche une majorité partage aussi cette position, qui dans l’espace politique n’a été défendue que par Marine Le Pen. Avec 51% de refus (et 35% d’indifférents).
On a avec cette enquête (d’autres sont semblables [6]) des données qui paraissent fortement enracinées de rejet de l’Islam en essence. A droite, avec des taux s’apparentant à un raz de marée. A gauche, la résistance existe, mais elle est faible. En partie pour des raisons comparables à celle de la droite. Mais aussi en partie par un malaise tenant aux pratiques religieuses en général, ce que montre le nombre important (parfois majoritaire) de personnes qui refusent la question elle-même.
Ceci, qui sera repris et développé ci-après indique donc un double problème qu’il ne faut pas confondre si on veut comprendre et agir. La porosité à des thèmes classiques issus de la droite. Et une hésitation tenant au rapport avec la religion en général, une conception particulière de la laïcité, accentuée ici par la question propre à la situation des femmes. Toujours est-il qu’en conséquence il y a en la matière désormais une situation d’urgence. Comme indiqué en introduction, avant que de faire reculer les positionnements de droite et d’extrême droite dans la société en général, il faut faire le travail à gauche. Et pour cela aborder de front les contradictions, ancrées dans l’histoire, qui séparent les fractions de gauche attachées par ailleurs en commun à un traitement non discriminatoire d’une religion donnée.
Des limites des approches « postcoloniales »
Peut-on comparer les rapports avec l’Eglise catholique dans les siècles précédents avec la question qui nous occupe ? Une institution partie prenante de l’ordre capitaliste et colonialiste d’un côté et une religion minoritaire de l’autre ? Deux analyses (et deux réalités d’ailleurs) sont en concurrence. La première veut considérer les populations immigrées comme des « colonisés de l’intérieur » (le terme retenu pour en rendre compte est en général celui de « postcolonial » [7]), où la question « anti-impérialiste » serait définitivement dominante. Dans ce cas, tout rapprochement avec l’exemple catholique serait erroné, ou biaisé. Est-ce le cas ? Oui, et non.
Daniel Bensaïd donne une réponse balancée : « L’héritage et l’inconscient colonial modulent les rapports de classe par le jeu de multiples ségrégations. Question sociale et question raciale sont ainsi étroitement tressées. Le postcolonisé cumule alors exploitation et oppression spécifique. Par rapport à la condition coloniale, il en résulte une situation hybride, un monde flottant d’exode et d’exil intérieur, irréductible au portrait du colonisé tracé jadis par Albert Memmi. » [8] Certes donc, comme le dit Callinicos des approches postmodernistes en général, le concept capte indéniablement un morceau de la réalité. Mais jusqu’à quel point ?
D’une manière générale, la mondialisation libérale est synonyme de grands mouvements de populations, qui s’accentuent et posent de manière sensiblement nouvelle la question des définitions entre le « national » et « l’étranger ». C’est d’abord ce qu’il convient de saisir. Il y a plus de points de comparaison que de différences entre la situation de l’immigration turque en Allemagne et celle issue des pays du Maghreb en France. Et pourtant jamais la Turquie ne fut colonisée par l’Allemagne. La Suisse, seul pays européen à avoir interdit la construction de minarets, n’a jamais possédé de colonies (même si l’idéologie coloniale en général ne l’a pas épargnée). Le concept « postcolonial » est alors bien trop restreint, comme il l’est d’évidence pour aborder la question des Roms.
Faudrait-il alors choisir la spécificité postcoloniale, quand elle existe, au détriment d’une approche théorique plus vaste de populations à qui on impose une situation comparable ? Et si on le fait, jusqu’à quel point doit-on tenir compte des éléments qui séparent autant qu’ils rapprochent la situation postcoloniale de la situation coloniale proprement dite ? Aujourd’hui, par exemple, les droits formels de l’essentiel des enfants de l’immigration sont censés être identiques à ceux de tous les autres français. Il est évident qu’on en est loin dans la pratique. Cela ouvre t-il un combat pour que ces droits formels deviennent réels ou au contraire pour le durcissement de la séparation intrinsèque des deux populations ? Car la logique profonde qui ferait dominer la caractérisation « coloniale », fut-elle « post », est bien cette dernière. Faudrait-il en France défendre des syndicats séparés ? Ce n’est nullement pour moi une question de principes. Dans les années 70, le groupe « Révolution » où je militais a collaboré activement à la naissance du Mouvement des travailleurs arabes, directement concurrent du syndicalisme qui les ignoraient superbement, ainsi que des Amicales des pays d’origine [9]. Là, on touche aux décisions concrètes. L’état « postcolonial » de racisme (indéniable) est-il tel que c’est la séparation qu’il faut envisager comme ligne de fond, au delà des expressions autonomes légitimes de telle ou telle partie de la classe ouvrière ?
La deuxième interprétation considère d’abord ces populations comme une partie de la classe ouvrière de France, même si elle est spécifiquement discriminée. Dans ce cas, c’est la lutte pour l’égalité des droits qui doit être notre boussole, dans le cadre d’un mouvement ouvrier uni, ce qui suppose d’écarter toute orientation systématisée en termes de « colonisés de l’intérieur », tout en reconnaissant la perduration des effets de l’époque coloniale [10].
En revanche l’assignation religieuse (donc la place de l’Islam) est devenue, à mes yeux et dans ce cadre, une question centrale pour toute une période.
Toute l’immigration n’est pas musulmane, et avançant ce que j’avance on peut aussi passer à côté de réalités qui ne relèvent pas du tout de cette question. Il y a des musulmans parmi les roms, mais ce n’est ni la majorité ni l’image qu’on en a en général. Et si on étend aux autres immigrations dévalorisées en Europe, ceci est encore plus vrai : tout ne se ramène pas à l’Islam. Mais ce que j’avance malgré tout comme hypothèse est que la « fabrication de la question islamique » est un fait acquis dans plusieurs pays d’Europe dont la France. Une question qui va structurer les combats généraux, à laquelle il faut se confronter spécifiquement, principalement sur son versant islamophobe. Et donc, pour en revenir à la question posée ci-dessus, il y a bien des points communs avec l’histoire connue des relations avec les croyances religieuses par le passé en France. Et, en même temps, des différences. La principale étant que dans un cas l’espace national était une réalité (en construction, confuse, mais une réalité tout de même), alors quelle est problématique et contradictoire aujourd’hui, tout en ayant malgré tout des effets.
La Laïcité, une même histoire, des positions diverses
La vigueur des oppositions à gauche tient en partie sur ce sujet au fait que se confrontent durement des options sur ce qu’est la laïcité. Mais, la plupart du temps, sans que les protagonistes admettent (voire même sachent) qu’ils s’appuient en fait sur une de ses interprétations particulières. Dans ces conditions, le débat se fige rapidement entre ceux qui sont « fermes sur les principes » et « les traîtres ». Sauf qu’il n’y a pas d’accord au départ sur ce que sont les principes eux-mêmes. Qui alors trahit quoi est difficile à déterminer.
