En Bolivie, comme dans la plupart des pays du continent sud-américain, l’eau est devenue un enjeu politique et social. Des luttes sans précédents revendiquent l’accès pour tous au bien le plus vital face à des États corrompus, qui ont privatisé tous les secteurs de l’économie au profit des multinationales. À la tête de celles-ci, le groupe français Suez.
En octobre 2003, le président bolivien Sanchez Gonzalo de Lozada démissionne sous la pression du mouvement social. Les luttes contre la privatisation du gaz, et bien avant cela en 2000, dans les collectifs, contre la privatisation de l’eau, sont à l’origine de ce mouvement. En octobre 2003, la répression des manifestations contre la privatisation de l’eau fait 86 morts.
El Alto, quartier extrêmement pauvre situé du sud de la capitale, La Paz, sur le principal axe routier du pays, où se trouve l’aéroport international. Il s’agit donc donc d’un lieu stratégique. Quelques centaines de manifestants, et La Paz se trouve bloquée. L’entreprise publique qui gère la distribution et l’assainissement de l’eau à El Alto n’était guère un exemple de service public. Mais plutôt que de lutter contre la corruption qui avait complètement sclérosé l’entreprise, le gouvernement l’a privatisée en 1997, au profit d’une filiale du groupe Suez : Aguas de Illiamani.
El Alto ne manque pourtant pas d’eau. Situé sur le plateau andin entre 3 600 et 4 000 mètres d’altitude, le bassin profite de la fonte des pics enneigés (6 000 m), qui diminuent au même rythme que le réchauffement climatique progresse. Mais pourtant des milliers d’habitants n’ont toujours pas accès à l’eau et une dizaine, voire une centaine, de milliers d’habitants ne peuvent profiter de l’assainissement. « Ce qui nous oblige à une action radicale », explique un militant de la coordination des associations de quartiers (Fejuve). Cette coordination se place à la tête de la guerre de l’eau, avec le Mouvement vers le socialisme (MAS) et la Confédération ouvrière bolivienne (COB).
En janvier dernier, les militants bloquent un axe routier principal, coupant La Paz du reste du pays, et appellent « à la mobilisation permanente des guerriers de l’eau et de la vie jusqu’à la mort du néolibéralisme ». Ils rêvent d’une économie étatique à la cubaine, après avoir connu la vague de privatisations, comme celle des retraites récemment.
La revendication première de ce mouvement est l’accès à l’eau et à l’assainissement par nécessité. Mais les exigences n’en restent pas là et s’élargissent de plus en plus, jusqu’à contester la privatisation du gaz et du pétrole, principales ressources du pays.
Profits à outrance
L’État bolivien a finalement cédé, concédant la création d’une entreprise semi-publique, afin d’éviter que Suez ne réclame à l’État des indemnités pouvant s’élever à des dizaines de millions de dollars pour rupture de contrat. La Fejuve campe sur ses revendications et réclame le départ de Suez du pays.
La situation est identique au sud-est de La Paz, dans la région de Cochabamba. Pendant cinq ans, les mobilisations ont dénoncé les augmentations du prix de l’eau, qui atteignaient 300 %. La lutte fut victorieuse, malgré une répression féroce de l’armée, qui a tué un jeune militant et arrêté des dizaines d’entre eux. L’administration locale a donc rompu le contrat qui la liait au géant étatsunien Bechtel. Cependant, comme à El Alto, la multinationale soutenue par l’État réclame 25 millions de dollars de dommages pour rupture de contrat, une somme correspondant selon Bechtel, aux bénéfices que l’entreprise aurait engrangés en quarante ans de contrat. Cette réclamation est d’autant plus scandaleuse que Bechtel n’a même pas investi un million de dollars dans le réseau d’eau. Pour se défendre devant les institutions internationales et demander réparation, le géant étatsunien a dû quitter le paradis fiscal des îles caïmans pour s’héberger aux Pays-Bas.
Faut-il rappeler que le produit national brut de la Bolivie est inférieur de moitié à la somme réclamée par Bechtel ? De plus, personne ne défendra les intérêts de la population bolivienne, car la commission qui statuera sur la question se compose de la Banque mondiale - qui a poussé le pays à privatiser ses entreprises d’eau et d’assainissement -, l’État bolivien - qui avait déclaré que les contribuables devraient payer, et l’entreprise Bechtel elle-même.
Bien public
Le même processus est à l’œuvre en Argentine, qui reste le plus gros contrat de Suez en dehors de la France. Suez a annoncé qu’il abandonnait le contrôle de sa filiale Aguas provinciales de Santa Fe, après l’échec des négociations que la société a menées avec le gouverneur provincial portant sur une augmentation de 60 % des tarifs.
La situation est identique dans tout le reste du pays : partout, les multinationales de l’eau dénoncent une prétendue non-réalisation des investissements. Pour maintenir un certain niveau d’investissement, les marchands d’eau exigent un certain seuil de bénéfices, en dessous duquel les contrats ne les intéressent apparemment plus.
Début 2004, Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, était venu à la rescousse de Suez lors d’une visite d’État. Quant à Chirac, il recevait le président péroniste argentin Kirchner en lui demandant de préserver les intérêts français. Jérôme Monod était alors conseiller de Chirac, après avoir présidé Suez lorsque le groupe avait commencé à investir en Argentine. Face à la nécessité sociale, le gouvernement argentin a affirmé sa volonté de présenter un projet de loi visant à remettre sous contrôle des gouvernements provinciaux les entreprises d’eau et d’assainissement.