L’idée de base, commune à tous ceux qui se réclament de la laïcité, est celle de la séparation de l’État et des Églises. Dans les temps modernes, elle prend son départ aux Etats-Unis naissants, où elle se manifeste pour la première fois de manière constitutionnelle (alors que chez nous elle est d’abord seulement législative, la loi de 1905). Dans ce cas, et en général dans l’immense majorité des pays concernés c’est la sécularisation qui domine, laquelle peut inclure la laïcité, mais qui est d’une acception plus large. Ce terme de sécularisation peut et doit être distingué de l’athéisme, voire de la simple non croyance religieuse. Il s’agit de processus multiples, conséquence du « désenchantement du monde » selon le terme de Max Weber. A la fois individuels, pour lesquels les actes tendent à se régler sur des critères moraux non dépendants directement de la hiérarchie d’une religion instituée. Et sociaux, voire étatiques, dont les institutions se séparent de ces mêmes types de religion. Ce qui est réglé en fait, au départ, c’est la cohabitation des religions. Ces sociétés comprennent que pour y parvenir, il faut un État sans liens organiques avec elles, donc la séparation (« The Wall » de Thomas Jefferson dans la tradition américaine).
En France se pose historiquement une question de plus, celle de tenir en laisse l’Église dominante, la Catholique (et, pour les plus radicaux, de la détruire). Il y a donc en France la même racine universelle de la sécularisation qu’ailleurs (qu’on pourrait étendre maintenant à l’appellation de « respect de toutes les croyances » pour aller au-delà des religions constituées), plus un aspect spécifique de combat. C’est évidemment en partie l’héritage de la Grande Révolution et de la guerre civile ouverte ou larvée qui s’en est suivie entre l’Eglise et la République jusqu’au Front Populaire (l’Eglise ne reconnaît vraiment en définitive la légitimité de la République qu’après la guerre et l’épisode peu glorieux du soutien – partiel mais réel – à Pétain). Parmi les trois lois de Jules Ferry (gratuité, laïcité, obligation) sur l’enseignement, on ignore souvent que c’est l’obligation qui a soulevé les passions. Pour Ferry et les Francs Maçons il s’agissait d’obliger les familles à donner leurs enfants (les filles en fait qui étaient le véritable enjeu de la bataille) à l’École pour asseoir définitivement la République dans les consciences.
République oui, mais République bourgeoise et on touche là aux débats qui traversaient le mouvement socialiste naissant. Il n’est jamais inutile de rappeler que Ferry fut un fanatique de la défense du massacre de la Commune et un chantre passionné de l’expansion coloniale (au nom de la raison civilisatrice). Mais le thème de la laïcité, comme indiqué ci-dessus a bien deux racines historiques, dont l’une, négligée très généralement, est socialiste [11]. Pour le coup une alliance de fait se constitue alors entre les républicains bourgeois et les républicains socialistes contre un ennemi commun. Mais comment se joue la question de la lutte des classes dans ce cadre ?
Du côté de la bourgeoisie républicaine, la réponse va de soi : le combat contre l’Eglise est le ciment de l’unité nationale, celui de la patrie (héritière qui plus est de 1793, celle qui va reconquérir l’Alsace et la Lorraine), laquelle transcende les classes. Elle n’aura de cesse de développer ce mythe de l’unité et de la neutralité factice de l’État. Jaurès a d’excellents textes pour dénoncer cette « neutralité » qui masque à la fois le conflit de classe et un choix de valeurs explicite à assumer. Il est assez étonnant de voir revenir ce thème de la neutralité à ce point dans certains rangs de la gauche radicale. Jaurès dénonce cette vision de la laïcité comme une arme aux mains des dominants : il n’y a pas et ne peut pas y avoir de neutralité d’un Etat qui, parce que libéré des passions religieuses, se situerait alors au-dessus des classes.
Très tôt, deux courants se manifestent chez les socialistes. L’un transforme le combat laïc en combat contre la religion elle-même (« opium du peuple ») en en faisant la condition première, non seulement de « toute critique » comme dit Marx, mais de l’éveil des consciences. Il est représenté par les anarchistes (France ; Espagne), et, en France surtout, par une partie des socialistes (le plus connu étant Guesde). Ça s’est traduit dès la constitution de l’Association Internationale des Travailleurs par un débat fameux sur la nature explicitement athée ou pas des nouveaux partis ouvriers (et donc sur le fait d’admettre des croyants en leur sein). Marx (dans le même texte sur « l’opium du peuple ») donne les bases théoriques de sa réponse positive : c’est en asséchant les bases sociales qui rendent la religion nécessaire (« l’âme d’un monde sans cœur » dit-il) que l’on permettra son extinction, pas principalement par une lutte de la raison contre l’obscurantisme (bien que cette lutte soit nécessaire, étant à la source de « toute critique »). On trouve une polémique encore plus rude d’Engels sur le même thème contre Dühring.
Mais c’est en France que le débat prend un tour passionné entre les socialistes, dont celui qui a accompagné la discussion sur la loi de 1905 constitue un des sommets. Deux conceptions s’affrontent (dont nous sommes clairement les héritiers, souvent sans le savoir) [12]. Celle de Guesde, qui, persuadé de l’importance de détruire d’abord l’Eglise, est allié de la bourgeoisie éradicatrice (Combes et Clemenceau). Celle de Jaurès (situé dans la filiation directe de Marx), qui ne cherche pas à détruire la religion. Et même pas l’Église en fait. Jaurès multiplie les discours, prophétiques, pour convaincre au contraire la hiérarchie catholique qu’admettre la loi de 1905 est sa dernière chance historique, ce qui se révèlera absolument vrai ! Ce qu’il cherche c’est plutôt à mettre la religion de côté et, selon la formule célèbre (qui est dans les principes de toute la gauche radicale) d’unir le prolétariat par-delà ses divisions religieuses (on y ajoutera après de nationalité, de genre, etc.).
La première position (celle de Guesde) se combine avec un radicalisme « de gauche » plus net d’un côté, mais l’alliance acharnée avec une partie de la bourgeoisie sur ce thème précis. Celle de Jaurès se combine avec un socialisme plus modéré (il se durcira au fil des ans ensuite) mais la volonté tout aussi acharnée d’unir le prolétariat avant tout. On ne peut pas faire dire à l’histoire plus qu’elle ne montre d’elle-même, mais il ne manque pas de chercheurs qui lient ces débats au ralliement bien plus tard du premier à l’Union Nationale pendant la Grande Guerre d’un côté, au pacifisme internationaliste du second (« opposer la grève générale à la guerre impérialiste », position qui lui coûtera la vie).
De toutes nos fibres, nous devrions être les héritiers de Marx, Engels, Jaurès (on peut y ajouter Lénine facilement d’ailleurs) : tout en maintenant sous forme d’éducation populaire la lutte contre l’obscurantisme, achever la séparation de l’État et des Eglises, mais ne pas faire de la religion une fracture au sein du prolétariat. J’ai constaté (avec une surprise mémorable, dans les années 2000 déjà, en commun avec mon camarade Bensaïd [13]) que ce n’était pas automatiquement le cas et que d’une manière ou d’une autre, c’était plutôt la tradition théorique guesdiste (voire parfois purement Ferryste, la soit-disant neutralité) qui dominait dans la gauche et que même la gauche radicale était profondément traversée par ces mêmes coupures. La question est maintenant : comment ça se fait ?
La victoire de la sécularisation
L’option antireligieuse a tellement d’évidence aux yeux de beaucoup, elle est un tel « allant de soi » qui a recouvert un débat historique qui fut très vivant pendant un siècle, que cette évolution est obligatoirement liée à des phénomènes d’ampleur historique. Le résultat que nous constatons ressort de deux phénomènes liés, la résistance de l’Eglise d’un côté, le triomphe pratique de la conception jaurésienne de l’autre. Affirmations apparemment contradictoires mais qui se comprennent par la combinaison des processus.
La hiérarchie catholique a refusé la loi de 1905, parce qu’elle refusait d’abandonner son influence directe sur le gouvernement du pays. Et plus profondément parce qu’elle espérait encore que « la Gueuse » fut balayée, ce qui n’était pas impossible durant tout le 19e siècle. Puis on peut rappeler dans l’ordre l’affaire Dreyfus, les journées de 34, « la divine surprise » de la victoire nazie et le renversement effectif, pour 4 ans, de la République. Comme l’avait annoncé Jaurès, cet aveuglement devant les réalités historiques lui coûtera très cher. En contrepoint le combat laïque contre elle se durcit inévitablement, sans compter les effets profonds et lointains de 1793, marqués par un puissant anticléricalisme renforcé par la sécession des prêtres réfractaires à l’instigation de Rome. Au final, progresse dans la gauche la volonté éradicatrice, non seulement de l’Église comme institution intrusive (volonté qui est commune à toute la gauche) mais de ses soutiens où qu’ils se trouvent et jusque dans la conscience des individus pratiquants eux-mêmes. Et donc, en pratique, l’option « républicaine–guesdiste » l’emporte majoritairement dans la manière de penser.
En particulier s’est imposée l’idée totalement fantaisiste que la laïcité se résumait à un partage « privé » (où je pense ce que je veux) et « public » (où je me tais). Dès le vote de la loi de 1905, il est apparu que ça n’avait aucun sens. Dans toute l’année qui a suivi, Combes et les siens ont cherché à interdire les processions (manifestations publiques s’il en est) avant de se rendre à l’évidence que c’était absurde. Si le droit au culte est destiné au seul « privé », autant dire qu’il est quasi clandestin. Il en découlerait aussi que tout parti ou syndicat faisant explicitement référence au christianisme devrait être interdit par la loi (donc déjà la CFTC, le parti de Boutin, etc.). C’est intenable [14]. On en viendrait nous aussi à interdire les minarets (comme les clochers, je sais bien que nous ne ferions pas de différence…). Ce que règle la loi de 1905, c’est l’interdiction de tout mélange entre institutions, religieuses et publiques (d’où des problèmes compliqués qui se présentent dès qu’il s’agit de certaines institutions d’État, l’école par exemple). Pas la question, bien plus délicate de la séparation entre sphères privées et publiques.
Mais la question a fini par se régler aussi par le cheminement souterrain de la vision de Jaurès, et c’est tout aussi incontestable. D’abord par la présence de catholiques revendiqués au sein de la Résistance, puis, surtout, par la profondeur du grand mouvement de déconfessionnalisation de la partie catholique du pays et de la classe ouvrière. La JOC et ses équivalents (fondés au départ avec le projet explicite de combattre le socialisme, puis le communisme) évoluent à gauche, tout en gardant jusqu’à maintenant la référence chrétienne. La majorité de la CFTC est déconfessionnalisée. La CFDT se construit selon un processus jaurésien : unir le prolétariat par delà les croyances (mais ses dirigeants sont tous au départ liés au christianisme), et ceci jusqu’à conduire au pacte d’unité d’action CGT/CFDT de 66, prélude négligé à 68. Ce mouvement va se poursuivre, et donner des équipes CFDT souvent très radicales (l’exemple emblématique étant celle de LIP dans les années 70). Il a sa traduction politique avec un parti comme le PSU, mais aussi des adhésions massives au PC, puis (moins nombreuses, mais quand même) à l’extrême gauche. On voit bien là vivre cette deuxième orientation, qui continue à lutter contre l’Eglise comme institution intrusive (et donc pour la laïcité), mais autorise les rapprochements avec des croyants affichant explicitement leur religion, y compris dans les partis, les syndicats et comme élus.
Ces deux mouvements se fondent de plus dans la vague longue de sécularisation de la société. La France se caractérise par une proportion très élevée de ceux se définissant comme athées. Mais la sécularisation, comme phénomène qui tend à éloigner les références religieuses quelles qu’elles soient dans la conduite des affaires publiques et aussi personnelles, celle-ci donc progresse massivement sans discontinuer depuis des siècles en Europe. Avec une accélération très sensible dans le dernier demi-siècle. Vague qui doit certainement avoir son autonomie propre, puisqu’elle concerne donc l’ensemble de l’Europe, et d’une manière plus atténuée, tous les pays développés. Y compris, on le sait moins, les USA où, nouveauté historique, un citoyen sur cinq se déclare sans affiliation religieuse en 2012. Plus le cas, majeur quand même, de la Chine. Dans cette Europe, la pratique religieuse s’effondre, et en particulier en France (ou en Tchéquie). Tout cet ensemble (luttes politiques, mouvements souterrains de sécularisation) finit, au tournant des années 70, par produire ce que nous connaissons tous : la question religieuse s’éteint dans une large mesure [15].
Un choc temporel
Et voilà que l’Islam semble rebattre ces cartes depuis longtemps distribuées et alors que la partie paraissait terminée. La thèse que nous avions avancée avec Daniel Bensaïd dans le débat du début des années 2000 est que nous avions à faire là à « un choc temporel ». Les populations issues de l’immigration de l’aire musulmane en France vivent elles aussi un processus de sécularisation, mais décalé pour ainsi dire. Le nombre de pratiquants réguliers tourne autour des 22% (auxquels s’ajoutent 33% plus épisodiquement, selon l’Ifop en 2007). Comparé à 6% chez les catholiques, c’est donc 4 fois plus pour les musulmans, et en même temps ce sont près de 80% qui ne pratiquent pas régulièrement. Mais, au tournant des années 80, la pratique du ramadan se généralise (80% en 2007) dans un mélange d’affirmation identitaire et de référence vague mais incontestable à l’Islam.
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que c’est le rejet de ces populations qui est la cause des aléas de la sécularisation parmi elles (d’autres signes – dont le nombre en France de mariages mixtes qui n’ont pas d’équivalents en Grande Bretagne ou en Allemagne [16] – montrant pourtant des contre tendances) [17].
En France, « la marche pour l’égalité » du débat des années 80 s’est faite au nom de valeurs séculières et « du mélange ». Son échec final à transformer quoi que ce soit (au contraire, ça empire chaque jour) a produit alors une revendication de reconnaissance en tant que telle au lieu de la volonté de banalisation, hégémonique jusque là [18]. Et qui reste bien sûr très majoritaire. D’après l’Insee (étude publiée en 2012) 90% des enfants d’immigrés se sentent français, mais seuls 67% estiment qu’ils sont considérés comme tels. Nombres qui ne distingue pas les seules personnes liées à l’aire culturelle musulmane, mais il ne devrait pas y avoir trop de différences dans ce cas.
Un chemin semblable et différent
Je rappelle que je m’en tiens ici à la seule question religieuse. Laquelle, comme je viens de l’exposer, ne recouvre pas toute la réalité empiriquement et théoriquement définissable. Je tire cependant de ceci que la question propre de l’islam et de l’islamophobie ont une efficace propre (indépendante de nos choix bien entendu, elle nous est imposée), et qu’il convient de trouver les voies non « campistes » pour les aborder.