Constatant les dégâts engendrés par les multinationales de l’eau, certains pays posent des barrières politiques à l’ultralibéralisme. Comme l’avaient déjà fait les Vénézuéliens avec la Constitution bolivarienne, l’Uruguay a inscrit l’eau comme bien public dans la Constitution. Ce sujet avait été un des thèmes de la campagne présidentielle qui a amené la gauche au pouvoir, pour la première fois depuis 170 ans, en la personne de Tabaré Vasqez, candidat du front élargi.
Le référendum uruguayen sur l’eau a obtenu 64,5 % des voix. Désormais inscrit comme bien public dans la Constitution, l’eau ne peut-être gérée que par des entreprises publiques. Cet article de la Constitution va encore plus loin, puisqu’il permet la participation des usagers à tous les niveaux de sa gestion. Un bel exemple de démocratie directe, qui reste unique, à l’heure où les multinationales du secteur livrent bataille pour s’accaparer des contrats dans les derniers pays à gérer publiquement cette ressource.
Enjeu mondial
L’Amérique du Sud n’est pas le seul lieu de confrontation entre les populations et les marchands d’eau. En Afrique et en Asie, le combat fait également rage. À Manille, capitale des Philippines, même combat, même entreprise : Suez. Avant 1997, date de la privatisation, la gestion était calamiteuse : réseau délabré, goutte à goutte au robinet, il fallait des heures pour remplir un seau.
Mayniland, une société privée, est créée. Une des familles les plus riches des Philippines en est actionnaire, ainsi que Suez, qui y participe à hauteur de 24 %. L’eau coule de nouveau au robinet, après l’intervention des experts français. Le miracle ne dure pourtant pas longtemps. À la fin de l’année, après d’âpres discussions entre le gouvernement et la société privée, Mayniland annonce qu’elle met fin au contrat le 9 décembre. Motif ? Le refus du gouvernement d’accorder une énième augmentation des prix, alors qu’ils avaient progressé en quelques mois de 400 % à l’ouest de la ville et de 700 % à l’est. Mayniland devait selon les termes des contrats rembourser une partie de la dette colossale de l’entreprise publique - 200 millions d’euros sur les 800 millions qu’elle avait en 1997. Le gouvernement refuse de céder à ce chantage, au vu des augmentations faramineuses déjà accordées. Des mobilisations s’organisent pour que Suez quitte le pays.
En Tanzanie même combat. La Banque mondiale, grand fournisseur de contrats aux marchands d’eau, oblige les pays pauvres à privatiser en échange de prêts ou d’allégements de la dette. Ici, la Banque mondiale a accordé un prêt de 140 millions de dollars, soutenue par le gouvernement britannique pour un contrat d’adduction dans la capitale Dar es Salaam. Le gouvernement a rompu le contrat, car la société britannique City Water, comme dans les cas expliqués ci-dessus, n’a pas respecté ses engagements en matière d’investissements. Ce projet en Tanzanie se voulait être un modèle pour les pays les plus pauvres de la planète, selon le FMI et la Banque mondiale. C’est surtout une vitrine pour les multinationales qui désiraient s’accaparer des marchés dans les pays du monde où la pauvreté sévit le plus. Le cynisme des marchands d’eau ne s’arrête pas aux barrières de la misère.
L’Afrique est la nouvelle cible des entreprises françaises qui y jouissent d’appuis dans les appareils d’État. Malgré cela, les gouvernements sont de plus en plus nombreux à se désolidariser de ces entreprises qui ne répondent jamais aux attentes des États en matière d’investissement, et donc d’équipement, ou de renouvellement du matériel qui permet à une population d’accéder à l’eau. Au Gabon, le gouvernement rend la société Véolia (Générale des eaux) responsable d’une récente pénurie par le manque d’entretien du matériel depuis qu’elle en a la gestion.
La technique est simple pour ces multinationales : la Banque mondiale ou la corruption du pouvoir politique leur permet d’acquérir des contrats. Au début de ces contrats, quelques travaux comme l’installation de compteurs d’eau sont faits pour faire preuve de bonne foi, rentabiliser le réseau et obtenir de nouveaux abonnés. Puis, plus aucun investissement ou presque. Les réseaux se dégradent et les augmentations de prix sont faramineuses.
Rappelons que le manque d’eau, ou sa mauvaise qualité, est la première cause de mortalité au monde, avec quatorze millions de morts par an, dont environ quatre millions d’enfants. Le slogan « Nos vies valent plus que leur profits » trouve ici son sens le plus fort.
ENCART
Rocard, VRP de Véolia en Afrique
Au Gabon, la filiale de Véolia Water, la Société d’énergie et d’eau du Gabon, a organisé un séminaire à Libreville en novembre 2004, avec un représentant du Pnud, le PDG de Veolia Water, Antoine Frérot et Michel Rocard, député européen PS et président d’Afrique initiatives, pour vanter les mérites de la société française. Encore un bel exemple de la bonne entente entre l’ex-gauche plurielle et Véolia, qui a financé jusqu’en 1993 bon nombre de campagnes de députés français (les trois quarts de l’Assemblée en 1993 selon le Canard enchaîné). Trois mois après le séminaire organisé à Libreville, le gouvernement gabonais sanctionnait Veolia Water pour non-respect du contrat, notamment vis-à-vis des plus démunis.