Mais on voit bien aux chiffres donnés sur les pratiques effectives que la relation à la religion musulmane recouvre un large continuum, dans lequel la majorité a une liaison lâche aux préceptes religieux, ou pas de liaison du tout. Mais continuum quand même, où les attaques portées sur le bord extrême ont souvent le risque d’être prises comme des attaques collectives. D’autant que c’est exactement la volonté islamophobe du FN et d’une majorité croissante de la droite, voire d’une partie de la gauche. Sur le fond maintenant et le terrain des principes, tout est pourtant semblable aux débats du siècle précédent ! Et il faudra refaire le chemin à partir des mêmes fondamentaux communs à Marx, à Jaurès et à Lénine. Mais les conditions sont différentes. Pour au moins six raisons :
• Point éminemment positif, il n’y a pas (pour l’instant) de choix dominant de combattre la République dans l’aire musulmane en France. Et dans ce qui tient lieu d’institutions musulmanes en France, si elles sont partagées à ce sujet, on trouve peu d’équivalent à la posture de l’Église en 1905 [19].
• Mais la dynamique générale est défavorable avec l’affirmation mondiale, diverse mais incontestable, de l’intégrisme sous des formes variées. Et en France même, avec des coordonnées spécifiques, le durcissement dans certains fragments de la population de références religieuses islamiques en général, intégristes en particulier. Certes, en particulier dans ce cas, il s’agit aussi (surtout) d’un classique retournement du stigmate. Passant du rejet de l’Islam et des populations « d’apparence musulmane » pour parler comme Sarkozy à la revendication de cet état en retour. Que ce retournement vienne parfois alors confirmer le pire des stéréotypes à ce sujet, et voilà le cercle vicieux à l’ouvrage. Cela dit, il faut mesurer les proportions. Une tendance ne fait pas une majorité, loin de là. Et s’il faut briser le cercle, c’est bien sur ce point là : tout musulman n’est pas un intégriste.
• Une politique jaurésienne est alors évidemment toujours la seule possible, plus que jamais. Elle ne signifie en aucun cas que l’on privilégie l’entrée par la religion dans les quartiers populaires. C’est même l’inverse : il s’agit de faire prédominer les questions sociales et le point de vue de classe, et, pour cela, de banaliser la question religieuse tout en permettant son expression possible dans un cadre laïc (pris ici on l’aura compris dans son acception marxo-jaurésienne de séparation de l’État et des Eglises comme institutions). La vie telle qu’elle va ne se résumant pas aux conflits de classe, il faut pour ce faire régler aussi une multitude d’autres questions, grandes ou petites. Les Mosquées, où, comment ? La nourriture, comment on fait dès qu’on est dans un cadre collectif ? Les jours fériés ? Aménagements ou pas lors du Ramadan ? La liste est longue, perpétuellement renouvelée.
Ce que je propose (dans une perspective jaurésienne explicite) est de toujours travailler à pacifier ces questions. A les négocier au mieux pour permettre un vivre ensemble le plus apaisé possible. Avec une démarcation simple dans son expression (même si elle n’est pas toujours évidente dans la pratique). Quand sont en cause des principes généraux, ils doivent dominer, sans hésitations. Par exemple l’obligation scolaire va de pair avec celles de programmes fixés globalement par la puissance publique. Ça ne veut en aucun cas dire qu’ils ne sont pas eux-mêmes le produit de rapports de force et d’idéologies précises. Mais le principe laïque en l’occurrence est qu’ils s’imposent malgré tout à tous. Ils ne peuvent être remis en cause pour des motifs religieux particuliers. On a à l’esprit les cas classiques de l’enseignement des théories darwiniennes, celle des théories du genre sexuel, la mixité scolaire y compris pour certaines activités sportives, etc. Mais quand ces principes ne sont pas remis en cause, c’est la pacification qui doit dominer et la recherche patiente de solutions acceptables par toutes les parties.
• Mais on est confronté dans cette vue jaurésienne à une double difficulté globale. Un rejet grandissant de l’islam en tant que tel, que tout le monde mesure. Alimenté avec constance par des secteurs réactionnaires qui ont tout à gagner à faire prévaloir la question ethnico-religieuse sur la question sociale. Et par ailleurs l’inexistence pour le moment (en tout cas la faiblesse) de poussée massive type JOC de l’intérieur de l’aire musulmane. Comme je l’ai avancé déjà plusieurs fois, ceci n’a rien à voir avec de soit-disant données spécifiques à l’Islam en tant que tel. Mais ceci est lié à la fois à l’affaiblissement du mouvement ouvrier, de la perspective socialiste ou même « nationaliste » progressiste.
• De plus la question se complique du fait que le processus de sécularisation se poursuit en France alors qu’à l’échelle internationale les « paniques identitaires » pour parler comme Bensaïd se généralisent. Et que des partis religieux, modérés ou extrémistes, imposent leur férule, et en particulier aux femmes. Ce point a des coordonnées multiples sur lesquelles donc je ne reviens pas, mais du point de vue des préoccupations de cette contribution, il faut signaler là une effet majeur de la discordance entre la sécularisation de l’Europe et des phénomènes inverses dans bien des régions ailleurs.
• Enfin il faudrait bâtir une politique « jaurésienne » de pacification de la question religieuse pour une minorité de la population, qui plus est stigmatisée et reléguée, alors que la question est en voie de règlement pour la grande majorité. Selon l’Ifop (2012) à la question, « A votre avis, l’Eglise doit-elle intervenir en politique ? », les sondés répondent non à 83% (88% des votants Mélenchon, mais aussi 85% des votants Le Pen). Pour la grande majorité des Français la question est donc réglée. Non seulement cette forte majorité refuse toute intrusion anti-laïque au sens propre, mais même une influence sur la scène politique qui pourtant n’est pas toujours, en tant que telle, contraire à la laïcité. La même question, posée aux pratiquants catholiques réguliers par l’Ifop, donne à rebours un « oui » à 65%. Un véritable renversement de perspective, dont on peut supposer qu’il se manifesterait aussi si la question était posée aux musulmans pratiquants. C’est une des sources majeures des problèmes que rencontre une politique d’unification pour les classes dominées par-delà la religion. Des « régions » sociales du pays sont plongées dans la recherche d’un équilibre difficile entre une croyance religieuse plus ou moins marquée et les principes laïques plus globaux. Alors que ce n’est pas le cas de la très grande majorité. Il ne s’agit pas là obligatoirement de cassures sur les éventuelles réponses à apporter à ces soucis si on accepte de s’y pencher. Mais sur la nécessité même de le faire. Pour 4 français sur 5, l’affaire est entendue, et elle ne les intéresse plus. Question réglée contre question existentielle. Ce choc temporel est la source profonde de nos difficultés à gauche.
La question qui nous est posée se présente donc de manière difficile. Une politique guesdiste, d’affrontement de fait avec l’Islam (qui passe par un refus de sa visibilité y compris partiellement politique) n’a aucune chance d’aller dans le sens des populations se réclamant comme musulmanes. C’est même tout le contraire, comme on peut le comprendre aisément. Qui plus est dans un contexte de crise du mouvement ouvrier, de pérennisation des régimes divers confisquant l’Islam dans le monde, ce serait la voie ouverte pour une régression à la Dieudonné. Une politique marxo-jaurésienne de son côté, la seule acceptable d’un point de vue de l’unité du prolétariat, se trouvera confrontée à la crainte d’un retour en arrière dans une partie majoritaire de la population. Quand elle n’est mal intentionnée dans une trop évidente islamophobie, cette crainte n’est pas du tout infondée face à l’agressivité retrouvée des intégrismes divers, bien au-delà de l’Islam. La crainte est palpable d’une remise en cause d’un rapport de force favorable avec les Eglises, surtout si parallèlement on fait preuve de complaisance pour les aspects aliénants des religions ou quant au droit de les critiquer. La politique jaurésienne est de plus mise en difficulté par la faiblesse de l’engagement politique organisé clairement à gauche au nom même de l’Islam. Ça peut changer. Déjà les votes de cette aire vont très majoritairement à gauche (Royal en 2007, Hollande en 2012). Et – c’est une question importante - l’affaire ne peut pas, de plus, reprendre juste les chemins du passé. Ainsi, l’engagement associatif se présente comme massif, et le plus souvent soutenu par des valeurs générales de gauche.
Quand on déplore la faiblesse de structures et de dynamique du style de la JOC, voire de Témoignage Chrétien, on néglige que le phénomène a deux racines au moins. L’une dans l’aire musulmane ; l’autre dans l’effondrement de l’attraction du socialisme et des engagements directement politiques qu’il produisait. La seconde induit pour ainsi dire la difficulté à se projeter dans un projet directement politique en général, pour tout le monde, musulman ou pas (ce qui prend l’aspect de la dite « crise de la politique »). Et ceci (mais ce n’est qu’une gradation dans le même phénomène) d’autant plus dans des secteurs appauvris et soumis à des difficultés sociales de plus en plus insurmontables. Où le rejet des partis, et de la politique en général, a de solides racines, pas toujours à tort. D’où ce qui apparaît comme un paradoxe. Une grande partie du monde associatif « des quartiers » peut être liée pratiquement à l’aire musulmane, au moins dans ses grandes caractérisations cultuelles (dont, par exemple, le respect du Ramadan). Mais l’engagement associatif ne fait pas suffisamment sens politique. Ce lien politique n’est en général volontairement pas fait par les acteurs eux-mêmes, sauf sous la forme très appauvrie et problématique de la conquête de postes électoraux locaux. Un chemin qui plus est le plus souvent amèrement décevant. Un paradoxe, effectivement. Car même cet engagement n’est pas fait au nom de l’Islam. Ceci est aussi une conséquence, elle indéniablement positive, de la sécularisation générale de la société : il n’est simplement plus de mise de faire ce lien. On ne va pas s’en plaindre.
Cela dit il est tout aussi vrai que dans une telle situation de sécularisation, et dans l’islamophobie ambiante (deux caractéristiques indépendantes a priori, mais qui peuvent se combiner malheureusement comme on le voit dans l’électorat FN) une telle revendication (être engagé politiquement à gauche, mais avec un point de départ religieux) pourrait être mal interprétée et rejetée. Si de plus ce lien se trouvait revendiqué, on aurait du mal à en donner une traduction explicitement socialiste (à l’image de TC, par exemple) à cause de la crise du mouvement ouvrier. Si bien qu’au final, d’un côté le caractère de classe de l’engagement associatif est incontestable comme donnée de fait, sociologique. Mais il est très difficile de la construire comme donnée politique consciente et en lien avec la revendication de collaborer à une unité de classe plus vaste, fût-ce avec ses propres spécificités. D’autant, là encore, que dans sa globalité ce qui reste du mouvement ouvrier (le syndicalisme en particulier) paraît de moins en moins en mesure de s’imposer une politique et les gestes concrets qui permettraient un tel rapprochement par la présence dans les quartiers populaires.
Unir les diverses fractions du prolétariat par-delà les religions et combattre les oppositions interclassistes à base religieuse. Un programme d’évidence, mais qui a ainsi de très nombreux obstacles sur son chemin. Mais en est-il un autre pour une politique progressiste ?
Féminisme : encore la discordance des temps
Aborder le féminisme et son évolution dans le cadre de cette contribution induit inévitablement un fâcheux biais. Comme si les soucis survenaient du fait de la confrontation avec l’Islam, et de ce seul fait. Ce n’est nullement mon intention, et ce n’est surtout pas la réalité. L’état du mouvement des femmes, dans la conjoncture d’attaques libérales et parfois de réaction idéologique soutenue, demande un débat spécifique, incomparablement plus large. Et les aspects théoriques de cette analyse à faire engagent des débats, des contradictions, des oppositions qui ne peuvent pas seulement s’éclairer dans le cadre limité qui est celui de cette contribution [20]. Cela dit, il est clair que cette question propre là demande aussi discussion.
On entre en général dans ce débat par « la question du voile ». Inévitable, même si ça n’est pas la bonne entrée à mes yeux, en tout cas quand on isole cette question de biens d’autres. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, l’idée que le port du foulard relève d’un seul « choix individuel » ne tient pas la route. Ou plutôt il faut affirmer que ce port se présente souvent à la conscience comme individuel (et il faut en tenir compte, pour le distinguer des cas où l’obligation se fait explicitement de l’extérieur) et que donc c’est une réalité souvent incontestable. Mais d’un autre côté, qu’il relève de coordonnées sociales plus vastes.
J’insiste ici juste sur le fait que là aussi on a une discordance des temps. Laquelle donne un sens particulier à la question : qui est vraiment féministe ? A l’origine du féminisme comme mouvement spécifique se reconnaissant comme tel, la question portée en premier a été celle de l’égalité devant la loi, dont le droit de vote des femmes (les suffragettes). Ont pris le relais la revendication de droits sociaux divers (dont celui de sortir du foyer, d’aller à la même école, le droit au travail, un droit égal au divorce, et une liste longue comme le bras). La maîtrise de la sexualité à l’égal des hommes vient en dernier (pour celles et ceux qui ont baigné dans cette référence particulière, il suffit de se rappeler la réaction horrifiée de Lénine aux écrits de Kollontaï pour voir de quoi je parle). Elle a pris une forme particulière comme mouvement de masse dans la lutte pour le droit à la mixité scolaire (rarement soulignée, et pourtant décisive), le droit à la contraception et à l’avortement, et, d’une manière plus diffuse mais massive au droit d’exposer son corps à l’égal des hommes.
Ce dernier espace (celui de la sexualité et du corps), on le voit souvent rejeté comme « occidental » au nom d’un « féminisme islamique ». Mais on confond alors deux questions. Celle de l’évolution admise des mœurs, de la pression sociale que cela introduit inévitablement dans tout ce qui fait société. Et donc, ça va de soi, se produisant d’une manière différente selon l’histoire des dites sociétés et la période qu’elles traversent. Et de l’autre côté, le droit de principe à choisir les pratiques que l’on souhaite. Si l’on aborde la question en terme de « droits à… » (et pas « d’obligation de… »), elle en devient totalement différente. Personne n’oblige à user de contraception au lieu de s’abstenir de rapports sexuels. Ce dernier choix peut être plus ou moins répandu pour des raisons sociales ou personnelles. Mais l’existence de ce « droit de choisir » est fondamental pour contribuer à une égalité supplémentaire de principe de la sexualité entre hommes et femmes. Évidemment, l’existence effective de ce droit est un produit de l’évolution sociale globale (ce qui est considéré majoritairement sinon comme de bonnes mœurs, du moins comme des mœurs acceptables). Solidairement, il contribue à son tour à faire évoluer et à construire des consensus sociaux nouveaux. Mais de ce que les liens soient incontestables, il n’en découle nullement qu’il ne s’agisse pas de deux questions et de deux espaces différents : celui des pratiques socialement admises d’un côté, celui du droit de l’autre. Lequel peut fort bien s’opposer en partie aux premières. Ainsi la dépénalisation de l’homosexualité fut enregistrée bien avant une évolution massive des idéologies dominantes à ce propos.
Quant aux aspects symboliques, ils accompagnent en permanence ces mouvements, mais ne se sont développés vraiment de manière autonome qu’en dernier (critique des stéréotypes sexistes dans le langage, la publicité, celle des comportements machistes de pseudo séduction ou de violence verbale symbolique, et la liste n’est jamais close…). Mais, c’est une des questions en débat dans ce texte, ceci est tardif. Il est bien entendu hors de question de faire le chemin à l’envers et de négliger des acquis (tous les acquis) chèrement conquis dans la lutte contre le machisme (et tellement fragiles). Mais par ailleurs rien ne dit que les voies suivies une fois dans leur chronologie doit nécessairement être celle qui le sera partout. On peut imaginer à la fois des gradations et des différences entre féminismes.
Plus spécifiquement, il n’y a aucune raison de ne pas admettre en raison un féminisme « islamique », comme il s’en revendique de « chrétien » ou de « juif ». Ou encore inséré dans une histoire « indigène » donnée. Et, en conséquence, de ne pas admettre que « le féminisme » (comme « le communisme ») ne se conjugue pas au seul singulier. Ordre de priorités différentes certainement selon les cas, voire contenus particuliers. On peut par exemple considérer que le recrutement de rabbins de sexe féminin dans certaines synagogues aux Etats-Unis correspond à un progrès authentique de la lutte des femmes. Même si ce thème (nécessaire mixité des responsabilités dans les cultes religieux) apparaît rarement dans les plateformes féministes des forums sociaux !
Mais (comme pour « le communisme ») encore faut-il qu’il y ait des traits communs entre tous ces féminismes au risque de dissoudre le combat universel pour l’émancipation des femmes dans le magma relativiste de « valeurs » uniquement valables pour une communauté donnée. Quand il ne s’agit pas de transformer ces valeurs « universelles » en leur contraire absolu ! C’est le cas avec la thèse de « la complémentarité » des rôles masculin et féminin. Ce thème, classique dans certaines versions du « féminisme islamique », par exemple chez Tarik Ramadan (mais qu’on retrouve tel quel chez Sarah Palin, la candidate républicaine à la vice-présidence en 2008) est évidemment une confirmation du rôle attribué aux femmes. Autant dire une confirmation de leur différence sociale intrinsèque, au final au détriment des femmes.
A partir d’un point de vue bien différent, il existe des féministes déclarées qui de leur côté reprennent la description des rôles symboliques de genre attribués aux hommes et aux femmes par la société, mais en les inversant au lieu de les contester (aux hommes la guerre et la mort, aux femmes la vie ; aux hommes la force brute, aux femmes la douceur de la camaraderie). Ce renversement des valeurs peut en partie en effet se rapporter au combat féministe. Certaines « valeurs » sont-elle dévalorisées parce que considérées comme féminines ou bien sont-elle attribuées aux femmes parce que dévalorisées ? La « dé-essentialisation » de toutes ces « valeurs » peut alors contribuer à leur déconstruction. Mais si on les « ré-essentialise » (valeurs féminines contre valeurs masculines), où est le gain ?
Je défends qu’au final il y a une racine commune au combat féministe (ou pas de féminisme du tout) mais décisive. C’est pourquoi l’insulte en vogue dans certains milieux, « féministe blanche », n’a pas de sens, en plus du soupçon de racisme incorporé qu’il comporte ouvertement et de manière inacceptable. Le féminisme se conjugue certes au pluriel, mais au singulier aussi. La racine commune c’est celle de l’égalité des droits. Et des droits de tous types, même ceux qu’on n’imagine pas encore, limité-e-s que nous sommes par les conditions de la vie courante : qui, au 19e siècle aurait imaginé la possibilité concrète de la généralisation d’une contraception efficace ? On peut même s’interroger sur une égalité de droits telle (juridiques ou pratiques) qu’elle irait jusqu’à dissoudre en fait même les genres actuellement socialement construits, au profit d’un mélange aux couleurs multiples, comme dans certaines théories Queer. Mais « l’égalité dans la différence » comme définition essentialisée (autrement dit la devise même de l’apartheid en Afrique du Sud, « le développement séparé ») est hors du domaine.
Au final, dans la chaîne des combats, il y a des gradations. On peut être plus ou moins féministe. On peut aussi l’être en partie différemment. Mais avec un substrat commun, en même temps qu’un horizon, celui de l’égalité des droits.
« Oppressions croisées » : un concept utile mais peu opératoire
« Oppressions croisées ». Quelque chose comme une évidence, mais qui va mieux en la disant. On peut être soumis à plusieurs oppressions à la fois. Par exemple comme femme et arabe. Il fut un temps où la plupart de ces oppressions étaient ignorées, niées voire seulement minimisées. Un autre temps (le même parfois) où, quand ce c’était pas le cas, on cherchait une hiérarchie dans la gravité de l’oppression, ou un classement en mode causal. Qu’on supprime le capitalisme et on se débarrassera en même temps de l’oppression des femmes. Ou il sera temps alors de s’en occuper, mais pas avant, pas au point de gêner la « lutte principale » (ici contre le capitalisme, là contre le colonialisme). Le concept « d’oppressions croisées », par son abstraction et sa généralité fait litière de ces orientations ; c’est un point positif. Et en ceci il est effectivement d’une grande utilité. Les oppressions ne se subsument pas l’une dans l’autre, elles se hiérarchisent difficilement. Elles se combinent parfois en se redéfinissant l’une par l’autre (le capitalisme modèle ainsi spécifiquement l’oppression des femmes et des peuples). Soit. Mais…
Mais une fois ce cadre posé, on n’est guère plus armé en pratique devant des choix précis et concrets qui, souvent (toujours ?) se présentent comme des priorités à établir. La situation des femmes roms est semble t-il un vrai désastre, un scandale qui soulève l’âme (dont les mariages imposés ne sont que la pointe de l’iceberg). Il est pourtant difficile d’imaginer que ce point arrive en premier quand il faut empêcher de bons citoyens de mettre le feu à des campements. Cet exemple pratique est en fait relié à une faiblesse théorique du concept « d’oppressions croisées ». Au pire celles-ci sont listées, juxtaposées. De poids postulé comparable, ce qu’elles ne sont jamais. Au mieux on va chercher à les combiner. C’est un progrès dans le raisonnement, mais qui suppose qu’on puisse toujours y arriver. Sauf qu’on y arrive difficilement.
La raison théorique de ce qu’on y arrive rarement, la voilà. Il ne s’agit pas d’essences prédéfinies, de legos à emboîter. Non seulement elles interagissent entre elles (et se modifient en permanence en conséquence), mais encore et surtout, elles se manifestent différemment selon le contexte. Oui, incontestablement, la femme rom va d’abord assurer son intégrité propre, celle de ses enfants, celle de ses biens face aux incendiaires avant que de résister aux maris, si encore elle peut le faire. Et oui, bien entendu, une femme agressée sexuellement va d’abord résister à cette agression avant de regarder la couleur de la peau de son agresseur, comme si c’était moins grave s’il avait la même qu’elle. Ceci est absolument général. Et dans l’ordre des choses, qui se présentent heureusement de manière moins dramatique en général que ces cas extrêmes.
Même si on admet (ce qui est en fait très discuté) que des « habitus » bourdieusiens univoques puissent être affectés aux états d’ouvrier-e, de femme, d’homosexuel-lle, de colonisé-e, etc., il n’existe aucun « habitus » qui puisse les englober tous. Diversité de chaque cas, dont les « dispositions incorporées » doivent impérativement être mis en relation avec chaque histoire personnelle ainsi que, crucialement, avec les contextes de manifestation.
De ceci il découle, qu’une fois connues et répertoriées, les oppressions ne se donnent pas facilement à un possible classement, et que leurs effets, leur gravité, leur importance… eh bien ça dépend. On voit alors que, démunis de principes classificateurs absolus, le choix politique ne puisse se faire in abstracto, une fois pour toutes, mais demande à entrer dans le concret d’un contexte donné. Avec une difficulté théorique supplémentaire, c’est que la liste des oppressions possibles n’a pas de fin bien établie. A celles qui sont les plus connues et référées, on peut ajouter par exemple celles liées aux handicaps (eux mêmes d’une grande diversité), ou encore aux images socialement imposées (trop gros, trop maigre), aux accents, aux générations (trop jeunes, trop vieux). Un inventaire à la Prévert, mais dont la liste peut s’allonger sans limite.
Déjà, quand on est rendus à ce point, la vieille fable que la fin du capitalisme signifiera par elle-même la fin des oppressions, fable déjà bien éventée et qui ne tenait qu’à un fil, ne tient plus du tout. Tout au plus peut-on dire (et ce n’est pas rien, au contraire, c’est décisif) que sortir de l’ordre marchand capitaliste est une condition non pour s’occuper de ces autres conflits sociaux, mais pour améliorer fondamentalement les conditions pour tenter de les réduire. En effet le capitalisme, inévitablement, va s’appuyer sur ces oppressions, les transformer, les reproduire, en produire de nouvelles, tant il lui est vital de ne pas trouver en face de lui un prolétariat ramené à sa seule définition théorique d’avoir à vendre sa force de travail. Et dont alors la nature sociologique, devenue transparente, ne tarderait pas à se traduire politiquement.
Se débarrasser du capitalisme est bien une la clé majeure pour lutter sur le reste des fronts dans de meilleures conditions. Mais on voit bien que l’espoir doit être abandonné d’une société « parfaite », où toutes les oppressions, déjà repérées ou pas, seraient balayées en une seule fois. Même si on touche là à une autre question, c’est une des raisons pour lesquelles il faut absolument imaginer une démocratie socialiste comme étant protégée par une Constitution. Et donc par une séparation des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire. En effet, une chose est de permettre qu’enfin des processus réellement démocratiques puissent assurer la formation d’une volonté politique majoritaire, une autre (son autre face) est de protéger les minorités contre ces mêmes majorités, et ceci jusqu’aux individus.
Comment alors s’y prendre pour se diriger dans l’analyse concrète d’une situation concrète dans l’écheveau des oppressions ? Autrement dit qu’est-ce qui fonde cette analyse ? Qu’on ne puisse imaginer de solutions clé en mains, passant comme en mathématiques des théorèmes à des conclusions irréfutables, ne signifie pas qu’on puisse se passer de principes directeurs. Il ne manque pas de théoriciens s’étant penchés sur la manière de construire une société « juste ». Je ne les discute pas ici, mais donne mon propre positionnement (parfois compatible avec tel ou tel d’entre eux, parfois non). Ils tiennent en trois points.
• D’abord poser la question en terme de « droit égal ». Autrement dit, pour chaque oppression déclarée ou à venir (tâche sans fin en elle-même) traduire l’inégalité de fait en mots d’ordre d’égalité des droits. Ceci a de multiples fonctions. Rendre autant que possible visible concrètement la nature et les conséquences de telle ou telle oppression. Permettre la conscientisation de l’oppression par les opprimé-e-s eux-elles mêmes, ceci par la recherche et la définition des composantes de l’oppression considérée. Donner des cibles précises permettant de mesurer avancées et reculs.
Les droits en question ne sont pas obligatoirement codifiables juridiquement. Il peut s’agir de droits plus abstraits, mais parfaitement repérables socialement quand même : « droit » à un partage égal des tâches ménagères, « droit » de ne pas correspondre aux canons imposés de la beauté, etc. Enfin se souvenir ici que ce droit « égal » s’il s’applique à des gens inégaux ne donne pas l’égalité pour résultat. Pour y parvenir, il faut traiter inégalement des gens inégaux selon telle ou telle dimension et en faveur des défavorisé-e-s.
• Ensuite (en même temps) se donner comme objectif non « le droit à la différence » (encore que ça puisse être un passage obligé), mais celui à l’indifférence. Elle est femme, noire, maigre, homosexuelle : so what ? Et alors ? La pacification sociale de ces questions arrive quand la banalisation est telle que l’on n’en déduit aucune conséquence particulière a priori. Des conséquences il y en a, c’est sûr. Mais la société, en tant que telle, doit s’en désintéresser. Et en particulier l’État.
D’une certaine manière, il s’agit à mes yeux d’un processus plus général d’une société communiste. Bien entendu, il faut donner un droit égal à la formation des potentialités humaines et à la possibilité matérielle de leur expression. Mais ouvrir avec le moins de limites l’expression de ces potentialités, et pour chaque individu, c’est l’autre manière de dire qu’il faut en désintéresser l’État, voire la société elle-même. On voit bien que ce processus est directement contradictoire avec le premier (expression de revendications en termes de droit égal, adressées justement à l’État et à la société). Mais pourtant cette combinaison est la bonne. Un exemple : obtenir le droit au mariage homosexuel peut se révéler une étape pour désintéresser plus complètement la société de ce que décident (ou pas) chaque homosexuel-lle précis-e.
• Enfin tenir tous les bouts. Même si en pratique on est conduit à hiérarchiser la valeur prise par la variable oppression spécifique dans chaque cas concret, voire dans chaque contexte changeant, ne pas céder pour autant à la systématisation en terme « campiste » et de choix définitif. Et pourtant toujours garder à l’esprit cette fameuse multiplicité des oppressions et donc écouter la parole de celles-ceux qui, mobilisé-e-s par les effets directs de l’une d’elle, ne vont pas pondérer exactement de la même façon que d’autres. Et même si des points de vue peuvent se révéler légitimes bien que contradictoires en partie (comme c’est souvent le cas). D’autant qu’il faut tenir compte à la fois de la possible modification du contexte qui va changer les équilibres de l’analyse et des effets à distance d’un choix local.
Prenons un exemple, celui des horaires de piscines réservés aux femmes. Dans les cas précis évoqués (en particulier dans la région lilloise) il semble qu’initialement il s’agissait de permettre à des femmes en surpoids de bénéficier sans gêne de l’accès à la piscine. En pratique, cela s’est traduit par la présence de plus en plus visible de femmes musulmanes sans aucun lien avec la question du poids. Il y a un point commun dans les deux cas, c’est de permettre un accès à la piscine qui aurait été impossible ou difficile sinon. Mais le deuxième cas plus que le premier peut se lier malheureusement à l’extension de la remise en cause de la mixité dans des endroits bien différents. A l’école par exemple. Et avec des effets sans commune mesure, la mixité scolaire étant universellement liée à l’extension de droits égaux entre hommes et femmes.
La non mixité scolaire (même avec des cursus et des moyens identiques, ce qui en pratique est rarement le cas, sauf dans les hautes sphères bourgeoises) étant elle, au mieux, liée à une vision différentialiste, avec un rôle supposément « complémentaire » (c’est-à-dire inégal) entre les deux sexes. Ceci ne dit pas quoi choisir dans le cas précis. Supprimer ces plages horaires réservées conduit vraiment à enfermer encore plus certaines femmes chez elles. Les conserver a des effets induits puissants, par exemple et par hypothèse une organisation généralisée de l’accès sexuel différencié dans les piscines au moins dans certains quartiers, puis des plages. Je plaide seulement ici pour « tenir les bouts », ce qui ne donne jamais une solution miracle, mais permet, théoriquement au moins, de ne pas verser dans le « campisme » de l’oppression prioritaire.
Quel cadre de référence ?
Jusqu’à maintenant j’ai posé les questions en faisant comme si le cadre général de référence, « les principes », allaient de soi. Est-ce si évident ? C’est l’objet d’un débat farouche, complexe et pourtant décisif. Si ces « principes » n’existent pas, s’ils sont une construction purement contingente, au gré des rapports de force, alors on est même au delà du « campisme ». Le choix d’un « camp » devient tout aussi valable que celui d’un autre, quel que soit le contexte. On peut même imaginer d’en changer selon son humeur du moment. Mais c’est rare, le plus courant étant l’idée que ce à quoi on tient vraiment (ses propres « principes ») n’a aucune raison d’être en même temps valable pour d’autres. Et que finalement, aucune base commune n’étant définissable universellement (sauf à les imposer de force), autant défendre la liberté universelle de les définir à la demande.
C’est une question amplement documentée sur laquelle il n’est pas possible de revenir en détail ici. Ce radicalisme postmoderne implique de nombreuses interrogations. Sur le plan théorique, deux au moins. La première est qu’on ne peut pas facilement définir une « liberté » par rapport à un oppresseur qui ne s’accompagne pas d’oppressions à un autre niveau. Reposant sur d’autres rapports de force. On peut être opprimé chez et par l’opprimé : c’est même le cas absolument général. La deuxième est que ce radicalisme postmoderne pose en axiome l’incommunicabilité de principe entre groupes humains. Leur cohabitation pacifique ne tient plus alors qu’à un fil, qui pourrait se rompre à tout moment et être remplacé par la guerre. Seul alors un reste d’humanisme conduirait à préférer le présumé faible au présumé fort dans des « civilisations » prédéfinies et opposées par nature.
Pourtant si des rassemblements altermondialistes ont pu se tenir avec succès (malgré des contradictions, et des histoires si différentes), c’est bien que quelques « principes » communs les ont soutenus. Explicitement, dans tant de proclamations enflammées, et bien plus encore implicitement. Comme le dit Daniel Bensaïd, « En des temps d’assombrissement, où l’horizon plombé pèse comme un couvercle sur les esprits gémissants, mieux valent des lumières chancelantes ou tamisées que le couvre-feu et l’obscurité totale » [21]. Paradoxalement, une façon de rendre insoluble la question théorique ici discutée est de considérer ces « principes » comme des « choses », intangibles et définies une fois pour toutes. Il faut au contraire les saisir comme processus, en perpétuel mouvement. De la même manière qu’un concept, s’il est riche, ne se laisse définir que provisoirement, voire difficilement, mais qu’il est un outil de travail et travaillé lui-même. Une construction, toujours en chantier. Sauf que si l’image de la construction est bonne, elle a quand même des étapes, la construction partielle est une donnée en elle-même. Le « processus » n’existe pas dans le vide sans qu’on sache à quoi il s’applique. Les valeurs universelles peuvent alors être considérées comme des processus d’universalisation qui fournissent des bases, provisoires certes, mais elles-mêmes à potentialité universelle [22].
Il s’agit déjà, autant que faire se peut, de dégager ces bases d’attaches particulières qui leur ont donné naissance. De dégager la tendance universelle par-delà le spécifique (toujours suspect, à juste titre de présenter comme universel ce qui n’est que la systématisation de données particulières). Et il faut en plus admettre que cette partie là (celle qui se dégage du particularisme) s’élabore elle-même en permanence. On pourrait discuter, d’un point de vue anthropologique, de l’existence de telles pulsions universelles sur lesquelles s’appuyer comme propres à l’humain, peut-être à d’autres espèces aussi (à travers par exemple les concepts très travaillés actuellement de l’altruisme et de l’empathie). Mais il existe des bases objectives plus proches de nous qui, de toute manière, soutiennent et accélèrent ces processus d’universalisation. Voilà ce qu’en dit Daniel Bensaïd : « Question complexe, âprement discutée et sans conclusion définitive générale. L’histoire universelle n’est plus alors une théodicée [23], mais un devenir, une universalisation effective de l’espèce humaine, à travers l’universalisation de la production, de la communication, de la culture, ainsi que l’affirmait déjà le Manifeste du Parti communiste. » [24]
Un exemple pourra faire mieux saisir comment la question peut-être abordée. Soit la question de la démocratie. Voilà ce qu’en disait le dernier Manifeste de la LCR : « Après avoir gagné le pouvoir politique grâce aux mobilisations populaires, la bourgeoisie n’a cessé de brider la démocratie représentative à son strict profit. Mais l’utopie démocratique toujours active dépasse, dans son universalisation, les limites qui l’ont très vite enserrée et limitée dans une démocratie de propriétaires, une démocratie libérale liée à la généralisation des échanges marchands et la marchandisation du monde ». Qu’est-ce donc que cette « utopie démocratique » sinon un « processus », une construction à partir de bases connues ? La référence démocratique n’est nullement figée. Elle évolue en fonction des expériences comme des contraintes nouvelles. Le poids des données scientifiques en est une, par exemple celle du contrôle de leur production comme de leurs conséquences. Et il y en a d’autres, comme certaines issues produites par des cultures soit minoritaires, soit opprimées et dévalorisées. Une « utopie » comme dit ce Manifeste. Mais pourtant une référence universalisable tout à fait solide, un « principe » en ce sens.
Il faut alors jouer cartes sur table. Les « principes » globaux issus de la tradition socialiste et communiste sont ceux que nous pouvons proposer comme « utopie » de départ. Ceux d’une émancipation du travail, des peuples, des genres, des individus. Par l’intermédiaire d’une indispensable révolution contre les rapports sociaux capitalistes, menée par la grande majorité des exploité-e-s. Laquelle suppose que « les 99% » prennent conscience à la fois de leurs intérêts communs sans nier leurs différences, et de leur capacité à diriger une nouvelle société. Une nouvelle conscience de classe donc, dont l’absence est l’obstacle principal pour empêcher le glissement vers la barbarie. Ces principes, pris en ce sens, peuvent servir pour départager dans les choix quotidiens ce qui en relève et auxquels on ne doit pas déroger. Et ce qui relève de choix qui ne les mobilisent pas directement, ni en pour ni en contre. Et, partant, sur lesquels la plus grande adaptation est nécessaire pour pacifier les relations sociales entre fractions du peuple. Ce système de référence communiste est fragile, en crise profonde qui plus est après un siècle terrible qui a vu des systèmes « réellement existants » proclamer sa mise en œuvre et aboutir à son contraire. La question est simple en définitive, que nous avons posée dès le début. L’est-il au point de ne plus fournir une base raisonnablement partagée ? On aura compris que ce n’est pas l’option que je défends.
Samy Johsua